En relisant récemment Inconnu à cette adresse & L’ami retrouvé, j’ai été frappée par les similitudes étonnantes que présentent les deux textes. Dès lors, évoquer l’un revenait à vous parler du second, et inversement. Les deux ouvrages ont en commun de briller par leur concision. L’économie de mots est au cœur du procédé littéraire. Elle tend à renforcer le poids des mots et à décupler leur portée. Les deux textes, malgré leur brièveté, rendent compte avec précision de l’influence que peut exercer l’idéologie sur l’esprit humain et les mécanismes à l’œuvre dans le processus d’embrigadement. Le thème de l’amitié est la clé de voûte du récit. Toute la narration repose sur la force des liens unissant deux hommes face à l’adversité, incarnée par la montée en puissance de l’idéologie nazie. Dans les deux cas, l’un est juif, l’autre non. Tous deux sont allemands. Si l’un est directement menacé, l’autre devra se positionner et choisir son camp. C’est précisément là, que tout se joue et que les récits divergent. L’un adhérera sans restriction aux idées prônées par le parti d’Hitler, tandis que l’autre choisira de résister. Inconnu à cette adresse, se présente sous la forme d’une nouvelle. L’auteure imagine une correspondance épistolaire fictive entre deux hommes associés gérant une galerie d’art en Californie. Cette nouvelle d’une efficacité redoutable relate les étapes d’une vengeance savamment orchestrée. Écrite en 1938, Kressman Taylor y fait preuve d’un flair redoutable. Elle anticipe l’inéluctable finalité de l’organisation nazie. Le regard lucide qu’elle porte sur les évènements, l’a conduite à énoncer l’imminence de la Shoah avant que les faits ne viennent corroborer sa prémonition. Dans L’ami retrouvé, le doute s’immisce dans la relation d’amitié. Il finit par l’empoisonner. Seule la révélation finale viendra éclaircir la situation. La force des deux récits réside dans l’épilogue. Le verdict tombe comme un couperet. Kressmann Taylor et Fred Uhlman manient à la perfection l’art de la chute.
Inconnu à cette adresse
Martin est marié et père de trois enfants. Max, quant à lui mène une vie de célibataire. Outre leur amitié, les deux hommes partagent le sens des affaires. Ils dirigent en Californie une affaire prospère. Nous sommes en 1932, Hitler n’est pas encore devenu chancelier – il faudra attendre le 30 janvier 1933. Néanmoins, ce dernier occupe une place de premier plan dans le paysage politique allemand. Le climat est tendu, les tensions exacerbées. C’est dans ce contexte que Martin prend une décision radicale qui va bouleverser sa vie et celle de son ami. Il décide de retourner vivre en Allemagne. La première lettre que les deux hommes, désormais vivant sur deux continents différents, s’envoient inaugure la nouvelle. À travers les missives, le lecteur apprend que Martin a eu une relation adultère avec la sœur de son ami. Si dès les premiers échanges Martin souligne la misère de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, ainsi que les conditions précaires auxquelles sont condamnés les allemands, il ne semble pas encore enclin à épouser les conceptions de l’Allemagne nazie. Le suspense est de courte durée, puisque quelques mois plus tard Max reçoit un courrier dans lequel son ami lui enjoint de ne plus le contacter. Le fossé se creuse entre les deux hommes. Le climax est atteint lorsque Max apprend la terrible nouvelle du décès de sa sœur. Sa précédente lettre lui avait été renvoyée avec la mention « Inconnu à cette adresse ». Consciente du danger qu’elle encourait de par ses origines, celle-ci s’était réfugiée chez son ancien amant, pensant naïvement s’y trouver en sécurité. Ce dernier écrit alors à son ami la situation délicate dans laquelle il se trouvait. Sa femme étant prête à accoucher, il ne pouvait prendre le risque de cacher cette âme damnée. Ulcéré par les actes de son ancien ami, Max va se lancer dans une opération de sabotage. Comme le veut le proverbe, la vengeance est un plat qui se mange froid. Ainsi, lettre après lettre, Max va saper minutieusement la crédibilité de son ancien ami auprès de ses amis nazis. Chaque courrier étant scrupuleusement inspecté, il n’aura de cesse de lui en envoyer, jusqu’à que lui soit retourné son dernier courrier avec la mention « Inconnu à cette adresse ». Cette funeste inscription laisse peu de place au doute. Deux options sont à envisager : Martin a été arrêté ou a été éliminé. Inconnu à cette adresse est un modèle de concision. En seulement 67 pages, Kressmann Taylor brise une amitié et échafaude une vengeance implacable. Ce petit opus est la nouvelle que tout écrivain aurait souhaité publier.
L’ami retrouvé
Publié en 1971, L’ami retrouvé est construit suivant une forme hybride, à mi-chemin entre le roman et la nouvelle. Fred Uhlman imagine une amitié entre deux adolescents. L’un est allemand de confession protestante, l’autre allemand de confession juive. Hans Schwartz est élève au sein d’un prestigieux établissement, le lycée de Stuttgart. Tout comme Inconnu à cette adresse, l’intrigue de L’ami retrouvé se déroule en 1932. Fils d’un médecin juif, Hans n’a pas encore conscience des bouleversements qui agitent la société allemande. Il traîne, telle une âme en peine, sa solitude dans les couloirs du lycée. L’arrivée d’un nouvel élève vient chambouler son quotidien. Cet élève n’est autre que Conrad Graf von Hohenfels. Issu d’une lignée noble, Hans ne peut envisager que Conrad daigne devenir son ami. Il s’efforce par divers subterfuges d’attirer l’attention du garçon et finit par parvenir à ses fins. Une sincère amitié naît entre eux. Mais, peu à peu, Hans prend conscience des réticences de son ami à lui présenter sa famille, ainsi qu’à l’introduire chez lui quand ses parents sont présents. Le doute s’immisce dans la relation. Les raisons de la froideur de Conrad à son égard, trouvent nécessairement leur fondement au sein des différences de religion. La mère de Conrad vouant une haine féroce à l’égard du peuple juif, elle ne voit pas cette amitié d’un œil favorable. Conrad est le descendant d’une illustre famille, il ne peut se compromettre en fréquentant des individus de race inférieure. Hans fera l’expérience pour la première fois de la honte. Se pensant rejeté par son ami et victime des insultes antisémites des autres élèves de sa classe, il consent à répondre favorablement au souhait de ses parents de l’envoyer en Amérique. Les années passent, Hans est devenu avocat dans un prestigieux cabinet à New York. Aucune nouvelle n’a filtré entre les deux hommes. Au détour d’un prospectus le priant de faire un don à son ancien lycée, Hans découvre ce qu’est devenu son fidèle ami.
Conclusion
Inconnu à cette adresse & L’ami retrouvé sont considérés comme des classiques que tout le monde a lu. Étudiés le plus souvent au collège ou au lycée, il est rare de ne pas en avoir entendu parler. Si c’est votre cas, je vous conseille vivement de vous les procurer. De plus, ils se lisent très rapidement. En moins d’une heure, c’est plié. Et je vous garantis que vous en ressortirez bouleversés 😉
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