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L’homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kivirähk : la disparition d’une civilisation (Grand Prix de l’Imaginaire 2014)

« Eux, bien sûr, ils ne peuvent pas regretter leur ignorance , ils ne savent pas ce qu’ils ont perdu – mais moi je sais. » Dans un roman foisonnant porté par une imagination bouillonnante, Andrus Kivirähk raconte la fin d’un monde, la disparition d’une civilisation et l’avènement d’une société moderne qui, pour asseoir sa légitimité fait table rase du passé. Lauréat du Grand Prix de l’Imaginaire 2014, L’homme qui savait la langue des serpents est un ovni littéraire. Un texte étrange et singulier d’une beauté étincelante qui, sous les apparences d’un conte fantastique, dénonce avec virulence l’éloge de la modernité, la marche inéluctable du progrès s’effectuant au détriment d’un savoir immémorial dont l’utilité ne s’est en rien émoussée. Dans les terres reculées de l’Estonie médiévale, un jeune homme voit son monde disparaître progressivement. Un microcosme situé dans des bois sacrés, peuplés de serpents, d’antropopithèques, de Sages et de divinités. Dernier représentant d’une lignée d’hommes initiés maîtrisant la langue des serpents, Leemet incarne les derniers vestiges d’une civilisation déchue au profit d’hommes de fer, de guerriers en armure sur leurs destriers et de moines dont l’obscurantisme n’a d’égal que leur vanité. Comment chaque nouvelle civilisation tend à effacer ce qui l’a précédée, la violence et l’intransigeance avec lesquelles elle pratique l’extermination des populations considérées comme  dépassées par le progrès est au cœur du roman. Andrus Kivirähk nous renvoie à nos propres démons. La facilité avec laquelle l’humain oublie d’où il vient, se met à adopter des rites et à vénérer un Dieu sans exercer au préalable son esprit critique. La versatilité de l’espèce humaine apparaît dans toute sa cruauté et son obscénité. Même si un homme persiste et résiste, tentant vainement de concilier l’Ancien Monde et le nouveau. Le dernier homme à parler la langue des serpents. Le détenteur d’un savoir ancestral, puni pour avoir osé imaginer échapper à la marche du progrès. L’évolution est un processus implacable qu’il n’est pas bon d’entraver.

En m’endormant, je me sentais plus serpent qu’humain, et cette sensation me consola un peu.

Il n’y a rien de plus laid que de voir une personne qui nous est familière et chère se changer en une créature étrangère et incompréhensible. […] mon vieux copain avait été gobé par un petit villageois du nom de Peetrus. Sous ce Peetrus, on distinguait encore le nez et les oreilles de Pärtel, mais la digestion était déjà en cours et bientôt les dernières traces de mon copain auraient disparu. […] il existait encore, mais il n’existait plus pour moi.

C’est étrange que la langue des serpents soit tombée dans l’oubli, mais que la croyance en des génies demeure. La sottise est plus forte que la sagesse. La bêtise est coriace comme une racine ancrée dans ce sol que les hommes foulaient jadis. La forêt foisonne, il naît de plus en plus de gens au village ; et moi, je suis le dernier homme à savoir la langue des serpents.

Ils voulaient remonter le temps autant que possible, car ils croyaient que toute vérité est ancestrale ; ils tenaient l’ensemble de l’évolution de l’humanité depuis l’aube des temps pour un long dérapage qui la menait tout droit au marécage.

Ce qui puait, c’étaient les mots des serpents : c’étaient ces connaissances, devenues inutiles et superfétatoires dans le monde nouveau, qui pourrissaient en sécrétant une odeur doucereuse. […] J’étais une feuille morte, une feuille de l’an dernier qui par malheur avait poussé trop tard pour voir la splendeur de l’été.

J’avais voyagé dans le temps et j’étais parvenu dans le passé juste avant que la porte ne s’en referme pour toujours.


GRAND PRIX DE L’IMAGINAIRE DU MEILLEUR ROMAN ÉTRANGER 2014

Date de parution : 2013. Grand format et poche aux Éditions du Tripode, traduit de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier, 480 pages.

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Vie amoureuse, Zeruya Shalev : passion amoureuse et malédiction familiale

« Quand deux êtres faits l’un pour l’autre contrarient leur penchant, ils se vouent à une vie pleine d’amertume et de regrets. » Et entraînent dans leur sillage les êtres qu’ils côtoient. Des descendants qui, sitôt nés, se retrouvent frappés d’une malédiction contractée par leurs aînés. Vie amoureuse, c’est l’histoire d’une passion contrariée dont les répercussions affectent la génération d’après. Tout commence le jour où Ya’ara tombe sur Arieh, un ami de ses parents. L’attirance entre eux est instantanée et le jeu dangereux puisqu’ils sont tous les deux mariés. Obnubilée par Arieh, Ya’ara fuit son foyer. Telle une enfant gâtée étrillée par une passion qu’elle peine à étouffer, la jeune femme réorganise son monde autour de son amant négligeant les signaux lui indiquant qu’elle met les pieds dans une situation qui lui échappera inexorablement. L’attraction vire à l’obsession, mâtinée par un sentiment de répulsion que lui inspirent les secrets qu’elle déterre au fil de ses investigations. Cet homme pervers et mystérieux, pour qui elle brûle intérieurement, semble détenir les clés de son histoire familiale et donc de sa personnalité. Le fréquenter lui permet d’effleurer la vérité, de comprendre les fondations sur lesquelles s’est structurée son identité. Dans ce texte intimiste, construit comme un huis clos domestique extrêmement resserré, Zeruya Shalev nous offre une radioscopie du couple préfigurant une déliquescence programmée. Elle embrasse avec virtuosité ses thèmes de prédilection : l’adultère, les vertiges de la passion, le poids des secrets et la projection des désirs et frustrations sur l’être aimé. À l’instar de Douleur, ce sont les non-dits qui initient une « chaîne de culpabilité », une sorte d’effet papillon à retardement. Chez Shalev, la vie apparaît comme une immense toile d’araignée, dont les ramifications s’entrecroisent avec subtilité. Seule une enquête poussée permet d’en saisir toute la complexité. Ce que l’auteure israélienne réalise de sa plume acérée, aussi tranchante qu’un scalpel et d’une précision cruelle. Un thriller psychologique décapant.


De la même autrice…

 

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Date de parution : 2000. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen, 368 pages.

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Voyou, Itamar Orlev : Mon père, ce salaud ! (Prix du Meilleur Roman des lecteurs Points 2020)

Mon père, ce salaud ! Cet incipit siérait à merveille au roman de l’auteur israélien Itamar Orlev. Un premier roman très réussi, inspiré de faits réels, dont les faiblesses, loin de le desservir, viennent au contraire souligner la sensibilité et la sincérité d’une quête filiale compliquée. « J’aimais ce père que je détestais ». En une phrase, d’une concision exemplaire, le narrateur exprime toute l’ambivalence des sentiments qui le tiraillent à l’égard d’un père absent, violent, alcoolique et infidèle, qu’il n’a pas vu depuis vingt ans. 1988. Direction la Pologne où Tadek part sur les traces de son père, laissant en Israël femme et enfant. Comme pour confirmer l’impossibilité d’échapper à une histoire familiale chaotique et de se soustraire aux lois de l’hérédité, sa femme vient de le quitter et son fils tend à s’éloigner. Face à l’échec de sa vie de famille, Tadek – qui pendant longtemps a refusé d’avoir un enfant de peur de se montrer défaillant, envisage ce voyage comme l’ultime chance de renouer avec son passé et de conjurer ses terreurs d’enfant. Pendant une semaine, le père – qui loge dans une maison de retraite pour vétérans et anciens combattants, et le fils vont s’apprivoiser. L’hostilité entre les deux hommes va, au gré des souvenirs partagés, s’apaiser pour laisser place à une intimité. À travers l’évocation des horreurs de la Seconde Guerre mondiale : la torture, les exécutions sommaires, la résistance, les épreuves qui ont fait de son père ce qu’il est, se dessine en creux le portrait d’un homme brisé, seul et torturé. La réalité se révélant ainsi moins manichéenne que celle que Tadek avait fantasmée. Le talent d’Itamar Orlev est de ne jamais forcer le trait, de réussir à offrir un tableau mettant en scène des retrouvailles entre un père et un fils juste et émouvant, à rendre compte de la difficulté de voir son père tel qu’il est et non pas comme il aimerait qu’il soit, à pardonner, sans pour autant accepter, pour pouvoir avancer et enfin trouver la paix. Un beau roman sur la transmission et la filiation.

« Je n’ai écouté que mes envies. Et si j’ai pu vivre comme ça, c’est parce que je n’ai rien regretté. Je peux te demander pardon, mais regretter, non. » […] « Parce que si je commence à regretter, je ne sais pas où ça va me mener.

– Donc, tu ne regrettes rien.

– Je ne peux pas.

– Et tu ne regrettes pas d’avoir bu tout l’argent que tu gagnais et ensuite d’avoir volé celui de maman ?

– M’excuser, ça oui, je peux, mais pas regretter.

– Et tu ne regrettes pas tous les coups que tu nous as donnés ?

– Non.

– Et ceux que tu donnais à maman ?

– Pas davantage. »

Je l’aurais bien traité de fils de pute, mais les mots sont restés coincés au fond de ma gorge.

Je voulais d’un père hollywoodien. Voilà qu’une fois encore la réalité se salissait sous mes yeux, et plus je regardais celui qui était assis en face de moi, plus je le trouvais laid.

Je savais qu’il vagabondait à présent dans des mondes qui m’étaient inconnus, liés à toute une vie dont, pour l’essentiel, j’étais exclu. Alors j’ai détaillé le profil de cet homme, mon géniteur, à la fois étranger et familier. Que j’aimais et que je détestais. Oui, j’aimais ce père que je détestais.

Bien plus tard, j’ai constaté que, toute notre vie, nous cherchons à obtenir une reconnaissance de notre père mais que, pour ce que j’en ai compris – et je ne comprends sans doute pas grand-chose -, nous n’y arrivons quasiment jamais. Et peu importe que le père soit un fils de pute et un minable, on s’obstine, comme quand on était petit.

Je ne pouvais pas être le père que j’aurais voulu être et je ne voulais pas être le père que j’étais.


Date de parution : 2015. Grand format aux Éditions du Seuil, poche aux Éditions Points, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, 528 pages.

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La maison dans l’impasse, Maria Messina : condition féminine et patriarcat, un huis clos domestique impeccable

La maison dans l’impasse, à lui seul le titre exprime tout ce que ce huis clos domestique d’une rare intensité recèle de frustration, d’étouffement, de noirceur, de résignation et de soumission. Parlerme, années 1900. Un père acculé par des soucis financiers voit dans l’union de sa cadette avec son créancier un arrangement inespéré. Le mariage célébré, Antonietta, ignorant tout de l’amour et craignant de se retrouver seule avec son mari, demande à sa petite sœur de l’aider à s’installer. Nicoletta emménage avec le jeune couple. L’arrangement provisoire s’installe dans la durée et le couple s’habitue à la présence rassurante de cette sœur dévouée. Nicoletta voit sa jeunesse filer et son désir de fonder une famille se tarir. Marqué par une enfance misérable, Don Lucio se montre intraitable et irritable. Il règne en maître sur son foyer, s’évertuant à « s’assurer de la docilité du caractère » de son épouse, qu’il désire « aussi malléable que de l’argile fraîche ». Les deux sœurs lui obéissent avec servilité. Se glissant sans moufter dans le rôle étriqué de femme au foyer auquel des générations de femmes avant elles se sont pliées. Jusqu’au jour où l’équilibre fragile du ménage se rompt. Une chape de plomb s’abat sur la maison. La complicité entre les deux sœurs se mue en rancœur et la jalousie s’immisce dans leur relation. Même la douceur du fils aîné ne parvient pas à apaiser les rivalités. Chacune se mure dans ses revendications et campe sur ses positions. Cloîtrées dans la maison et plongées dans un état de prostration, elles ressassent amèrement la trahison infligée par leur plus proche alliée et le goût âcre d’une vie teintée de regrets. Oubliant presque que les enfants, doués d’une sensibilité innée, pressentent la vérité qui tel un poison imprègne leur être en construction. La chute aura valeur de punition. Avec une concision et une précision remarquables, Maria Messina capte les émotions et retranscrit la psyché humaine dans un thriller domestique impeccable. Un texte éminemment politique sur la condition féminine, la domesticité et le patriarcat qui n’a rien perdu de son acuité.

Antonietta n’était pas heureuse. Dans son cœur, il y avait un grand froid qui interdisait la joie.

[…] mieux valait que la vie s’écoule, aussi régulière que le tic-tac d’un horloge et que les femmes restent à leur place. D’ailleurs se disait-il pour s’ôter tout scrupule, les religieuses cloîtrées s’en trouvent très bien et vivent longtemps. Elles ne gaspillent pas leur énergie inutilement. »

Son cœur débordait d’une tendresse presque angoissante, d’un grand besoin d’aimer, d’être aimée… […] Dans l’Évangile, il est écrit que l’homme ne se nourrit pas que de pain… »

Est-ce que toute sa vie se passerait ainsi, comme ces soirées accablantes de silence ? Quand on est jeune, la solitude est parfois intolérable ; c’est une présence invisible, une créature de cauchemar qui vous serre le cœur jusqu’à vous étouffer…

Pourquoi était-elle venue naître là, dans la maison mélancolique ?

Mais comme elle contemplait les poings roses et fermés, elle eut pitié de l’intruse. « Si au moins c’était un garçon, se dit-elle. Son sort serait plus facile. Les femmes sont nées pour servir et pour souffrir. Et rien d’autre. »

Que tenait-elle donc dans ses poings fermés ? Peut-être le bonheur… Chacun de nous, en naissant serre les poings pour ne pas laisser échapper un trésor qu’il ne retrouvera jamais…

Nous donnons à nos enfants notre lait, et quelques larmes que nous ne savons pas retenir. Et ils les boivent aussi, et elles empoisonnent pour toujours leur vie…

Et il cherchait toues les occasions pour inspirer de la crainte à ses filles. Longues et pâles, maigrichonnes, vêtues de noir, elles n’llaient même plus chez les religieuses car il craignait qu’elles ne lui échappent comme Alessio. Il voulait les surveiller. il voulait les former lui-même, à sa façon, dociles, simples et ignorantes, sans désirs, comme doivent être les femmes.

Toute la maison, ce vieux navire qui pourrit dans le port, rempli de voyageurs qui n’ont jamais vu le vaste horizon, est engloutie dans les ombres de la nuit.


Pour aller plus loin…


Date de parution : 1986. Poche aux Éditions Cambourakis, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, 152 pages.

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Syngué Sabour, Atiq Rahimi : Prix Goncourt 2008

« Tu lui parles, tu lui parles. Et la pierre t’écoute, éponge tous tes mots, tes secrets, jusqu’à ce qu’un beau jour elle éclate. Et ce jour-là tu es délivrée de toutes tes souffrances, de toutes tes peines… » Une femme se confie à son mari. Sa syngué sabour, c’est lui. Il gît inanimé. Une sonde dans le bras, artificiellement alimenté. Une balle logée dans la nuque. Et pourtant, son souffle ne faiblit pas. Cette inertie rassurante, cet entre-deux entre vie et trépas la pousse à lui dire ses secrets et ses péchés. « Quelque part en Afghanistan ou ailleurs », dans un pays où les balles pleuvent, les hurlements strient la nuit et les femmes se réfugient dans la folie pour échapper à la fureur des hommes, à une guerre sainte qui n’en a que le nom, une femme veille son mari. Auprès de lui, sa langue se délie. Les mots affluent comme un fleuve trop longtemps retenu. Sur leur dix années de couple marié, ils ont vécu sept ans séparés et n’ont jamais rien partagé. Fiancée alors qu’elle ne l’avait jamais vu, mariée pendant trois ans à un inconnu, elle attend le retour du « héros », du combattant parti faire le Djihad. Pendant ce temps, elle n’a le droit ni de voir sa famille, ni de fréquenter ses amis. Elle attend et se tait. Son statut de femme la prive de liberté. Elle s’efface de peur de froisser l’homme qu’elle a épousé, s’astreignant à le satisfaire pour lui plaire. Craignant d’être répudiée – son ventre restant désespérément plat, elle imagine un subterfuge. Un mensonge froidement calculé, un affront à l’honneur de cet homme glacé. Prix Goncourt 2008, Syngué sabour c’est un court texte, un diamant brut. La confession d’une femme contrainte et étouffée dans un pays en guerre, mis à feu et à sang par des hommes dont l’immaturité n’a d’égale que la cruauté. Pour qu’elle puisse enfin parler, encore faut-il que son mari se taise, qu’elle se sente enfin écoutée sans être coupée. Qu’elle n’ait plus peur d’être corrigée, qu’elle se sente en sécurité. Alors, elle se livre et se délivre, se confie à lui pour enfin gagner sa liberté, le droit d’exister.

Comme c’est étrange ! Je ne me suis jamais sentie aussi proche de toi qu’en ce moment. Ça fait dix ans que nous nous sommes mariés. Dix ans ! et c’est seulement maintenant depuis trois semaines qu’enfin je partage quelque chose avec toi. […] Je peux te parler sans être interrompue, sans être blâmée !

[…] ce qui me libérait, c’était d’avoir parlé de cette histoire. Le fait de tout dire. Tout te dire, à toi. Là, je me suis aperçue qu’en effet depuis que tu étais malade, depuis que je te parlais, que je m’énervais contre toi, que je t’insultais, que je te disais tout ce que j’avais gardé sur le cœur, et que toi tu ne pouvais rien me répondre, que tu ne pouvais rien faire contre moi… tout ça me réconfortait, m’apaisait.

Ton souffle est suspendu au récit de mes secrets.

Livre-lui tes secrets jusqu’à qu’elle se brise… jusqu’à ce que tu sois délivrée de tes tourments.

C’était cela notre différence. Vous les hommes, vous jouissez, et nous les femmes, nous nous réjouissons.

Ceux qui ne savent pas faire l’amour, font la guerre.


PRIX GONCOURT 2008

Date de parution : 2008. Grand format aux Éditions P.O.L, poche chez Folio, 144 pages.

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Une odyssée. Un père, un fils, une épopée de Daniel Mendelsohn : la mythologie au service de la psychologie

« Cette épopée est avant tout une histoire de pères et de fils. » À l’issue du séminaire qu’il anime sur l’Odyssée, auquel son père décide de participer, et d’une croisière qu’ils entreprennent sur la Méditerranée, Daniel Mendelsohn accède à des facettes de l’identité de son père qui lui échappaient. L’Odyssée est un voyage initiatique. Qu’on l’envisage du point de vue d’Ulysse dont le retour chaotique vers l’île d’Ithaque est sans cesse ajourné, ou de Télémaque, son fils, qui parti sur les traces de son père découvre en chemin ses exploits guerriers, le courage, la force et la ruse déployés, lui offrant ainsi une connaissance accrue de celui qu’il n’a que peu connu. L’étude du texte antique, dont les enseignements résistent au temps, va permettre au père et au fils de se retrouver et de s’apprivoiser. L’Odyssée sert de structure et de fil rouge au récit. Daniel Mendelsohn s’identifie à Télémaque. Maîtrisant son sujet, il tisse son histoire en suivant une « composition circulaire » exemplaire, à l’instar de celle de l’Odyssée. Il part d’un événement inaugural pour de digressions en circonvolutions tisser en creux le récit de sa vie. Daniel Mendelsohn tire de cette expérience un enseignement majeur : la connaissance qu’a un père de son fils est totale, tandis que celle qu’a le fils de son père est par nature lacunaire. Si l’Odyssée est « l’histoire de l’éducation d’un fils », ce récit est l’histoire d’une reconnaissance, d’un apprentissage et d’une seconde chance. Les retrouvailles mettent fin à des années de malentendus non dissipés. Des quelques mois passés à étudier l’Odyssée d’Homère, Daniel Mendelsohn comprend que pour voir son père tel qu’il est, il lui faudra se départir du prisme à travers lequel il le perçoit. Le texte antique vieux de plusieurs milliers d’années éclaire son histoire familiale et lui permet de déchiffrer les relations filiales. Dans ce récit autobiographique érudit brillamment construit, Daniel Mendelsohn démontre preuve à l’appui que la littérature est un formidable outil pour déchiffrer l’âme humaine.

Il n’existe dans la langue anglaise qu’un mot qui, à lui seul, traduit les diverses connotations présentes, isolément, dans « voyage« , « journey » et « travel » – un mot qui fait référence à la distance mais aussi la durée, à la durée mais aussi à l’émotion, à la difficulté et au danger, et ce mot ne vient pas du latin, mais du grec. Ce mot, c’est odyssey – « odyssée ».

L’épopée s’ouvre sur l’histoire du fils d’Ulysse […] puis elle se concentre sur le héros lui-même […] dans le dernier chant, enfin, elle nous donne un aperçu de ce à quoi peut ressembler « un homme » lorsque touchent à leur fin les aventures de sa vie. Le garçon, l’adulte, l’ancêtre ; les trois âges de « l’homme ». Ce qui revient à dire que, parmi les voyages que retrace ce poème, il y a aussi le voyage d’un homme d’un bout à l’autre de la vie, de la naissance à la mort. Comment arrive-t-on à destination ? Que se passe-t-il pendant le voyage ? Et comment le raconte-t-on ?

[…]

Alors que l’épopée tire à sa fin, le futur, le présent et le passé se trouvent juxtaposés en un seul moment paroxystique.

Que pouvait bien apporter l’étude des classiques de l’Antiquité aux jeunes esprits des temps modernes ? […] la connaissance de la nature humaine.

Avant de me mettre sérieusement à l’étude des lettres classiques, je n’ai pas vraiment eu le sentiment de connaître mon père.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 2017. Éditions Flammarion, traduit de l’anglais par Clotilde Meyer et Isabelle D. Taudière, 430 pages.

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Lignes de faille, Nancy Huston : nos existences cachées, aux origines du mal

En géologie, une ligne de faille est une zone de rupture. L’endroit critique où un bloc se scinde pour former deux entités distinctes. De ce déplacement naît un nouvel agencement. Transposé à la généalogie, c’est un traumatisme sur lequel se construit l’histoire d’une famille. Un choc aux ramifications complexes dont les répercussions à retardement structurent la personnalité des descendants. Cet effet papillon, dont les ondes traversent le temps, sert de structure narrative au roman. Construit selon une chronologie inversée, des pouponnières nazies à la Californie, de la Seconde Guerre mondiale, à la Guerre d’Irak en passant par le conflit israélo-palestinien, Lignes de faille nous fait remonter le temps en étudiant sur quatre générations les membres d’une famille pris à l’âge de six ans. Tout le talent de Nancy Huston se manifeste dans une construction subtilement orchestrée où les récits s’imbriquent parfaitement. Une narration à rebours où tout finit par s’emboîter, puisqu’à l’instar des poupées russes l’étude de la vie d’un membre de la famille nous conduit inévitablement au précédent balayant ainsi les questions en suspens. Les choix des parents éclairant ceux des enfants. Allemagne, 1942. Kristina a six ans quand elle découvre la vérité sur ses parents. Ne sachant pas qui elle est, son identité se construit sur des sables mouvants. Devenue une chanteuse mondialement reconnue, elle maintient le silence sur son passé. Et pourtant, celui-ci viendra hanter sa fille, à tel point que sa vie tout entière sera consacrée à le réparer. Le mutisme ne suffit pas à empêcher la vérité de se manifester. Le mensonge libère son poison venant gangréner la vie des descendants torturés par un mal dont l’origine demeure inconnue puisque tue. Nancy Huston fait de cette mise en abyme de nos existences le moyen de comprendre qui l’on est et l’impact des générations qui nous ont précédées. Lignes de faille est un roman vertigineux et éblouissant sur les liens de filiation, sur la transmission et l’impossibilité de réparer ce qui appartient au passé. Un poids que seule la vérité, une fois formulée, est apte à alléger.

Si vous avez aimé, vous aimerez peut-être…

 


PRIX FEMINA
PRIX FRANCE TÉLÉVISIONS

Date de parution : 2006. Grand format aux Éditions Actes Sud, poche chez Babel, 496 pages.

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Des fleurs pour Algernon, Daniel Keyes : artificiellement intelligent, humainement défaillant

« Toute ma vie jai eu anvi detre un télijen au lieu detre bète. » Grâce à une opération du cerveau, Charlie Gordon voit son vœu exaucé. D’handicapé il devient surdoué. Il est ainsi le premier homme rendu artificiellement intelligent. Un cobaye humain, outil d’une expérimentation ayant pour vocation de valider les conclusions de scientifiques persuadés d’être à l’aube d’une révolution. Avant lui, les essais cliniques ont été entrepris sur une souris – Algernon, avec qui il est mis en compétition pour tester ses facultés. L’opération est un succès. Le voile qui obscurcissait l’esprit de Charlie disparaît. Le monde devient intelligible, les mots sur lesquels il butait d’une impeccable clarté, les concepts les plus compliqués d’une simplicité confondante, sans parler des différentes langues qu’il se met à exercer. Certes son intelligence s’est accrue, Charlie Gordon moqué par ses amis et maltraité par sa famille, harcelé par sa mère horrifiée à l’idée d’avoir mis au monde un enfant différent, a laissé place à un homme brillant et sûr de lui, pourtant un sentiment de malaise l’étreint. Humainement il est contraint. Le jeune homme sympathique qu’il était s’est mué en un individu hautain, peinant à susciter de l’affection. Au regard de ses facultés, les autres lui paraissent limités. Ce qu’il ne manque pas de leur faire remarquer. Le rejet, qu’il imputait auparavant au fait d’être différent, persiste une fois Charlie devenu intelligent. Il est incapable de s’intégrer. Être un génie ne semble pas suffire pour s’attirer la sympathie des gens. L’amour et l’amitié ne sont pas des sentiments qu’il est possible de fabriquer artificiellement. Aucune opération ne sera en mesure de lui prodiguer la faculté d’être aimé. Alice, la psychologue qui le suit pendant cette expérimentation, est la seule femme qu’il aimera. Elle l’accompagnera lorsque la terreur le saisira. Charlie sait que son temps est compté, que ses facultés déclineront au rythme où elles ont progressé. Pour Algernon le processus a déjà commencé… Que lui restera-t-il une fois que tout ce qu’il a appris se sera évaporé ? Peut-être cette simple vérité : l’amour est un sentiment inné.

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La Horde du Contrevent, Alain Damasio : la quête des origines, une aventure ontologique (#GrandPrixdelImaginaire2006)

« Notre grandeur, notre probité, elles se sont construites par le contre, dans ce combat ! Le combat valait par lui-même, indépendamment du but. Le but était dans le chemin ! » Lauréat du Grand Prix de l’Imaginaire en 2006, La Horde du Contrevent est un classique de la littérature fantastique. Quête initiatique, formidable aventure humaine, voyage aux confins de la création, c’est surtout une œuvre-monde, une entreprise titanesque visant à toucher du doigt ce qui meut l’être humain depuis la nuit des temps. Soit la question des origines. La 34e Horde a pour mission de trouver l’origine du vent et d’atteindre l’Extrême-Amont. À sa tête le traceur Golgoth, suivi d’un combattant-protecteur, un scribe, un troubadour, une aéromaître, un braconnier du ciel… En tout, vingt-trois hordiers. Un corps expéditionnaire d’élite où chacun excelle dans son domaine de prédilection. L’homogénéité et la dynamique du groupe, découlent davantage de la synergie entre les membres que de leur complémentarité. Cette quête folle imaginée par Alain Damasio est une invitation à voyager en nous-même, à redéfinir le sens du mouvement. L’extrême-Amont est-il la véritable direction des hordiers ? Ou le prétexte à une recherche vertigineuse visant à déterminer qui ils sont réellement ? Comment leur identité s’est modulée au contact de leurs co-équipiers. L’aboutissement du voyage des hordiers dépasse la mission qui leur a été confiée. Il revêt une autre dimension : une connaissance accrue d’eux-mêmes. Au fil de leur progression, ils gagneront en acuité, en sensibilité et prendront conscience de la force du lien qui les lie. De cette poursuite d’un objectif commun, émergera un bloc compact puisant son énergie de la fusion des identités et des forces cumulées. La Horde du Contrevent est une quête ontologique, une réflexion brillante sur la notion d’altérité. Puisque c’est en faisant corps que les hordiers pourront espérer atteindre le bout du chemin et accéder à la vérité. Trouver la source du  »vif » – l’énergie vitale qui les anime – et comprendre comment se structure leur identité est le véritable voyage qui attend les hordiers. Époustouflant !


Plus de science-fiction et de fantasy !


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 2004. Grand format aux Éditions de La Volte, poche chez Folio, 736 pages.

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Gagner la guerre, Jean-Philippe Jaworski : les confessions d’un maître espion sur les dessous d’une ascension ou Machiavel au pays de la fantasy

« Plus le gâteau est gros, plus on a les crocs. » Cette analyse militaire implacable d’une concision remarquable est signée Benvenuto Gesufal. Fine lame, truand hissé au rang de conseiller privé, tueur à gages membre de la Guilde des Chuchoteurs et maître espion du Podestat de Ciudalia, Benvenuto ne fait pas dans la dentelle lorsqu’il s’agit d’exposer les stratégies diplomatiques des nobles pourris jusqu’à la moelle. Leur fidélité étant chevillée à la position qu’occupe leur maison sur l’échiquier politique et tributaire de leur ambition. Embarqué sur une galère, Benvenuto est missionné pour assassiner l’héritier d’une grande famille qui, bien qu’appartenant au même camp, est promis à une brillante carrière et risquerait de faire ombrage au Podestat. À son retour, la gueule fracassée après avoir pourri un temps dans les geôles ennemies, la paix avec Ressine est entérinée. L’entente entre les partis est de courte durée. La duplicité du Podestat, œuvrant en secret pour servir ses intérêts, ainsi que l’implication de sa main armée dans des tractations de paix aux concessions douteuses, attisent les rivalités. Gagner la guerre ce sont les confessions de Benvenuto Gesufal, tête brulée lasse de jouer les marchepieds et d’être balloté au gré des conspirations fomentées, des alliances scellées et des trahisons réitérées. Couché sur le papier, le récit de ses tribulations à travers le Vieux Royaume s’avère un pied de nez efficace pour égratigner la postérité de celui qui l’a mandaté en dévoilant les calculs tactiques auxquels ce dernier s’est livré en vue de confisquer le pouvoir. Puisant dans les enseignements de Machiavel, Gagner la guerre de Jean-Philippe Jaworski est un roman d’aventures épique et flamboyant. Digne héritier des romans de cape et d’épée à la Dumas, Gagner la guerre est gorgé de sang, porté par un souffle romanesque exceptionnel et une énergie vibrante à la Tim Willocks, par la gouaille truculente d’un héros tourmenté, un ferrailleur impénitent au charme railleur. L’univers baroque, le style pétulant, la verve de l’auteur font de ce premier roman un coup de cœur et une formidable initiation à la fantasy.

– J’aurai les moyens de durer, répondit lentement Leonide Ducatore, parce que j’ai les moyens d’acheter les fidélités. Les opérations financières conclues au cours de cette guerre vont me permettre d’élargir ma clientèle. Je vais étendre mon réseau, noyauter les corporations d’artisans, les guildes marchandes, les chapitres religieux, les maisons mineures. En contrepartie, je n’attendrai pas des services démesurés : je veillerai à ce que ma renommée brille toujours au firmament de Ciudalia. Citoyen privé, je demeurerai le Triomphateur de Ressine, bien plus longtemps que si j’étais resté aux commandes de l’État. Je me tiendrai en embuscade : et quand la République traversera une nouvelle crise, je m’imposerai comme l’homme providentiel.

Gagner la guerre s’ouvre sur l’assassinat politique commis par Benvenuto Gesufal sur la personne de Bucefale Mastiggia. Le descendant d’une illustre famille noble et un officier charismatique à qui l’on prédit une éblouissante carrière militaire. Bien que Benvenuto remplisse pleinement son contrat en plantant en plein cœur sa dague dans le thorax du jeune aristocrate, il est juste de souligner la facilité avec laquelle notre meurtrier – sujet au mal de mer et accroché au bastingage pendant toute la durée de la traversée telle une moule sur son rocher – excelle à faire preuve de duplicité sans qu’une once de remords ne vienne le taquiner. Le premier chapitre annonce la couleur, le reste du roman est de la même teneur. Du sang, des cadavres mutilés, des trahisons, des batailles épiques et un sens de la loyauté particulier. Gagner la guerre c’est Machiavel au pays de la fantasy. Don Benvenuto est né dans les bas quartiers de Ciudalia. Orphelin de père, dont le navire s’est perdu en mer, et en conflit avec sa mère, il s’enrôle dans l’armée. Après sept ans de service dans les Phalanges, il entame une carrière clandestine de tueur à gages en intégrant la Guilde des Chuchoteurs – « l’organisation criminelle la plus dangereuse de la République », avant d’entrer au service du Podestat. Son coup d’éclat en pleine mer et l’habileté avec laquelle il a mené les tractations de paix – ce qui lui a tout de même valu d’être défiguré – lui permettent de grimper les échelons de la truanderie et de devenir officiellement l’homme de main du chef de l’État. De retour à Ciudalia, exposé en pleine lumière, il est accueilli comme un héros de guerre et loué par la population. Ses réserves quant à sa nouvelle position au sein du clan Ducatore sont rapidement confortées par les événements qui surviennent après son arrivée : les ennuis ne font que commencer. Des bruits circulent en ville, comme quoi Sa Seigneurie Don Mastiggia ne serait pas tombée sous les coups de l’ennemi, mais aurait été supprimée par ses alliés. Le sénateur Tremorio Mastiggia, père du défunt, réclame justice et somme Leonide Ducatore de répondre de l’implication de son bras armé. On imagine aisément que Don Benvenuto, à ce moment précis, ainsi apostrophé, est dans ses petits souliers. Le parti belliciste associé au parti ploutocrate se soulève contre le parti souverainiste. Le maître assassin acculé n’a plus qu’à filer s’il ne souhaite pas finir pendu au gibet. C’est avec une drôlerie folle et un sens du rythme propre aux romans de cape et d’épée que Jean-Philippe Jaworski nous entraîne dans les aventures rocambolesques de son héros. Sa fugue hors du palais, ses orgies elfiques ou sa relation mouvementée avec le sorcier Sassanos. Les confessions de Benvenuto sont l’occasion de découvrir les dessous d’une ascension politique controversée, tenant plus du coup d’état que de l’élection démocratique. Et les ressorts d’alliances diplomatiques dont la longévité n’a d’égale que la versatilité. Toute ressemblance avec la réalité serait bien entendu fortuite. Les ententes sont régies par l’endogamie dont sont issues des lignées de dégénérés. Les ruses auxquelles se livrent les personnages pour capter le pouvoir sont jubilatoires et plairont aux amateurs de « Game of Thrones ». Jean-Philippe Jaworski tient son intrigue d’une main de maître, le rythme ne souffre aucun fléchissement. Ce roman écrit le pied plancher est un petit bijou qui se lit d’une traite et que l’on aimerait ne jamais terminer ! 🙂

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