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Les Buddenbrook, Thomas Mann : décadence et dégénérescence d’une grande famille de marchands {#Classique}

L’héritier des Buddenbrook, l’esprit embué mais guidé par un instinct quasi prémonitoire, fait preuve d’une lucidité étonnante lorsqu’il trace au bas de son nom dans le livret de famille deux lignes horizontales, à valeur de point final, venant clore l’histoire de sa famille. Puisque de la dynastie il ne restera que lui. Premier roman de Thomas Mann, Les Buddenbrook figure parmi les grands classiques de la littérature allemande. Tant par sa construction maîtrisée, que par la restitution minutieuse des ravages du temps venu saper les fondations d’une famille bourgeoise du 19e siècle entrée en décadence, Les Buddenbrook est un grand roman « naturaliste ». Thomas Mann retranscrit avec virtuosité l’inéluctabilité d’un lent processus de dégénérescence. Un écroulement progressif survenu sans qu’il soit possible de situer le moment fatidique où le destin des Buddenbrook a basculé. À quoi tient le succès ? Thomas Buddenbrook a-t-il conscience au firmament de sa gloire que l’après s’est déjà enclenché et que son sort est scellé ? Thomas Mann saisit l’impalpable. La légèreté avec laquelle on accueille le succès, mais également sa précarité. Le pressentiment de son propre déclin. D’une fin imminente que le consul Buddenbrook, homme d’affaires riche et puissant, sénateur et héritier d’une illustre lignée, tourmenté par une sorte de prescience sait ne pouvoir entraver. Les Buddenbrook est la chronique d’une mort annoncée. La lignée fragilisée par des mariages désastreux s’éteint sans éclats. Le patrimoine se réduit à une peau de chagrin. L’argent file, mobilisé pour éponger des dettes contractées. Le sang des Buddenbrook s’est corrompu au contact d’étrangers davantage mus par le désir d’associer leur nom au prestige de la maison qu’animés par le sens des responsabilités. Sur quatre générations on assiste à la déliquescence d’une grande famille de négociants où se dessine en creux le portrait d’une civilisation moribonde, à bout de souffle, qui disparaît faute de pouvoir se renouveler. L’atmosphère viciée du roman contribue à en faire un monument.

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Amok ou Le fou de Malaisie, Stefan Zweig : un coup de folie

Amok ? « C’est plus que de l’ivresse… c’est de la folie, une sorte de rage humaine… une crise de monomanie meurtrière et insensée. » Stefan Zweig est un nouvelliste de génie qui réussit à porter l’art de la nouvelle à un degré d’incandescence tel qu’en à peine cent pages les passions humaines apparaissent dans toute leur crudité. À la manière des poupées russes, Amok se présente sous la forme d’un récit enchâssé dans un autre. Sur le pont d’un transatlantique les conduisant de Calcutta en Europe, un étranger se confie au narrateur. Ce procédé narratif de la confession – qu’emploie régulièrement Stefan Zweig dans ses nouvelles – a des vertus cathartiques, puisqu’il reproduit à l’identique l’échange psychanalytique entre un patient et son thérapeute. Le premier se déchargeant du poids de ses désirs et de ses péchés en les confiant au second. Ainsi, sur le pont d’un bateau en pleine nuit, de minuit à trois heures du matin, le narrateur devient le dépositaire d’un terrible secret. Celui d’un médecin qui, envoyé dans les colonies après avoir commis un délit et des années à vivre retiré en marge de la société, a été pris de folie. Une folie telle que, submergé par son désir de voir s’incliner la volonté d’une femme acculée, il a failli à son devoir de praticien. Dès son entrée dans le cabinet, il réalise que cette femme droite animée d’une volonté d’acier, le regard tranchant, le visage fermé, venue le consulter pour qu’il l’avorte ; lui, le seul médecin opérant dans ce village en retrait, choisi justement pour que l’opération ne soit pas ébruitée ; obtiendra de lui ce qu’elle voudra. Et c’est justement le constat de son incapacité à opposer une résistance à cette femme, qui de toute évidence a fauté puisque son mari s’est absenté, qui déclenche en lui cet état de démence mélangée à une irrépressible envie de la posséder. Il veut qu’elle plie, le prie de la délivrer. Non que de son air suffisant elle lui suggère un marché. Il ignore alors les extrémités auxquelles elle est prête à aller. Son refus initial marquera le début d’une tragédie et d’une vie portant le sceau de l’infamie.

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La vie devant soi, Romain Gary (Émile Ajar) : Prix Goncourt 1975 {#Classique}

« Est-ce qu’on peut vivre sans amour ? » La vie devant soi de Romain Gary – écrit sous le pseudonyme d’Émile Ajar et lauréat du Prix Goncourt 1975 – s’ouvre et se clôt sur cette interrogation de Momo. C’est à cette question, qui sert de fil rouge au roman, que Romain Gary répond. Écrit à hauteur d’enfant, ce roman d’une tendresse infinie est une très belle histoire d’amour entre Momo, un jeune garçon de quatorze ans, musulman et orphelin, et Madame Rosa, une vieille juive de quatre-vingt-quinze kilos rescapée d’Auschwitz qui, après avoir s’être « défendue » en « donnant son cul » jusqu’à l’âge de cinquante ans, s’est retirée du métier et reconvertie dans la garde d’enfants. Au cœur du quartier de Belleville, Madame Rosa habite au sixième étage d’un immeuble sans ascenseur. Des enfants de prostituées elle en a vu défiler, mais de tous Momo est son préféré. La vie devant soi, c’est le dernier voyage que va faire ce couple dépareillé. Madame Rosa accuse les années. De plus en plus sénile, elle refuse catégoriquement d’être hospitalisée et que Momo soit confié à l’Assistance publique. Alors, invoquant « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », Momo va l’aider à parcourir la fin du chemin. À rejoindre son « trou juif », une cachette aménagée au cas où les Allemands auraient décidé de la renvoyer là d’où « elle n’est jamais revenue ». D’ailleurs, pour parer à toute éventualité Madame Rosa est équipée : faux papiers en règle et formulaires d’adoption qui tiennent sur des bouts de papier. À travers les yeux d’un enfant sensible et précoce en quête d’attention, d’une vieille femme marquée par la vie à qui il ne reste plus beaucoup de temps, ainsi que d’une foule de personnages écorchés vifs et attachants, Romain Gary nous prouve que faire preuve d’humanité est encore la meilleure manière de soulager la vie de ceux qu’elle n’a pas gâtés. Drôle et tragique à la fois, La vie devant soi est un concentré d’émotions. Un roman, à lire régulièrement, dont les derniers mots à valeur d’injonction résonnent longtemps : « il faut aimer ».

– Lorsqu’on s’occupe des enfants, il faut beaucoup d’anxiété, docteur, sans ça ils deviennent des voyous.

C’est toujours dans les yeux que les gens sont les plus tristes.

Madame Rosa gardait un grand portrait de Monsieur Hitler sous son lit et quand elle était malheureuse et ne savait plus à quel saint se vouer, elle sortait le portrait, le regardait et elle se sentait tout de suite mieux, ça faisait quand même un gros souci de moins.

Les gens tiennent à la vie plus qu’à n’importe quoi, c’est même marrant quand on pense à toutes les belles choses qu’il y a dans le monde.

– C’est pas nécessaire d’avoir des raisons pour avoir peur, Momo.

Ça, j’ai jamais vraiment oublié, parce que c’est la chose la plus vraie que j’aie jamais entendue.

Moi ce qui m’a toujours paru bizarre, c’est que les larmes ont été prévues au programme. Ça veut dire qu’on a été prévu pour pleurer. Il fallait y penser. Il y a pas un constructeur qui se respecte qui aurait fait ça.

Monsieur Hamil est un grand homme, mais les circonstances ne lui ont pas permis de le devenir.

Je tiens pas tellement à être heureux, je préfère encore la vie.

« Tu est jeune, tu as toute la vie devant toi. »

– Merde, merde, merde, les Juifs pleurent toujours entre eux, Madame Rosa, vous devriez le savoir. On leur a même fait un mur pour ça. Merde.

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La mort est mon métier, Robert Merle : la « banalité du mal » {#Classique}

La banalité du mal. Cette réflexion philosophique controversée développée en 1963 par Hannah Arendt, à l’ouverture du procès d’Eichmann à Jérusalem, lui vaudra d’être accusée de déresponsabiliser les dirigeants nazis et de minimiser le zèle avec lequel a été mise en œuvre la politique d’extermination du peuple juif. La folie meurtrière de l’entreprise nazie ne pouvant être l’œuvre que d’un esprit démoniaque, il était inconcevable de l’imputer à de simples exécutants. D’imaginer que des fonctionnaires consciencieux, obéissants et soucieux de respecter l’autorité, officiant au sein d’une administration étatique rationalisée, aient pu mettre en suspens leur jugement et faire preuve d’une telle inhumanité. Publié dix ans plus tôt, La mort est mon métier posait les prémices de la pensée d’Hannah Arendt. Dans cette biographie romancée de Rudolf Höss, commandant du camp d’Auschwitz chargé de l’exécution de la solution finale, Robert Merle adopte le point de vue du bourreau. Dans ce récit raconté à la première personne, le narrateur incarne la banalité du mal dans son sens le plus strict. « Peu sensuel », doté « d’un talent d’organisateur et de rares qualités de conscience », il est totalement dénué d’affects et respecte à la lettre le règlement sans s’inquiéter de la teneur morale de ses agissements. Dans un style impeccable et laconique, où aucune émotion ne transparaît, les faits sont égrenés. Purs, factuels, ils sont dépouillés de toute considération autre que le rendement. La distance avec laquelle Robert Merle traite son sujet peut décontenancer dans un premier temps, puis un malaise diffus s’insinue jusqu’à provoquer l’écœurement. La vie du narrateur se déroule sous nos yeux dessinant en creux le portrait d’un homme banal, sans envergure. Sa promotion et son ascension dans la hiérarchie du camp sont uniquement dues à l’ingéniosité déployée pour solutionner les défis techniques rencontrés dans son activité. Si, comme l’affirme Robert Merle, « les tabous les plus efficaces sont ceux qui ne disent pas leur nom », envisager que l’inhumain se loge en chacun de nous est certainement le plus difficile à briser.

Les mots de l’auteur dans la préface (27 avril 1972) :

Il y a eu sous le nazisme des centaines, des milliers de Rudolf Lang, moraux à l’intérieur de l’immoralité, consciencieux sans conscience, petits cadres que leur sérieux et leurs « mérites » portaient aux plus hauts emplois. Tout ce que Rudolf fit, il le fit non par méchanceté mais un nom de l’impératif catégorique, par fidélité au chef, par soumission à l’ordre, par respect pour l’État. Bref, en homme de devoir : et c’est en cela justement qu’il st monstrueux.

Extraits :

Notre Führer Adolf Hitler avait défini une fois pour toutes l’honneur SS. Il avait fait de cette définition la devise de sa troupe d’élite : « ton honneur », avait-il dit, « c’est ta fidélité ». Désormais, par conséquent, tout était parfaitement simple et clair. On n’avait plus de cas de conscience à se poser. Il suffisait seulement d’être fidèle, c’est-à-dire d’obéir. Notre devoir, notre unique devoir était d’obéir. Et grâce à cette obéissance absolue, consentie dans le véritable esprit du Corps noir, nous étions sûrs de ne plus jamais nous tromper, d’être toujours dans le droit chemin, de servir inébranlablement, dans les bons et les mauvais jours, le principe éternel : l’Allemagne, l’Allemagne au-dessus de tout.

«Le Reichsführer Himmler bougea la tête, et le bas de son visage s’éclaira…

– Le Führer, dit-il d’une voix nette, a ordonné la solution définitive du problème juif en Europe.

Il fit une pause et ajouta :

– Vous avez été choisi pour exécuter cette tâche.

Je le regardai. Il dit sèchement :

– Vous avez l’air effaré. Pourtant, l’idée d’en finir avec les Juifs n’est pas neuve.

– Nein, Herr Reichsführer. Je suis seulement étonné que ce soit moi qu’on ait choisi…»

– Je vous ai choisi, vous, à cause de votre talent d’organisateur…

[…]

– … et de vos rares qualités de conscience.

[…] je pensais aux juifs en termes d’unités, jamais en termes d’êtres humains. Je me concentrais sur le côté technique de ma tâche.


Si vous avez aimé, vous aimerez peut-être…

 


Date de parution : 1952. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, 384 pages.

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La famille Karnovski, Israël Joshua Singer : être « Mishling » en Allemagne nazie

« Jegor Holbek prenait plaisir à faire souffrir son ennemi Jegor Karnovski. » Écrit en 1943, La famille Karnovski est une formidable saga familiale qui, à travers trois générations, livre une réflexion magistrale sur l’identité juive, le concept de métissage culturel et de mixité sociale avec en toile de fond la montée du nazisme. Comment dans un pays obsédé par la pureté de la race, un adolescent juif peut-il se construire alors que se cristallisent en lui toutes les contradictions d’une nation ? Les Karnovski sont une lignée d’hommes juifs, érudits et fiers qui, en troquant la Pologne pour l’Allemagne ont fui l’obscurantisme religieux. La première génération s’est brillamment intégrée. En épousant une « aryenne », le gynécologue Georg Karnovski devenu en peu de temps une sommité du milieu médical berlinois a entériné un processus d’assimilation initié par la précédente génération. Cette rupture avec son héritage juif fait naître chez son fils « Mishling », puisque issu d’un mariage mixte, un sentiment de répulsion à l’égard d’une communauté avec laquelle il n’entretient aucun lien et lui vaut par sa filiation les pires humiliations. Le conflit qui sévit à l’échelle du pays migre à l’intérieur de lui, où des forces antagonistes se mènent un combat à mort. S’il a hérité des yeux bleus et de la peau diaphane de sa mère, les traits sémites de son père trahissent ses origines. Son ostracisation alimente un processus d’autodestruction puisque, les racines du mal qui le ronge étant en lui, ce rejet est pour son esprit endoctriné à moitié justifié. Sa colère, ne trouvant d’exutoire, se retourne contre lui, l’avilissant et le torturant. Il aimerait rompre avec cet héritage lourd à porter, purifier son sang de cette toxine qui agit comme un poison. Son corps est sa prison, lui causant d’infinis tourments. Pris dans un schéma dont il ne parvient pas à s’extirper, il peine à circonscrire son identité, à savoir qui il est. Quelle part de lui finira par triompher ? Parviendra-t-il à se désintoxiquer de la doctrine nazie et à trouver la paix en faisant cohabiter ces deux facettes de son identité ?

Au lieu de mépriser ceux qui l’avaient humilié, c’est lui-même qu’il méprisait pour avoir été humilié. Au lieu de détester ses bourreaux, c’est lui-même qu’il détestait, ce côté étranger et inférieur en lui, cause de l’humiliation subie. Comme il se détestait, il se vengeait de lui-même, prenait plaisir à la souffrance qu’il s’infligeait à lui-même – du persécuteur au persécuté.

Dans la haine que lui inspirait son infériorité, il en était arrivé à justifier ses bourreaux.

Ce qui frappe à la lecture de La famille Karnovski c’est l’angle adopté par Israël Joshua Singer, qui fait de ce roman non pas une énième saga familiale pendant la Seconde Guerre mondiale – même si cela est anachronique puisque l’ouvrage a été écrit en 1943 – mais une analyse très intéressante du métissage judéo-chrétien. Lorsque la première génération des Karnovski s’installe en Allemagne, il y a une première rupture faite avec la communauté juive. Pour que l’intégration se fasse correctement, les Juifs émigrés dissimulent leurs origines. Juifs à l’intérieur, ils sont allemands à l’extérieur.

Fidèle au précepte de ses maître, David Karnovski veillait scrupuleusement à ce que son fils soit un Juif à la maison et un individu comme les autres à l’extérieur. Les chrétiens de la rue quant à eux voyaient dans le petit Georg, non pas un individu comme les autres, mais un Juif.

Georg Karnovski tranche net en épousant une « goy », s’attirant les foudres de son père. Ici se situe la seconde rupture qui va participer à l’effondrement psychique de Jegor Karnovski, leur fils. La souffrance de Jegor ne peut être imputée uniquement à la montée de l’antisémitisme de manière factuelle, qui atteindra son paroxysme avec le IIIe Reich. Elle découle aussi du mutisme de sa famille face aux exactions dont la communauté juive est victime et du silence de ses parents qui refusent de mettre des mots sur le climat ambiant. Même ceux qui parviendront à échapper au régime nazi et à s’installer aux États-Unis feront vœu de silence, faisant le jeu de leurs bourreaux et preuve d’une forme de résignation. Dans la préface de La mort est mon métier Robert Merle explique que « les tabous les plus efficaces sont ceux qui ne disent par leur nom ». Jegor Karnovski pâtit de cette injonction à se taire et à accepter un sort qui semble attribué au peuple juif depuis des millénaires, alors que son oncle Hugo Holbek incarne le fantasme du héros guerrier, de la force et de la bravoure.

La famille Karnovski est également un roman sur la force de l’embrigadement et notre incapacité à faire preuve de discernement. D’où la nécessité de libérer la parole de ne pas ériger des murs avec ceux que l’on considère comme étant des étrangers, ni même à l’intérieur de sa famille. Cet atavisme ressurgit chez Jegor Karnovski qui ne parlera jamais de ce qu’il a subi comme humiliation au lycée et a été à l’origine de sa lente descente aux enfers. À l’intérieur même de la communauté juive, chaque entité revendique sa supériorité et fait en sorte de ne pas se mélanger. Ainsi, les Juifs de Berlin Ouest tiennent à distance les Juifs de Berlin Est, les Juifs allemands ne souhaitent pas être assimilés aux juifs hongrois, ni avec les polonais… La discrimination qui sévit à l’échelle du pays, se retrouve au sein même de la communauté qui en fait les frais. Israël Joshua Singer propose une réflexion non manichéenne sur la manière avec laquelle la montée du nazisme a été perçue par les Juifs installés à Berlin. Comment elle les a divisés. Chacun se rejetant la faute. Si certains n’avaient pas autant affiché leur judaïcité, ils n’auraient pas réveillé le monstre endormi, « la vieille haine du Juif ».

Eux, les Allemands de religion mosaïque, ont toujours vécu en bonne harmonie avec leurs voisins chrétiens. Ça aurait continué comme ça éternellement s’il n’y avait pas eu cette invasion de Juifs polonais et russes. C’est ces gens, avec leurs fanfaronnades juives et leur yiddish, avec leurs blagues et leurs mauvaises manières, qui ont réveillé la vieille haine du Juif et ranimé un feu éteint. […] On va les renvoyer d’où ils viennent, de l’autre côté de la frontière, chez les Polaks. Seuls vont rester les vrais, les bien enracinés.

Les mots d’Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme apportent un éclairage essentiel sur ce qu’Israël Joshua Singer nous explique dans son roman.

« Le fait que le même sort avait frappé une masse d’individus n’empêcha pas ceux-ci de se juger eux-mêmes en terme d’échec individuel, ni de juger le monde en terme d’injustice spécifique. Cependant cette amertume, ce repli sur soi, tout en se reproduisant dans de multiples cases individuelles et isolées ne constituait pas un trait commun. Malgré sa tendance à effacer les différences individuelles, cela ne se fondait sur aucun intérêt commun. Par conséquent, le repli sur soi alla de pair avec un affaiblissement décisif de l’instinct de conservation. Le désintérêt de soi, au sens où on n’a pas d’importance à ses propres yeux, le sentiment de pouvoir être sacrifié n’était plus l’expression de l’idéalisme individuel, mais un phénomène de masse.  »

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Le Grand Meaulnes, Alain-Fournier : le roman de l’adolescence et de l’amitié {#Classique}

Classique de la littérature française, Le Grand Meaulnes – dont la parution en 1913 précède d’un an la mort de son auteur, tombé au combat – est l’unique roman d’Alain-Fournier. La proximité entre la date de parution, l’éclatement du conflit et le décès de l’auteur résonne douloureusement à la lecture du roman. Le tragique de cette temporalité est exacerbé par les thèmes évoqués. Le Grand Meaulnes est un très beau texte sur l’adolescence et l’amitié mettant en scène deux jeunes garçons à la fin du 19e siècle. L’arrivée d’Augustin Meaulnes – dit le grand Meaulnes – au village et l’aventure qu’il vivra avec François annonce la fin de leur enfance. À travers le récit que le nouveau venu fait à son ami, d’une fête grandiose à laquelle il a assisté, de sa rencontre avec une jeune châtelaine dont il s’est épris, d’un coup de feu tiré dans les bois, de personnages habillés en costumes d’apparat et d’un fiancé dont la promise s’est envolée, Alain Fournier esquisse un roman comme un hommage aux histoires que l’on se raconte quand on est enfant. Où les rêves prennent le pas sur la réalité, où chaque expérience est sublimée et où la distinction entre les faits vécus et l’imagination finit par s’estomper avec le temps. Le souvenir conservé rejoindra ceux que, devenu grand, on aimera raviver, échappant un court instant à la crudité d’une vie où la magie s’est tarie. Le Grand Meaulnes c’est l’histoire de deux adolescents qui vont tenter de retrouver le chemin vers une demeure enchantée, un lieu de festivités où le temps est suspendu et où l’on reste enfant à tout jamais. Loin d’être un roman du terroir dont l’aura magnétique aurait faibli et le charme suranné se serait émoussé, il fascine toujours autant. Le style est réaliste. L’atmosphère onirique et teintée de mystère. Une tentative peut-être de conserver intact le charme d’une époque avant que la folie ne l’emporte. C’est un classique exquis dans lequel on se glisse facilement mais qui marque durablement. Un petit bijou pour les nostalgiques de cet âge révolu.

Un roman initiatique tragique : l’amitié, l’adolescence et les premiers amours

Le succès phénoménal de l’unique roman d’Alain-Fournier tient certainement aux thèmes universels qui le traversent. La fin de l’enfance, les premières amours contrariées, les fantasmes déçus venant se briser sur la réalité, la violence des sentiments, l’amitié et les serments d’adolescents, la ruine, la pauvreté, la maladie et la mort. Autant de sujets qui confèrent au roman, qui n’a rien d’une bluette, une dimension tragique. L’ouvrage est divisé en deux parties bien distinctes. La première est celle de l’éveil du narrateur qui coïncide avec l’arrivée d’Augustin Meaulnes. François Seurel est un adolescent craintif affublé d’une infirmité qui le contraint à rester à l’écart des activités des garçons de son âge. La grande aventure de sa vie il la vivra par procuration grâce au grand Meaulnes. Son incidence sera telle que son infirmité disparaîtra lorsqu’il découvrira le chemin qui mène au « Domaine inconnu », agissant comme une sorte de déclic, de libération. C’est le regard que porte Augustin Meaulnes sur la nuit étrange qu’il a passée dans le domaine qui donne l’impression au lecteur d’évoluer dans un monde onirique, un univers ouaté, comme si les événements avaient été vécus au travers d’une brume fine venue se déposer sur la pellicule. La noce à laquelle participe Augustin se clôt sur un coup de feu dans la forêt, qui laisse envisager un épilogue tragique à l’épisode raconté. Toute la seconde partie, beaucoup plus réaliste, lève le voile sur ce qui s’est réellement passé. Alain-Fournier établit une rupture clair dans le récit. Il s’attache aux faits et non à retranscrire le réel défiguré par les fantasmes d’enfants en quête d’aventures. Le grand Meaulnes part à Paris pour tenter de retrouver la jeune femme aperçue cette mystérieuse nuit. Cette recherche devient l’obsession d’une vie. Le frère de la jeune fille – pour qui cette fête de fiançailles avait été organisée – désespéré et éperdu de douleur s’est volatilisé à l’issue de la soirée. Qu’est-il devenu ? Parviendra-t-il à épouser celle qu’il aimait et l’a trahi ? Il faut attendre la toute fin du roman pour que tout se mette en place. Que l’on comprenne enfin les relations qu’entretiennent chacun des personnages. 

L’idée très belle au cœur du roman et qui le rend si contemporain – malgré l’époque dans laquelle il est ancré, c’est que la fin de l’enfance suppose de faire le deuil de ses rêves et d’accepter que l’étendue des possibles s’avère plus limitée qu’enfant on se l’imaginait.

Un classique incontournable !

L’arrivée d’Augustin Meaulnes, qui coïncida avec ma guérison, fut le commencement d’une vie nouvelle.

L’autre avait accepté cette existence sauvage, pleine de risques, de jeux et d’aventures. Il lui avait semblé recommencer son enfance…

Mais un homme qui a fait une fois un bond dans le Paradis, comment pourrait-il s’accommoder ensuite de la vie de tout le monde ? Ce qui est le bonheur des autres m’a paru dérision. Et lorsque, sincèrement, délibérément, j’ai décidé un jour de faire comme les autres, ce jour-là j’ai amassé du remords pour longtemps…

[…] lorsque j’avais découvert le Domaine sans nom, j’étais à une hauteur, à un degré de perfection et de pureté que je n’atteindrai jamais plus. Dans la mort seulement, comme je te l’écrivais un jour, je retrouverai peut-être la beauté de ce temps-là…

[…] le temps des fantasmagories et des enfantillages est passé.

[…] il ne me voyait qu’en imagination et non point telle que j’étais.


Pour aller plus loin


Date de parution : 1913. Poche au Livre de Poche, 352 pages.

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Thèra, Zeruya Shalev : radiographie du processus de reconstruction après une séparation

L’épiphanie littéraire c’est cet instant de grâce où les mots d’un auteur font écho, agissent comme une radiographie de notre vie, nous offrant une clé de lecture de notre intériorité. À l’instar de Stefan Zweig, les romans de l’auteure israélienne résonnent en moi. Son champ de bataille ? Le couple, la maternité et la féminité. La question en suspens : peut-on concilier maternité et féminité ? Ses armes ? L’introspection et des livres aux vertus maïeutiques qui, à partir d’un traumatisme – ici un divorce, l’explosion de la cellule familiale et la perte de repères concomitante – décortiquent avec une incroyable justesse les mécanismes psychiques à l’œuvre. Zeruya Shalev analyse méticuleusement chaque infime oscillation et émotion à l’origine d’une prise de décision, permettant de déchiffrer la direction que prend la vie de ses personnages. Pièce après pièce, elle reconstruit le puzzle complexe de la psyché féminine. Un processus décisionnel lent, à l’image de la maturation de ses héroïnes. Dans Thèra, on suit étape après étape la reconstruction émotionnelle d’Ella. Ella qui fantasme la séparation en s’imaginant retrouver sa liberté, que des années de vie de couple ont sapée. Étouffée par un mari en compétition avec son fils de six ans pour attirer son attention. La réalité est tout autre, faite de compromis et de gardes alternées, d’un foyer déserté et d’un fils dont la moitié de la vie lui est occultée. Zeruya Shalev décrit la dissolution d’une famille, les sentiments d’échec et d’abandon qui persistent malgré l’intuition d’avoir pris la bonne décision. Puis, vient le temps de la reconstruction et des désillusions. Une rencontre inespérée. L’éveil des sentiments qui viennent se heurter aux difficultés d’une famille recomposée. Les désirs contrariés et les conflits latents nourris de frustrations, d’incompréhensions et d’une mauvaise communication. La difficulté de trouver sa place dans une famille nouvellement agencée à l’intimité artificiellement recréée, où chacun fait figure d’étranger. Rien n’échappe à Zeruya Shalev qui excelle à sonder l’âme humaine et dit tout des lents cheminements de l’esprit humain.

Le plus grand amour du monde n’est jamais personnel, c’est de notoriété publique, il ne dépend jamais de l’objet et n’est que le reflet des besoins de celui qui aime.

Thèra c’est un long monologue intérieur qui s’ouvre sur la séparation du couple formé par Ella et Amnon depuis dix ans. C’est aussi le nom d’une antique ville grecque située sur l’île de Santorin engloutie il y a des milliers d’années. Sujet d’étude sur lequel travaille Ella, archéologue de métier, et lieu où elle a rencontré son mari. Ella, dont le corps fait penser à celui d’un enfant puisque resté figé à l’âge de douze ans, s’était félicitée d’avoir réussi à attraper dans ses filets ce célibataire endurci. Lui qui rechignait à se marier a fini par l’épouser et lui donner un enfant. Sept ans après, ce qui aurait dû consolider les liens de leur famille les a éloignés. Amnon lui reproche la relation trop fusionnelle qu’elle a avec son fils. Quant à Ella, les reproches incessants d’Amnon ont eu raison de son amour pour lui et ont cédé la placé à la répulsion. Elle est sûre de son choix. Leur histoire est terminée. À partir du constat d’un échec familial, Zeruya Shalev creuse le ressenti de son héroïne. Décortique les émotions contradictoires qui l’assaillent. Ai-je failli dans mon rôle de mère ? Cette séparation est-elle le fruit d’un besoin égoïste de recouvrer ma liberté, un choix qui me sera reproché par mon fils quand il aura grandi ou la conclusion à des années de frustrations ? Zeruya Shalev n’a pas choisi au hasard la profession de son héroïne. Puisqu’elle-même l’est lorsqu’elle fouille dans l’âme d’Ella, qu’elle met à nu les mécanismes psychologiques qui aboutissent à une prise de décision. Qu’elle remonte le fil de son histoire et met le doigt sur le chagrin à partir duquel découlent tous les autres. Un père despotique qui a étouffé dans l’œuf sa féminité. Un père défaillant sur lequel elle n’a jamais pu compter et une mère trop occupée à s’effacer et courber l’échine. 

Mon fils a-t-il été condamné dans ses premières années à combler sans le savoir tout ce que je n’ai pas eu, à me réconforter et à me dédommager de ce que je n’ai pas trouvé chez son père et qui s’était soudain concrétisé en lui ? […] j’ai un enfant, pas le salut divin ni mon reflet radieux, un enfant qui ne peut plus être l’éternel réceptacle d’amours frustrés […]

Comme dans Douleur, Zeruya Shalev offre une seconde chance à son héroïne. La rencontre entre Ella et Oded annonce un renouveau. Ella entrevoit la possibilité de se réinventer et de construire un nouveau foyer. Les décisions se prennent dans la précipitation. Chacun arrivant avec ses enfants et son lot de complications. Cette situation fait émerger le problème de la délicate articulation entre féminité et maternité, l’amour peut-il se diviser sans perdre en intensité. Peut-on assurer son rôle de mère et de femme sans en privilégier un au détriment de l’autre ?

La maternité est-elle vraiment incompatible avec l’amour, l’amour maternel, le plus primaire, le plus fort de tous les amours, ne supporte-t-il vraiment aucun concurrent ?

L’enseignement à retenir des romans de Zeruya Shalev, que ce soit dans Douleur ou dans Thèra, c’est l’urgence de se rattacher à la vie, à ce qui est. À ne pas vivre dans le passé ou dans une réalité fantasmée, mais dans le présent. À apprendre à apprécier ce que l’on a et à faire le deuil de ce que l’on n’a pas. À LIRE ABSOLUMENT !!!

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Judas, Amos Oz : qu’est-ce qu’un traître ?

« Tout le pouvoir du monde serait impuissant à faire d’un fanatique un modéré. » Et pour Amos Oz, grand écrivain israélien militant pour la paix, le traître n’est pas celui qui fait preuve de compromis, mais celui qui réfute toute forme de contestation. L’idéologie relevant de la tyrannie. Judas est un grand roman sur les différentes formes que revêt la trahison. Amos Oz revisite l’histoire biblique sous un angle nouveau et fait de Judas, non pas le plus grand traître de l’histoire, mais, le plus fidèle disciple du Christ, et du fanatisme le véritable acte de trahison. La petite et la grande histoire s’imbrique de manière admirable à travers un trio de personnages hétéroclite, dont les convictions reflètent l’étendue des contradictions d’un pays en construction. La cohabitation entre un vieillard – sioniste convaincu, brisé par la mort de son fils, qui a payé de sa vie sa contribution à la création de l’État Juif en 1948, Schmuel Asch – jeune étudiant érudit et pataud engagé pour lui tenir compagnie – et une veuve aussi attirante qu’insaisissable – son père, figure célèbre du mouvement sioniste était réfractaire à la politique de Ben Gourion, ses idées jugées déviationnistes, il fut évincé des instances décisionnaires et conspué par la majorité, va nourrir des conversations passionnées, où les points de vue de chacun sur la création d’Israël vont s’entrechoquer. Par le biais de leurs échanges, Amos Oz interroge la figure du traître à l’échelle de l’humanité et la fidélité aux idéaux. Construit selon une trame dialectique, Judas est un roman de formation dans lequel Amos Oz brasse des idées, des concepts théoriques, rhétoriques et théologiques, sans jamais tomber dans l’écueil d’un récit désincarné. Bien au contraire, les trois personnages sont en permanence traversés par des sentiments ambivalents. Tiraillés par leurs engagements, ils ressassent le passé à la recherche de quoi éclairer le présent. Certes Judas est un ouvrage didactique, qui offre une formidable clé de lecture du conflit israélo-palestinien, mais c’est aussi un très beau roman sur les passions humaines.


L’histoire se déroule en hiver, entre fin 1959 et début 1960. On y parle d’une erreur, de désir, d’un amour malheureux et d’une question théologique inexpliquée.

Qu’est-ce que Gershom Wald et Atalia Abravanel avaient à cacher ? Pourquoi tant de mystères ? Il était dévoré de curiosité et aurait voulu les harceler de questions, mais le chagrin secret de M. Wald et la froide réserve d’Atalia l’obligeaient à tenir sa langue.

Toute la puissance du monde ne suffirait pas transformer la haine en amour. On peut changer un adversaire en esclave, mais pas en ami. Tout le pouvoir du monde serait impuissant à faire d’un fanatique un modéré. Tels sont les problèmes existentiels de l’État d’Israël : convertir un ennemi en amant, un fanatique en tolérant, un vengeur en allié. Ai-je dit que la puissance militaire était inutile ?

[…]

– J’aurais perdu mon fils unique juste pour différer provisoirement la catastrophe qui, à votre avis, est inéluctable ? dit Gershom Wald.

L’histoire a souvent produit des individus courageux, en avance sur leur temps, qui étaient passés pour des traîtres ou des huberlulus.

[…]

Celui qui a envie de changer et qui aura le courage de le faire sera toujours considéré comme un traître par ceux qui ne sont pas capables d’évoluer, les poules mouillées qui ne comprennent pas et haïssent toute forme de nouveauté. Shealtiel Abravanel caressait un beau rêve, raison pour laquelle certains le dénoncèrent comme traître.


Pour aller plus loin

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Douleur, Zeruya Shalev : revivre son premier amour justifie-t-il de tout quitter ?

L’amour, le vrai, tyrannique et obsédant, est-il suffisamment rare pour justifier qu’on lui sacrifie tout ? Est-il à ce point excluant pour nécessiter que l’on se décharge de ses responsabilités pour s’y consacrer pleinement ? Douleur, c’est le nom auquel Iris enregistre le numéro de l’homme qu’elle a tant aimé et vient par hasard de retrouver. Trente années ont passé depuis qu’Ethan l’a quittée. Mais un premier amour, ça ne s’oublie pas, ni la douleur causée par la rupture, qui tombe comme un couperet. Le revoir ravive chez Iris une blessure enfouie que le temps n’est pas parvenu à cicatriser, et lui rappelle l’état léthargique dans lequel elle a sombré les semaines qui ont suivi la séparation. Ethan venait d’enterrer sa mère et, à l’issue des sept jours de deuil imposés, aveuglé par la douleur, il ne parvenait plus à dissocier la femme qu’il aimait de celle qui était à ses côtés lorsque sa mère les a quittés. Amour et mort avaient fusionné au point que dans son esprit les deux femmes se télescopaient. Iris le renvoyant à la douleur de la perte qui avait fini par le submerger, le contraignant à la sacrifier pour se sauver. Il aura fallu qu’elle devienne mère à son tour pour qu’Iris comprenne cette confusion des sentiments, entre amour passionnel et maternel, soit la difficulté d’aimer tout en assumant ses responsabilités. Iris, qui exulte face à cette deuxième chance qui lui est offerte, voit ses retrouvailles troublées par sa fille aînée dont le comportement devient de plus en plus inquiétant. Comme une punition pour son inattention et sa trahison. Ce même dilemme qu’Ethan n’était pas parvenu à surmonter la rattrape des années après. Sauver sa fille implique de renoncer à son grand amour. Zeruya Shalev met à nu la relation d’exclusion entre maternité et amour, explore la psyché féminine dans toute sa complexité et sonde l’âme humaine avec virtuosité pour rendre compte de la difficulté d’aimer et la violence des sentiments. Outre celle de l’arbitrage, une autre question apparaît en filigrane : celle du degré de culpabilité que l’on est prêt à accepter pour assumer les choix que l’on fait.

[…] elle ferait bien de ne pas laisser le réveil de son ancienne douleur la ramener à lui, de toute façon, jamais il ne pourrait la guérir et elle ne lui permettrait pas de la contaminer de nouveau.

Zeruya Shalev, c’est un rythme lent, délicat, qui suit la maturation des sentiments de la narratrice, Iris. Un rythme à l’image de la progression de sa réflexion, alors qu’elle est partagée entre son rôle de mère et son désir de femme. Une construction non linéaire, fébrile, qui oscille entre avancées et retours en arrière, puisque les choix que nous faisons en situation ne sont jamais aussi radicaux que nous le pensons a posteriori. Mais sont le fruit d’une intense réflexion qui, si elle ne se voit pas, n’existe pas moins. C’est après, quand les choix sont formulés et l’excitation retombée, que l’on s’évertue à trouver un sens logique à nos décisions, qu’on leur attribue une direction.

A posteriori, chaque détail semble décisif, or les choses doivent être examinées dans leur simplicité, en temps réel et non parées des vêtements que le futur leur a cousus […]

Mais sur le moment, Iris ne parvient pas à s’extraire de la situation délicate dans laquelle elle est. Directrice d’école émérite à Jérusalem, elle est parvenue en dix ans à imposer un modèle éducatif progressif. Ironie du sort, elle qui excelle à prendre en charge les élèves en difficulté et à asseoir son autorité, échoue à nouer un dialogue avec sa fille. Alma est fuyante, s’est coupé les cheveux, les a teints en noir, efface dans son aspect toutes traces de féminité.

[…] le problème c’est qu’il ne s’agit pas du renoncement temporaire à la beauté qui l’inquiète mais d’un autre renoncement capté dans son expression, celui de la liberté peut-être ?

Les incursions d’Iris dans sa vie privée renforcent sa méfiance et son agressivité. Alma est sur la défensive. Comme sous emprise. Le timing est mauvais. Iris vient de retrouver son grand amour et souhaite s’accorder une deuxième chance à bientôt cinquante ans. Ou peut-être, est-ce la manière qu’à trouver la vie pour lui rappeler qu’on n’abandonne pas si facilement ses enfants, son mari et le foyer qu’on s’est échiné à créer année après année. Que faut-il en déduire ? Iris est-elle prête à renoncer à l’homme qu’elle a attendu tant d’années ? Ou, éprise de liberté, va-t-elle tout quitter ?

[…] elle fait juste semblant depuis presque trente ans, n’est-il pas temps de cesser ? […] deux possibilités : mordre dans la vie à pleines dents, y planter ses ongles ou, au contraire, baisser les bras. Il n’y a pas de demi-mesure.

Que dire d’autre que ce roman est d’une beauté, d’une finesse psychologique remarquable, que les sujets de la transmission et de la filiation sont admirablement traités. L’action se situe entre Jérusalem et Tel-Aviv.  Cadre qui donne une atmosphère particulière au roman. Le calme de Jérusalem contraste avec l’énergie organique de Tel-Aviv. « Douleur » dépasse la vie de cette famille israélienne pour proposer une réflexion universelle sur les liens familiaux et la difficulté de composer quand l’extérieur fait irruption dans nos vies et vient la chambouler.  

[…] le paradoxe le plus répandu et le plus révoltant de la vie conjugale, à quoi bon se mettre ensemble si c’est pour s’éloigner au fil du quotidien ?

L’intimité engendre tant de frictions et de vexations, de blessures et de cicatrices, que n’importe que sujet devient rapidement trop sensible et on ne peut plus en parler avec efficacité […]


De la même autrice…

 


Date de parution : 2017. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, 416 pages.

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Nos espérances, Anna Hope : l’amitié survit-elle au passage du temps ?

« L’entrée des chemins qu’elles n’ont pas empruntés ne s’est pas encore refermée. Il leur reste du temps pour devenir celles qu’elles seront. » Justement, ce temps l’a-t-on vraiment ? Ne nous file-t-il pas entre les doigts ? Choisir c’est exclure. Privilégier certaines opportunités et en mettre d’autres de côté. Grandir, pourrait se résumer à assumer ses choix. Au risque, de vivre une vie teintée de regrets. Et nos trois héroïnes en sont pétries. Hannah, Lissa et Cate se sont connues quand elles avaient vingt ans. La trentaine passée, leur vie ne ressemble pas à ce qu’elles s’étaient imaginées. Le désir de procréation pour Hannah a viré à l’obsession. Son couple parfait vole en éclats et ce qui aurait dû les rapprocher ne fait que les éloigner. Cate est paumée. De militante engagée amoureuse d’une femme, elle est devenue une mère au foyer complètement dépassée. Et Lissa, qui n’a pas réussi à percer en tant que comédienne, se retrouve à l’âge charnière où ses rêves de gloire se sont envolés et où il faut se confronter à la réalité. Anna Hope nous avait habitués à des romans historiques – Le chagrin des vivants et La salle de bal – au charme suranné. Cette fois-ci, elle explore à travers le destin de trois héroïnes la complexité des liens d’amitié. Comment celle-ci résiste-t-elle au passage du temps, aux rivalités, à la jalousie et aux ambitions avortées. Chacune des trois femmes agit comme un miroir déformant et exacerbe chez l’autre la sensation d’avoir échoué à un moment. Et pourtant, sous la plume acide d’Anna Hope, qui nous offre des portraits de femme sans complaisance, l’amitié résiste et persiste. Les trois héroïnes incarnent différentes facettes d’une même réalité, qui agrégées offrent un tableau nuancé de la féminité. Nos espérances est un roman extrêmement contemporain, qui interroge la place des femmes dans la société, le fossé entre nos attentes et la réalité, où l’amertume est tenue à distance par la force des liens d’amitié. L’amitié résiste non seulement au passage du temps, mais permet surtout de l’apprivoiser.

– Il faut s’accrocher à ses amitiés, Lissa. Les femmes. Elles sont la seule chose qui te sauveront au final.

De la même auteure…

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