Les livres sont pareils aux éponges. Leur tissu alvéolaire, poreux, de dimension apparemment modeste, est capable d’absorber d’innombrables destinées, d’abriter même des peuples entiers.
De temps en temps, une pépite tombée dans l’oubli en est extirpée par une maison d’édition bien avisée. C’est le cas ici. Adam Lozanitch, étudiant en lettres à Belgrade, se voit confier une mission de correction déconcertante portant, non pas sur un manuscrit, mais sur un roman déjà imprimé dont l’auteur méconnu se serait suicidé. Publié à compte d’auteur, Ma Fondation d’Anastase S. Branitza est un texte aride : 600 pages de descriptions minutieuses d’une précision qui confine à l’obsession, sans qu’aucun personnage ne vienne y insuffler de l’action. Doté de la faculté de pénétrer à l’intérieur d’un texte, jusqu’à l’habiter, Adam mobilise son don pour apporter les corrections demandées. Un mot biffé suffisant à modifier l’agencement de la maison, une phrase subtilement tournée à moduler le tombé d’un tissu. Peu à peu, Adam comprend que derrière l’absurdité de ce texte désincarné se cache l’œuvre d’une vie. La création d’un espace hors du monde. Une pure construction de l’esprit, fruit d’une imagination foisonnante, faite entièrement de mots qui posés sur le papier prennent vie, se matérialisent, abritent un amour qui dans la réalité aurait été entravé. Un lieu qui permet à Anastase de retrouver celle qu’il aime en s’affranchissant de la société, du temps et de l’espace, grâce à la lecture simultanée d’un roman qu’il perfectionne jusqu’à l’acharnement. Un projet d’un romantisme fou conçu par un homme éperdument amoureux. Mais cette liaison qui s’épanouit entre les pages d’un roman, dans un temps suspendu s’écoulant au rythme des sentiments des amants, n’est-elle pas qu’une construction de papier ? Une chimère d’un raffinement exquis vouée à péricliter au contact de la réalité ? Partant du constat que le roman offre un espace de création infini, Goran Petrović livre une démonstration éblouissante des pouvoirs immenses du romancier capable de s’affranchir de la réalité pour jouir pleinement de sa liberté de créer. Merveilleux et vertigineux !
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 2021. Éditions Zulma, traduit du serbe par Gojko Lukić, 368 pages.
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