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Ténèbre, Paul Kawczak : la colonisation du Congo ou le « suicide blanc » (Prix des lecteurs L’Express – BFMTV)

« L’histoire qui suit n’est pas celle des victimes africaines de la colonisation. L’histoire qui suit est celle d’un suicide blanc. » 1890. Congo. Pierre Claes, un éminent géomètre, est chargé par le roi des Belges Léopold II de délimiter, en s’appuyant sur la position des astres dans le ciel et ses instruments, la frontière nord du Congo. Mission ayant pour vocation de dissiper les tensions entre les puissances coloniales occidentales sûres de leur légitimité à découper, mutiler et se partager le « continent noir ». Confronté à la barbarie, Pierre Claes perd pied avec la réalité. La folie gagne son esprit. Tel un poison, elle corrompt les agents de la colonisation, agissant comme une réaction physique épidermique face à une volonté d’asservissement et de domination. Dans un souci de préservation, les terres violées et contaminées sécrètent une substance toxique, en réaction à la présence de corps étrangers venus les coloniser. « Ténèbre » est un premier roman délirant, dont l’esthétique psychédélique n’est pas sans rappeler « Apocalypse Now ». Paul Kawczak met en scène une psychose générale. Il évoque l’impossibilité pour « l’homme blanc » de ne pas céder à la démence dans son entreprise d’expropriation et de déshumanisation, dont il finit par être l’objet. À mesure que l’expédition progresse dans la jungle africaine, le corps du géomètre se pare d’un tatouage délicat réalisé par un bourreau chinois, préfigurant la découpe d’une mort annoncée. Les chairs marquées, puis incisées, suivent un tracé minutieusement calculé. Un dessin à même le corps conçu comme le pendant du découpage géographique du continent africain par les Européens. Teinté de réalisme magique, le premier roman de Paul Kawczak fait de l’Afrique un corps vivant. Un amas de chairs sanguinolent, que des vautours assoiffé de sang se partage goulûment. Il y a une forme de cannibalisme dans ce processus d’extermination de l’humain par l’humain à des fins de civilisation. La folie meurtrière de l’homme blanc, sublimée par la prose imagée de l’auteur, apparaît dans toute sa monstruosité. L’être humain ainsi dénaturé n’a plus que les ténèbres où se réfugier.

Ce n’était ni Mason, ni Dixon, mais c’était tout de même un géomètre. La conférence de Berlin avait découpé l’Afrique en une parodie de la justice du roi Salomon, au goût de la férocité moderne. Or, en l’absence de la pitié d’une mère, les majestés occidentales tranchèrent à vif la chair ; ainsi faisait-on des terres africaines en 1885. Toutefois, une question pragmatique demeurait : comment arrêter, dans la réalité d’espaces immenses, les frontières d’un continent invisible à l’œil blanc ? La conférence de Berlin n’avait posé qu’un partage théorique des terres africaines, elle avait décidé des règles floues et voraces suivant lesquelles le continent serait mutilé.


À découvrir également aux Éditions de la Peuplade

  • Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel

Si vous avez aimé, vous aimerez peut-être…


PRIX DES LECTEURS DE L’EXPRESS/BFMTV 2020

Date de parution : 2020. Éditions La Peuplade, 320 pages.

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Les raisins de la colère, John Steinbeck : les laissés-pour-compte du rêve américain {Prix Pulitzer 1940}

« La colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim. Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent. » En 1940, l’écrivain américain engagé John Steinbeck reçoit le prix Pulitzer pour Les raisins de la colère. Diatribe politique, fresque sociale et saga familiale, ce roman culte offre à travers le destin de la famille Joad, un portrait éclatant de la misère sociale post 1929. Le rêve américain s’effrite après l’éclatement de la crise économique. Les métayers sont chassés par les propriétaires terriens, eux-mêmes acculés par les dettes contractées auprès de banquiers obéissant aux lois du marché. Leur ferme saisie, les Joad n’ont d’autre choix que de quitter l’Oklahoma. Venant grossir les rangs des populations spoliées. Sur les routes, ils sont des centaines de milliers à migrer vers l’Ouest, persuadés que les prospectus vantant la Californie comme un pays de cocagne, où la cueillette des oranges et des raisins leur assurera de subvenir à leurs besoins, disent vrai. Après un long périple sur la Route 66, la réalité les frappe de plein fouet. Les lois de l’économie sont imparables, l’offre excédant la demande, la main d’œuvre est bon marché, les salaires pressurés. Des familles entières sombrent dans la misère, ployant sous le joug d’une main invisible, un système économique où la machine remplace l’humain, lui ôtant son travail et le pain de la bouche. Les Joad incarnent les démunis, les marginaux, ceux que la société aimerait éradiquer, puisqu’ils révèlent l’étendue de son déclin. Un système inégalitaire reposant sur l’exploitation et l’aliénation. Les Okies considérés comme des pestiférés subissent la xénophobie des Californiens. Ainsi marginalisés, ils sont déshumanisés. Processus d’exclusion destiné à rassurer ceux qui font pression sur les populations. Peu à peu les consciences s’éveillent. Les forces agrégées en syndicats permettent aux voix de porter. La lutte des classes se nourrit de la colère du peuple affamé. La révolte est enclenchée. John Steinbeck signe une critique féroce du capitalisme sauvage et un roman exceptionnel à portée universelle.

Le grand roman de la crise de 1929

Jeudi 24 octobre 1929, le marché boursier américain s’effondre. Le modèle spéculatif sur lequel l’économie américaine prospérait est à bout de souffle. La bulle éclate, le chômage explose, des millions d’américains à travers le pays se retrouvent sur le carreau. Dix ans plus tard, paraît « Les raisins de la colère ». John Steinbeck ne retrace pas la chronologie de l’échec du rêve américain mais révèle l’envers du décor et expose les conséquences sociales d’une crise financière sans précédent. Dans un souci d’allocation optimale des ressources, de maximisation des profits et de minimisation des coûts, l’hypercapitalisation de l’industrie américaine conduit les banques à exproprier les métayers pour les remplacer par des machines. Le rendement de la terre s’en trouve améliorer, quand le lien avec celle-ci, lui, est altéré. Si d’un point de vue quantitatif l’introduction des machines permet d’augmenter le rendement des sols, d’un point de vue qualitatif la relation entre l’homme et ce qui le nourrit est dénaturée. En cela, John Steinbeck fait preuve d’une très grande modernité. Il nourrit une réflexion écologiste et entrevoit les conséquences désastreuses de l’alimentation transformée.


Le conducteur était assis sur son siège de fer et il était fier des lignes droites qu’il avait tracées sans que sa volonté fût intervenue, fier du tracteur qu’il ne possédait ni n’aimait, fier de cette puissance qu’il ne pouvait pas contrôler. Et quand cette récolte poussait et était moissonnée, nul homme n’avait écrasé entre ses paumes les mottes chaudes et n’en avait laissé couler la terre entre ses doigts. Personne n’avait touché la graine, ni imploré ardemment sa croissance. Les hommes mangeaient ce qu’ils n’avaient pas produit, rien ne les liait à leur pain. La terre accouchait avec les fers et mourait peu à peu sous le fer ; car elle n’était ni aimée, ni haïe, elle n’était l’objet ni de prières, ni de malédictions.

[…]

Parfois, vers midi, le conducteur du tracteur s’arrêtait devant une métairie et s’apprêtait à déjeuner : sandwiches enveloppés dans du papier glace, pain blanc, cornichons, fromage, spam, morceau de tarte estampillé comme une pièce de machine. Il mangeait sans goût.

Cette perte de lien avec la nature se poursuit à l’échelle humaine. En déshumanisant les individus, les banques agissent à l’aveugle et leurs représentants en toute impunité. Petites mains déresponsabilisées qui soumettent leur volonté à des entités bancaires peu scrupuleuses des méthodes utilisées. De là naît le délitement du lien social. La déresponsabilisation conduit à la déshumanisation et attise la colère des plus démunis qui, se sachant spoliés, ne savent pas vers qui se tourner. L’entité responsable de leur sort – invisible, impalpable, redoutable – agit dans l’obscurité, laissant à d’autres le soin de réparer les pots cassés.


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PRIX PULITZER 1940

PRIX NOBEL 1962

Date de parution : 1939. Collection Folio, traduit de l’anglais (États-Unis) par Maurice Edgar-Coindreau et Marcel Duhamel, 640 pages.

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Les Cavaliers des canyons, Zane Grey : « le premier western littéraire » {#RomanCulte}

Auteur prolifique et maître du genre, Zane Grey signe avec Les Cavaliers des canyons « le premier western littéraire ». Un texte éblouissant dont son éditeur, frileux à l’idée de froisser la communauté mormone, a différé la publication. 1871. À la mort de son père, Jane Withersteen hérite d’une fortune considérable et d’un immense domaine dans les plaines de l’Utah. Fervente croyante, elle s’est éprise d’un étranger et refuse d’épouser un homme de sa communauté. Harcelée, pillée et menacée, Jane sent les ombres qui l’entourent se rapprocher. Telle une main invisible venant entraver son destin, des forces œuvrent dans l’obscurité à la ruiner. Tiraillée entre sa foi inébranlable et l’emprise dont elle essaie de se soustraire, elle s’en remet à un mystérieux cavalier. Le pistolero vêtu de noir, exterminateur de mormons réputé, met un temps de côté ses préjugés pour lutter à ses côtés. Sans pour autant perdre de vue la mission vengeresse qu’il s’est assignée. À charge contre l’idéologie sectaire, ce western, qui tient autant de la quête initiatique que du roman d’aventures, est porté par une langue superbe et imagée. Sont décrits avec le même lyrisme, la même puissance évocatrice, les paysages sauvages du Far West, que les ressorts psychologiques violents du processus d’embrigadement. La tension narrative qui émane du roman est à l’image de la maturation de l’héroïne qui, à mesure que l’étau se resserre, ouvre les yeux sur la perversité des membres de sa communauté. Des exaltés pour qui l’obéissance à Dieu s’assimile au fanatisme religieux. Chauffé à blanc, son être s’embrase face aux vexations qui lui sont infligées. En proie aux pires tourments, son âme se cabre. L’emprise est telle, que seul un sentiment aussi puissant que l’amour saura la transcender et lui insuffler la force de résister. Loin de la briser, les privations renforcent sa volonté. Récemment traduit par les Éditions du Sonneur, ce roman flamboyant fait de l’amour le moyen de racheter ses péchés et de conquérir sa liberté.

Elle ne souffrait pas, mais un duel moral pour l’heure sans vainqueur se livrait au plus profond de son être. Attendre que l’un ou l’autre de ses sentiments – la foi, le désir, la liberté – l’emporte était presque aussi pénible qu’une souffrance physique.

Si cette puissance intangible et secrète refermait de nouveau son étau sur elle, si cette main invisible continuait à manipuler les êtres et les choses autour d’elle, l’étouffant lentement du poids de son mystère et de son invraisemblable influence, elle se saurait alors victime non du hasard, ni de la jalousie, ni de l’intimidation, ni de l’ire d’un ministre du culte envers sa révolte, mais d’une stratégie froide et calculée conçue bien avant sa naissance, de la volonté obscure et immuable de l’empire dont elle et tout ce qui lui appartenait n’étaient qu’un infime atome.

Des personnages incarnés et une nature sublimée

Le western selon Zane Grey, ce sont des personnages très incarnés, mus par des sentiments violents. Des femmes de tempérament. Des hommes cruels ou des chevaliers servants. Cette conception un brin manichéenne est contrebalancée par la beauté des descriptions et la puissance romanesque du récit. Les paysages de l’Ouest américain sont décrits avec une telle minutie, que l’on s’y croirait. D’un réalisme parfait, le lecteur entend le bruit des sabots des pur-sang de Jane Withersteen frappaient le sol, le colt qu’un caballero est en train de charger et les coups de feu tirés au loin dans Surprise Valley, où Balancing Rock manque de s’écrouler. Les personnages de Zane Grey tirent leur force de cette nature sauvage, indomptée. L’attachement de l’héroïne à ses pur-sang est d’ailleurs révélateur de la volonté de l’auteur d’assimiler la puissance de l’animal au caractère de Jane.

Peu à peu lui vint l’idée que la métamorphose n’était pas contenue dans ce qu’il voyait, mais dans ce qu’il ressentait. Et ainsi couché sur la corniche, le vent des falaises lui chantant dans les oreilles, les étoiles claires scintillant au-dessus de l’altière et sombre cheminée, la nature de ce changement lui fut révélée : il n’était plus seul.

Vaquero en charge d’un troupeau, il n’avait jamais pensé ni à la solitude, ni à la sauvagerie de la nuit ; âme désormais bannie, dans le silence le plus total, l’obscurité la plus profonde, illuminée seulement par les traînes scintillantes des étoiles froides et calmes, il ressentait vivement les tourments de son cœur.

Deux histoires d’amour enchâssées et une construction narrative habilement menée

Ce qui rend si singulier ce western, c’est la double narration imaginée par Zane Grey. En effet, d’un côté nous suivons Jane Wistersteen qui, épaulée par Lassiter, lutte pour sa liberté. De l’autre, Venters, un Gentil (non Mormon) contraint de fuir Cottonwoods et son ami Jane, trouve refuge dans une anfractuosité nichée dans les falaises. Un paradis terrestre qu’il partage avec une jeune femme, qui fut un temps le Cavalier masqué d’Oldring. Un homme dont le seul nom glace les sang. Un bandit et voleur de bétails sévissant dans les plaines de l’Utah. Contrairement à beaucoup de westerns qui mettent l’accent sur les fusillades, règlements de compte et combats sanglants entre colons et indiens, les deux histoires d’amour des Cavaliers des canyons structurent le récit.

Je suis certain qu’en te venant en aide, je m’aiderai moi-même. Mon âme était malade. À présent, j’ai un but dans l’existence.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 1912. Éditions du Sonneur, traduit par Anne-Sylvie Homassel, 496 pages.


Pour aller plus loin


Pour les amateurs de westerns

  • Lonesome Dove de Larry McMurtry : {Roman Culte}
  • Les pionniers d’Ernest Haycox : la conquête de l’Ouest au plus près d’une communauté de colons
  • Des nouvelles du monde de Paulette Jiles : un duo de choc attachant
  • Des jours sans fin de Sebastian Barry : la fureur des hommes
  • Au loin de Hernán Diáz : un long voyage en solitaire dans les contrées sauvages de l’Ouest américain
  • Au nord du monde de Marcel Theroux : un western féminin.iste post-apocalyptique dans le Grand Nord 

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Lonesome Dove, Larry McMurtry : chef-d’œuvre du western américain {Prix Pulitzer 1986}

Chef-d’œuvre de la littérature américaine, Lonesome Dove est un roman d’aventure culte ! Un western épique éblouissant récompensé par le prix Pulitzer en 1986. À travers le périple d’une escouade de cow-boys soudés par de forts liens d’amitié, chargée de convoyer du bétail mexicain volé du Texas vers le Montana, le scénariste de Brokeback Mountain narre la fin d’une époque tourmentée et l’avénement du monde civilisé. Un temps révolu, où Augustus McCrae et Woodrow Call, chevauchaient colt à la ceinture les terres arides du Texas pour protéger les pionniers, traquant au nord de la frontière les Indiens, au sud les bandits mexicains. La guerre de Sécession est terminée, la colonisation des terres effectuée et la menace indienne écartée. Les anciens Rangers ont troqué leur vie d’aventuriers pour celle plus sédentaire de vendeurs de bétail. Associés depuis une dizaine d’années, Augustus et Call ont fondé la Hat Creek Company. Ils vivent dans une ferme isolée, en compagnie de Bol, un ancien bandit mexicain faisant office de cuisinier, Deets, un éclaireur noir à l’œil affûté, Pea Eye et Newt, fils présumé d’un des cow-boys. À Lonesome Dove, la paix règne, épisodiquement troublée par les récriminations de Call agacé par la loquacité de Gus et sa propension à se désaltérer le gosier plutôt qu’à trimer. Le retour de Jake Spoon – un ancien compañero et séducteur charismatique recherché par le Shérif de Port Smith, signe le retour du trio et le départ du convoi, qui projette de faire fortune en établissant un ranch dans le Grand Ouest américain. L’équipée hétéroclite, que viennent compléter deux Irlandais qui ont le mal du pays, des cavaliers inexpérimentés, une prostituée au caractère bien trempé et des hommes aussi rustres qu’attachants, promet des moments d’anthologie. Larry McMurtry livre une épopée grandiose, un tableau flamboyant et émouvant d’une des dernières lignées de cow-boys et d’aventuriers. La conquête de l’Ouest vit des derniers instants magiques sous la plume du romancier. Mon livre de l’été !


Mon évaluation : 5/5

PRIX PULITZER (FICTION) 1986

Date de parution : 1985. Éditions Gallmeister, poche dans la collection Totem, traduit par Richard Crevier, 544 pages.


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Lectures d’été

 

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Nirliit, Juliana Léveillé-Trudel : « Bienvenue au Far North »

« Bienvenue au Far North », à Salluit, un petit village inuit, où les Blancs en quête d’exotisme séduisent les Autochtones le temps d’un été, et repartent le cœur léger. Dans ce premier roman étincelant, Juliana Léveillé-Trudel célèbre la beauté féroce du Grand Nord canadien. Ses terres reculées régulièrement colonisées, suscitant la convoitise des étrangers en quête de liberté. Liberté, dont les habitants semblent eux-mêmes privés. Riche des récits qu’elle a récoltés, l’auteure raconte des destins brisés, ravagés par la drogue et l’alcool, minés par la détresse qui finit par étreindre ces peuples nomades jugés inadaptés aux yeux de la société, réfractaires à l’idée d’épouser le modèle que des générations de missionnaires ont tenté de leur imposer. Des proies qu’il est aisé d’acculer. En inuktitut, Nirliit signifie oie. À l’instar des oiseaux migrateurs, chaque été l’héroïne quitte Montréal pour l’Arctique canadien. C’est là, qu’Eva a disparu. Son corps n’a jamais été retrouvé. Resurgira-t-il des eaux profondes du fjord, où il a certainement été jeté, lors de la débâcle des glaciers ? L’héroïne se souvient de son amie. De la relation tumultueuse qu’elle entretenait, un triangle amoureux périlleux que la jalousie a fini par alléger. À travers elle, c’est tout un peuple qui se dessine, décimé par les excès, mais bouillonnant de vie. Aux confins de l’arctique, l’alcool offre un refuge, une promesse d’évasion dans un quotidien éreintant. Échauffés par la boisson, les sentiments sont exacerbés. Les hommes cognent, les femmes retrouvent leurs instincts primaires et des filles-mères à peine pubères – parfois, souvent violées, confient l’éducation de leur bébé à la communauté. Juliana Léveillé-Trudel nous raconte ces vies fulgurantes, fauchées à peine entamées, des étoiles filantes et incandescentes. Ce roman d’une éclatante beauté est aussi un coup de gueule contre les occidentaux pour qui la saison estivale au sein de ces communautés prend des allures de parenthèse enchantée. Nirliit est un texte engagé, rude et sauvage, aussi politique que poétique. Un chant d’amour somptueux.


À découvrir également aux Éditions de la Peuplade


Date de parution : 2015. Grand format aux Éditions de La Peuplade, poche chez Folio, 192 pages.

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L’homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kivirähk : la disparition d’une civilisation (Grand Prix de l’Imaginaire 2014)

« Eux, bien sûr, ils ne peuvent pas regretter leur ignorance , ils ne savent pas ce qu’ils ont perdu – mais moi je sais. » Dans un roman foisonnant porté par une imagination bouillonnante, Andrus Kivirähk raconte la fin d’un monde, la disparition d’une civilisation et l’avènement d’une société moderne qui, pour asseoir sa légitimité fait table rase du passé. Lauréat du Grand Prix de l’Imaginaire 2014, L’homme qui savait la langue des serpents est un ovni littéraire. Un texte étrange et singulier d’une beauté étincelante qui, sous les apparences d’un conte fantastique, dénonce avec virulence l’éloge de la modernité, la marche inéluctable du progrès s’effectuant au détriment d’un savoir immémorial dont l’utilité ne s’est en rien émoussée. Dans les terres reculées de l’Estonie médiévale, un jeune homme voit son monde disparaître progressivement. Un microcosme situé dans des bois sacrés, peuplés de serpents, d’antropopithèques, de Sages et de divinités. Dernier représentant d’une lignée d’hommes initiés maîtrisant la langue des serpents, Leemet incarne les derniers vestiges d’une civilisation déchue au profit d’hommes de fer, de guerriers en armure sur leurs destriers et de moines dont l’obscurantisme n’a d’égal que leur vanité. Comment chaque nouvelle civilisation tend à effacer ce qui l’a précédée, la violence et l’intransigeance avec lesquelles elle pratique l’extermination des populations considérées comme  dépassées par le progrès est au cœur du roman. Andrus Kivirähk nous renvoie à nos propres démons. La facilité avec laquelle l’humain oublie d’où il vient, se met à adopter des rites et à vénérer un Dieu sans exercer au préalable son esprit critique. La versatilité de l’espèce humaine apparaît dans toute sa cruauté et son obscénité. Même si un homme persiste et résiste, tentant vainement de concilier l’Ancien Monde et le nouveau. Le dernier homme à parler la langue des serpents. Le détenteur d’un savoir ancestral, puni pour avoir osé imaginer échapper à la marche du progrès. L’évolution est un processus implacable qu’il n’est pas bon d’entraver.

En m’endormant, je me sentais plus serpent qu’humain, et cette sensation me consola un peu.

Il n’y a rien de plus laid que de voir une personne qui nous est familière et chère se changer en une créature étrangère et incompréhensible. […] mon vieux copain avait été gobé par un petit villageois du nom de Peetrus. Sous ce Peetrus, on distinguait encore le nez et les oreilles de Pärtel, mais la digestion était déjà en cours et bientôt les dernières traces de mon copain auraient disparu. […] il existait encore, mais il n’existait plus pour moi.

C’est étrange que la langue des serpents soit tombée dans l’oubli, mais que la croyance en des génies demeure. La sottise est plus forte que la sagesse. La bêtise est coriace comme une racine ancrée dans ce sol que les hommes foulaient jadis. La forêt foisonne, il naît de plus en plus de gens au village ; et moi, je suis le dernier homme à savoir la langue des serpents.

Ils voulaient remonter le temps autant que possible, car ils croyaient que toute vérité est ancestrale ; ils tenaient l’ensemble de l’évolution de l’humanité depuis l’aube des temps pour un long dérapage qui la menait tout droit au marécage.

Ce qui puait, c’étaient les mots des serpents : c’étaient ces connaissances, devenues inutiles et superfétatoires dans le monde nouveau, qui pourrissaient en sécrétant une odeur doucereuse. […] J’étais une feuille morte, une feuille de l’an dernier qui par malheur avait poussé trop tard pour voir la splendeur de l’été.

J’avais voyagé dans le temps et j’étais parvenu dans le passé juste avant que la porte ne s’en referme pour toujours.


GRAND PRIX DE L’IMAGINAIRE DU MEILLEUR ROMAN ÉTRANGER 2014

Date de parution : 2013. Grand format et poche aux Éditions du Tripode, traduit de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier, 480 pages.

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Vie amoureuse, Zeruya Shalev : passion amoureuse et malédiction familiale

« Quand deux êtres faits l’un pour l’autre contrarient leur penchant, ils se vouent à une vie pleine d’amertume et de regrets. » Et entraînent dans leur sillage les êtres qu’ils côtoient. Des descendants qui, sitôt nés, se retrouvent frappés d’une malédiction contractée par leurs aînés. Vie amoureuse, c’est l’histoire d’une passion contrariée dont les répercussions affectent la génération d’après. Tout commence le jour où Ya’ara tombe sur Arieh, un ami de ses parents. L’attirance entre eux est instantanée et le jeu dangereux puisqu’ils sont tous les deux mariés. Obnubilée par Arieh, Ya’ara fuit son foyer. Telle une enfant gâtée étrillée par une passion qu’elle peine à étouffer, la jeune femme réorganise son monde autour de son amant négligeant les signaux lui indiquant qu’elle met les pieds dans une situation qui lui échappera inexorablement. L’attraction vire à l’obsession, mâtinée par un sentiment de répulsion que lui inspirent les secrets qu’elle déterre au fil de ses investigations. Cet homme pervers et mystérieux, pour qui elle brûle intérieurement, semble détenir les clés de son histoire familiale et donc de sa personnalité. Le fréquenter lui permet d’effleurer la vérité, de comprendre les fondations sur lesquelles s’est structurée son identité. Dans ce texte intimiste, construit comme un huis clos domestique extrêmement resserré, Zeruya Shalev nous offre une radioscopie du couple préfigurant une déliquescence programmée. Elle embrasse avec virtuosité ses thèmes de prédilection : l’adultère, les vertiges de la passion, le poids des secrets et la projection des désirs et frustrations sur l’être aimé. À l’instar de Douleur, ce sont les non-dits qui initient une « chaîne de culpabilité », une sorte d’effet papillon à retardement. Chez Shalev, la vie apparaît comme une immense toile d’araignée, dont les ramifications s’entrecroisent avec subtilité. Seule une enquête poussée permet d’en saisir toute la complexité. Ce que l’auteure israélienne réalise de sa plume acérée, aussi tranchante qu’un scalpel et d’une précision cruelle. Un thriller psychologique décapant.


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Date de parution : 2000. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen, 368 pages.

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Voyou, Itamar Orlev : Mon père, ce salaud ! (Prix du Meilleur Roman des lecteurs Points 2020)

Mon père, ce salaud ! Cet incipit siérait à merveille au roman de l’auteur israélien Itamar Orlev. Un premier roman très réussi, inspiré de faits réels, dont les faiblesses, loin de le desservir, viennent au contraire souligner la sensibilité et la sincérité d’une quête filiale compliquée. « J’aimais ce père que je détestais ». En une phrase, d’une concision exemplaire, le narrateur exprime toute l’ambivalence des sentiments qui le tiraillent à l’égard d’un père absent, violent, alcoolique et infidèle, qu’il n’a pas vu depuis vingt ans. 1988. Direction la Pologne où Tadek part sur les traces de son père, laissant en Israël femme et enfant. Comme pour confirmer l’impossibilité d’échapper à une histoire familiale chaotique et de se soustraire aux lois de l’hérédité, sa femme vient de le quitter et son fils tend à s’éloigner. Face à l’échec de sa vie de famille, Tadek – qui pendant longtemps a refusé d’avoir un enfant de peur de se montrer défaillant, envisage ce voyage comme l’ultime chance de renouer avec son passé et de conjurer ses terreurs d’enfant. Pendant une semaine, le père – qui loge dans une maison de retraite pour vétérans et anciens combattants, et le fils vont s’apprivoiser. L’hostilité entre les deux hommes va, au gré des souvenirs partagés, s’apaiser pour laisser place à une intimité. À travers l’évocation des horreurs de la Seconde Guerre mondiale : la torture, les exécutions sommaires, la résistance, les épreuves qui ont fait de son père ce qu’il est, se dessine en creux le portrait d’un homme brisé, seul et torturé. La réalité se révélant ainsi moins manichéenne que celle que Tadek avait fantasmée. Le talent d’Itamar Orlev est de ne jamais forcer le trait, de réussir à offrir un tableau mettant en scène des retrouvailles entre un père et un fils juste et émouvant, à rendre compte de la difficulté de voir son père tel qu’il est et non pas comme il aimerait qu’il soit, à pardonner, sans pour autant accepter, pour pouvoir avancer et enfin trouver la paix. Un beau roman sur la transmission et la filiation.

« Je n’ai écouté que mes envies. Et si j’ai pu vivre comme ça, c’est parce que je n’ai rien regretté. Je peux te demander pardon, mais regretter, non. » […] « Parce que si je commence à regretter, je ne sais pas où ça va me mener.

– Donc, tu ne regrettes rien.

– Je ne peux pas.

– Et tu ne regrettes pas d’avoir bu tout l’argent que tu gagnais et ensuite d’avoir volé celui de maman ?

– M’excuser, ça oui, je peux, mais pas regretter.

– Et tu ne regrettes pas tous les coups que tu nous as donnés ?

– Non.

– Et ceux que tu donnais à maman ?

– Pas davantage. »

Je l’aurais bien traité de fils de pute, mais les mots sont restés coincés au fond de ma gorge.

Je voulais d’un père hollywoodien. Voilà qu’une fois encore la réalité se salissait sous mes yeux, et plus je regardais celui qui était assis en face de moi, plus je le trouvais laid.

Je savais qu’il vagabondait à présent dans des mondes qui m’étaient inconnus, liés à toute une vie dont, pour l’essentiel, j’étais exclu. Alors j’ai détaillé le profil de cet homme, mon géniteur, à la fois étranger et familier. Que j’aimais et que je détestais. Oui, j’aimais ce père que je détestais.

Bien plus tard, j’ai constaté que, toute notre vie, nous cherchons à obtenir une reconnaissance de notre père mais que, pour ce que j’en ai compris – et je ne comprends sans doute pas grand-chose -, nous n’y arrivons quasiment jamais. Et peu importe que le père soit un fils de pute et un minable, on s’obstine, comme quand on était petit.

Je ne pouvais pas être le père que j’aurais voulu être et je ne voulais pas être le père que j’étais.


Date de parution : 2015. Grand format aux Éditions du Seuil, poche aux Éditions Points, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, 528 pages.

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La maison dans l’impasse, Maria Messina : condition féminine et patriarcat, un huis clos domestique impeccable

La maison dans l’impasse, à lui seul le titre exprime tout ce que ce huis clos domestique d’une rare intensité recèle de frustration, d’étouffement, de noirceur, de résignation et de soumission. Parlerme, années 1900. Un père acculé par des soucis financiers voit dans l’union de sa cadette avec son créancier un arrangement inespéré. Le mariage célébré, Antonietta, ignorant tout de l’amour et craignant de se retrouver seule avec son mari, demande à sa petite sœur de l’aider à s’installer. Nicoletta emménage avec le jeune couple. L’arrangement provisoire s’installe dans la durée et le couple s’habitue à la présence rassurante de cette sœur dévouée. Nicoletta voit sa jeunesse filer et son désir de fonder une famille se tarir. Marqué par une enfance misérable, Don Lucio se montre intraitable et irritable. Il règne en maître sur son foyer, s’évertuant à « s’assurer de la docilité du caractère » de son épouse, qu’il désire « aussi malléable que de l’argile fraîche ». Les deux sœurs lui obéissent avec servilité. Se glissant sans moufter dans le rôle étriqué de femme au foyer auquel des générations de femmes avant elles se sont pliées. Jusqu’au jour où l’équilibre fragile du ménage se rompt. Une chape de plomb s’abat sur la maison. La complicité entre les deux sœurs se mue en rancœur et la jalousie s’immisce dans leur relation. Même la douceur du fils aîné ne parvient pas à apaiser les rivalités. Chacune se mure dans ses revendications et campe sur ses positions. Cloîtrées dans la maison et plongées dans un état de prostration, elles ressassent amèrement la trahison infligée par leur plus proche alliée et le goût âcre d’une vie teintée de regrets. Oubliant presque que les enfants, doués d’une sensibilité innée, pressentent la vérité qui tel un poison imprègne leur être en construction. La chute aura valeur de punition. Avec une concision et une précision remarquables, Maria Messina capte les émotions et retranscrit la psyché humaine dans un thriller domestique impeccable. Un texte éminemment politique sur la condition féminine, la domesticité et le patriarcat qui n’a rien perdu de son acuité.

Antonietta n’était pas heureuse. Dans son cœur, il y avait un grand froid qui interdisait la joie.

[…] mieux valait que la vie s’écoule, aussi régulière que le tic-tac d’un horloge et que les femmes restent à leur place. D’ailleurs se disait-il pour s’ôter tout scrupule, les religieuses cloîtrées s’en trouvent très bien et vivent longtemps. Elles ne gaspillent pas leur énergie inutilement. »

Son cœur débordait d’une tendresse presque angoissante, d’un grand besoin d’aimer, d’être aimée… […] Dans l’Évangile, il est écrit que l’homme ne se nourrit pas que de pain… »

Est-ce que toute sa vie se passerait ainsi, comme ces soirées accablantes de silence ? Quand on est jeune, la solitude est parfois intolérable ; c’est une présence invisible, une créature de cauchemar qui vous serre le cœur jusqu’à vous étouffer…

Pourquoi était-elle venue naître là, dans la maison mélancolique ?

Mais comme elle contemplait les poings roses et fermés, elle eut pitié de l’intruse. « Si au moins c’était un garçon, se dit-elle. Son sort serait plus facile. Les femmes sont nées pour servir et pour souffrir. Et rien d’autre. »

Que tenait-elle donc dans ses poings fermés ? Peut-être le bonheur… Chacun de nous, en naissant serre les poings pour ne pas laisser échapper un trésor qu’il ne retrouvera jamais…

Nous donnons à nos enfants notre lait, et quelques larmes que nous ne savons pas retenir. Et ils les boivent aussi, et elles empoisonnent pour toujours leur vie…

Et il cherchait toues les occasions pour inspirer de la crainte à ses filles. Longues et pâles, maigrichonnes, vêtues de noir, elles n’llaient même plus chez les religieuses car il craignait qu’elles ne lui échappent comme Alessio. Il voulait les surveiller. il voulait les former lui-même, à sa façon, dociles, simples et ignorantes, sans désirs, comme doivent être les femmes.

Toute la maison, ce vieux navire qui pourrit dans le port, rempli de voyageurs qui n’ont jamais vu le vaste horizon, est engloutie dans les ombres de la nuit.


Pour aller plus loin…


Date de parution : 1986. Poche aux Éditions Cambourakis, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, 152 pages.

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Syngué Sabour, Atiq Rahimi : Prix Goncourt 2008

« Tu lui parles, tu lui parles. Et la pierre t’écoute, éponge tous tes mots, tes secrets, jusqu’à ce qu’un beau jour elle éclate. Et ce jour-là tu es délivrée de toutes tes souffrances, de toutes tes peines… » Une femme se confie à son mari. Sa syngué sabour, c’est lui. Il gît inanimé. Une sonde dans le bras, artificiellement alimenté. Une balle logée dans la nuque. Et pourtant, son souffle ne faiblit pas. Cette inertie rassurante, cet entre-deux entre vie et trépas la pousse à lui dire ses secrets et ses péchés. « Quelque part en Afghanistan ou ailleurs », dans un pays où les balles pleuvent, les hurlements strient la nuit et les femmes se réfugient dans la folie pour échapper à la fureur des hommes, à une guerre sainte qui n’en a que le nom, une femme veille son mari. Auprès de lui, sa langue se délie. Les mots affluent comme un fleuve trop longtemps retenu. Sur leur dix années de couple marié, ils ont vécu sept ans séparés et n’ont jamais rien partagé. Fiancée alors qu’elle ne l’avait jamais vu, mariée pendant trois ans à un inconnu, elle attend le retour du « héros », du combattant parti faire le Djihad. Pendant ce temps, elle n’a le droit ni de voir sa famille, ni de fréquenter ses amis. Elle attend et se tait. Son statut de femme la prive de liberté. Elle s’efface de peur de froisser l’homme qu’elle a épousé, s’astreignant à le satisfaire pour lui plaire. Craignant d’être répudiée – son ventre restant désespérément plat, elle imagine un subterfuge. Un mensonge froidement calculé, un affront à l’honneur de cet homme glacé. Prix Goncourt 2008, Syngué sabour c’est un court texte, un diamant brut. La confession d’une femme contrainte et étouffée dans un pays en guerre, mis à feu et à sang par des hommes dont l’immaturité n’a d’égale que la cruauté. Pour qu’elle puisse enfin parler, encore faut-il que son mari se taise, qu’elle se sente enfin écoutée sans être coupée. Qu’elle n’ait plus peur d’être corrigée, qu’elle se sente en sécurité. Alors, elle se livre et se délivre, se confie à lui pour enfin gagner sa liberté, le droit d’exister.

Comme c’est étrange ! Je ne me suis jamais sentie aussi proche de toi qu’en ce moment. Ça fait dix ans que nous nous sommes mariés. Dix ans ! et c’est seulement maintenant depuis trois semaines qu’enfin je partage quelque chose avec toi. […] Je peux te parler sans être interrompue, sans être blâmée !

[…] ce qui me libérait, c’était d’avoir parlé de cette histoire. Le fait de tout dire. Tout te dire, à toi. Là, je me suis aperçue qu’en effet depuis que tu étais malade, depuis que je te parlais, que je m’énervais contre toi, que je t’insultais, que je te disais tout ce que j’avais gardé sur le cœur, et que toi tu ne pouvais rien me répondre, que tu ne pouvais rien faire contre moi… tout ça me réconfortait, m’apaisait.

Ton souffle est suspendu au récit de mes secrets.

Livre-lui tes secrets jusqu’à qu’elle se brise… jusqu’à ce que tu sois délivrée de tes tourments.

C’était cela notre différence. Vous les hommes, vous jouissez, et nous les femmes, nous nous réjouissons.

Ceux qui ne savent pas faire l’amour, font la guerre.


PRIX GONCOURT 2008

Date de parution : 2008. Grand format aux Éditions P.O.L, poche chez Folio, 144 pages.

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