« On récolte ce qu’on a semé. » Après avoir eu trois enfants de trois hommes différents – suivant à la lettre le principe qu’elle s’était fixé : un enfant par homme aimé, s’être affranchie de l’éducation juive bourgeoise de ses parents, avoir aimé passionnément, flirté, séduit, fasciné, multiplié les amants.es, mené une vie de bohème et vécu sur le fil de ses désirs, Else Kirschner est à bout de souffle. Acculée faute d’avoir anticiper, elle est contrainte de quitter Berlin la bouillonnante, tombée aux mains des nazis, pour émigrer en Bulgarie avec ses deux filles. Son fils aîné est exilé en Grèce, son premier mari remarié à une de ses amies, le second nazi et le dernier mobilisé. La réalité, qu’elle a fuie toute sa vie en se noyant dans un tourbillon d’émotions, a fini par la rattraper. En relatant l’histoire de sa mère, Angelika Schrobsdorff – ex-épouse de Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah – signe un grand récit d’émancipation féminine : le portrait sans fard d’une femme éprise de liberté lancée dans une course à la jouissance effrénée. Légère et passionnée, Else est à l’image de cette période charnière de l’entre-deux-guerres, où il faisait bon se bercer d’illusions, privilégier le plaisir des sens à la raison, quitte à occulter l’actualité. Une légèreté cher payée des années après. Outre le caractère passionnant de ce destin hors du commun, l’intérêt du récit réside dans la lucidité d’Angelika Schrobsdorff vis-à-vis d’une mère aimante bien que défaillante. L’autrice s’attache aux faits, ressuscite une époque, un interlude festif marqué par une effervescence créatrice et une libération de la sexualité, tout en se gardant de condamner ceux qui ont refusé de voir que l’étau se resserrait. Tel un tiroir à double fond, la vie d’Else arrivée à maturité gagne en gravité, laissant un goût amer parfaitement retranscrit dans le portait établi par sa fille. Sentiment de malaise qui persiste encore aujourd’hui à travers l’idée que l’homme dans une situation critique a davantage tendance à faire preuve d’aveuglement, plutôt que de discernement.
Mon évaluation : 4/5
Date de parution : 2004. Poche aux Éditions Libretto, traduit de l’allemand par Corinna Gepner, 592 pages.
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