Toutes les Publications De Books'nJoy

Là où chantent les écrevisses, Delia Owens : une héroïne en lien avec ses instincts

« Va aussi loin que tu peux. Tout là-bas, où on entend le chant des écrevisses. Ça veut dire aussi loin que tu peux dans la nature, là où les animaux sont encore sauvages, où ils se comportent comme de vrais animaux. » Pas comme les hommes, dont le lien à la terre a été brisé et la nature altérée. La beauté brute de ce roman, le souffle romanesque puissant et la force des sentiments qui traversent les personnages en font un roman bouleversant sur la famille au même titre que Le Prince des marais de Pat Conroy. Kya n’a que dix ans, lorsque abandonnée par sa famille, elle se retrouve livrée à elle-même. Elle vit seule dans une cabane isolée au cœur des marais en Caroline du Nord. Au fil des années, elle fera de sa solitude un bouclier, et deviendra « la Fille des marais ». Hors de ce lieu, dont elle a fait son sanctuaire, elle cultive le mystère et est regardée comme une étrangère. Sa rencontre avec Tate mettra fin à la solitude dans laquelle elle s’est enfermée. Il l’apprivoisera en déposant des plumes d’oiseaux rares sur les rochers. Un jeu de piste délicat destiné à aiguiser sa curiosité. Il lui apprendra à écrire et à lire. Éveillera en elle des sentiments qu’elle ne s’autorisait plus à éprouver. Refusant d’accorder sa confiance après que ceux censés l’aimer ont failli à la protéger. Lorsque Tate doit la quitter pour entrer à l’université, elle le vit comme un ultime abandon. La brèche qu’il a ouverte ne s’est pas refermée et la perspective d’une vie sans contact humain la fait suffoquer. La poussant dans les bras de la vedette du lycée. Le garçon, qu’elle aurait mieux fait de ne pas fréquenter, est retrouvé mort dans les marais. Que s’est-il passé ? Ode à la nature, enquête policière et roman d’apprentissage, Là où chantent les écrevisses questionne notre rapport au monde et la perte de lien avec nos instincts à travers le destin d’une héroïne hors du commun.

Dans tous les traités de biologie, elle cherchait une explication au départ de sa mère : comment était-il possible d’abandonner sa progéniture ?

Pendant des jours, Tate ne revint pas pour lui apprendre à lire. Avant le jeu des plumes, la solitude était devenue une partie d’elle-même, un peu comme un bras supplémentaire. Maintenant, ses racines poussaient à l’intérieur et se pressaient contre sa poitrine.

Son père lui avait dit de nombreuses fois que la définition d’un homme, un vrai, c’était qu’il savait pleurer sans honte, qu’il pouvait lire de la poésie avec son cœur, que l’opéra touchait son âme, et qu’il savait faire ce qu’il fallait pour défendre une femme.

« Je suis ta petite amie maintenant ? » s’enquit-elle.

Il sourit. « C’est ce que tu veux ?

– Oui.

– Tu es peut-être un peu trop jeune.

– Mais je m’y connais en plumes. Je suis sûre que les autres filles y connaissent rien.

– Alors d’accord. » Et il l’embrasse de nouveau.

Quand on s’appuie sur quelqu’un, on se retrouve à terre.


Date de parution : 2020. Grand format aux Éditions du Seuil, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Amfreville, 480 pages.

Partager

Wanted Louise, Marion Muller-Colard : être la fille de sa mère

À quel moment une mère décide-t-elle d’abandonner ses enfants ? Peut-être quand sa propre expérience de la maternité est télescopée par le souvenir de sa mère étant enfant. Une femme peut-elle se soustraire à son rôle de mère ? Faire passer ses engagements au premier plan et privilégier ses convictions au détriment de l’instinct de protection ? Chris sait que sa fille ne reviendra pas. Elle le sait d’autant mieux que, l’ayant élevée, elle sait ce qui lui a manqué. Ni son mari, ni ses deux fils de six et deux ans, parviendront à compenser le peu d’affection qu’elle a reçue étant enfant. Si certains reproduisent un schéma par mimétisme, d’autres s’acharnent à faire différemment, à pallier la défaillance de leurs parents en projetant sur leurs enfants. Et insuffisante, Chris reconnaît l’avoir été. La maternité n’a pas eu sur elle l’effet escompté. Ses priorités et la hiérarchie de ses envies sont restées inchangées. La veille de noël, entourée de son gendre et de ses petits-enfants, elle prend conscience que ce qui se joue est entre elle et sa fille. Louise la met au défi. La fuite de Louise est un aveu d’impuissance, une forme de revanche corrélée à l’incapacité de Chris à avoir su la rassurer quand elle était enfant. Si quelqu’un doit la ramener, c’est à elle de s’en charger. Le même jour, une étrangère entre dans sa vie et lui demande d’enquêter sur sa mère. Membre d’un réseau de résistants polonais, elle a été arrêtée et tuée. Ludmila a souffert de cette mère qui sous couvert de libérer son pays, n’a pas hésité à mettre la vie de sa fille en danger. Marion Muller-Colard explore avec délicatesse, dans une langue parfaitement maîtrisée, la complexité des relations mère-fille. Grandir implique de faire la paix avec son passé. S’extraire de l’histoire de ses parents et mettre de côté des frustrations dont les causes se situent hors de notre champ d’action. Mais, c’est aussi savoir reconnaître que l’on a échoué, et tenter d’y remédier en réparant ce qui a été brisé.

Cette femme apparaît dans ma vie au moment où Louise disparaît. Et l’une comme l’autre alliant une brutalité féroce à une indéfinissable lenteur – ce genre de mouvement décisif qu’un réalisateur déciderait de monter au ralenti. Je ne me résous pas à attribuer cette synchronicité au hasard. Voilà ce que je pense : Louise sort de scène, Ludmila y entre, et j’ai manqué l’instant où, en coulisse, elles se sont passé le relais.

À tous les dieux en lesquels nous ne croyons pas, nous jurons que, s’ils nous rendent Louise, nous nous satisferons pour toujours de cette définition simple du bonheur : que tout le monde soit à sa place.

Il existe des femmes qui tiennent trop fort à autre chose pour se laisser prendre par les retournements de la maternité.

Alors on risque sa vie pour sauver l’avenir de ses enfants. Mais ce qu’on n’a jamais fait, il me semble, c’est risquer la vie de ses enfants pour sauver son pays.

Si vous avez aimé ce roman, découvrez L’homme qui s’envola d’Antoine Bello !

Partager

Kafka sur le rivage, Haruki Murakami : est-on maître de son destin ?

Est-on maître de son destin ? Étrange, insaisissable et envoûtant, Kafka sur le rivage est un grand roman d’apprentissage, où se déploie l’imagination fertile d’Haruki Murakami – célèbre écrivain japonais à qui le Nobel de littérature est promis depuis des années. Une sorte de variation contemporaine du mythe d’Œdipe, un roman d’initiation qui pose la question de la prédestination, du poids des choix que l’on fait, des répercussions de l’abandon sur la construction d’un adolescent. Peut-on vivre sans savoir qui sont nos parents ? En étant amputé d’une partie de notre identité ? C’est surtout un texte qui nous file entre les doigts. Laissant un goût d’inachevé et des questions en suspens. Kafka Tamura quitte Tokyo et se rend à Takamatsu pour retrouver sa mère qui l’a abandonné quand il était enfant. Il fugue de chez son père après que celui-ci lui a confié la malédiction qui pèse sur lui. C’est écrit. Il tuera son père, couchera avec sa mère et violera sa sœur. En parallèle, un vieil homme un peu simplet, victime d’un étrange accident dans son enfance qui a diminué ses facultés, se rend coupable d’un meurtre et décide de filer. Les deux hommes ne se connaissent pas. Et pourtant, tous deux semblent guidés par une force invisible vers un lieu désigné. Une bibliothèque où Mlle Saeki vit. Une femme énigmatique, qui semble conserver un pied dans le passé, où un événement douloureux l’aurait retenu. Jeune, elle a composé un air mélancolique – Kafka sur le rivage. Un titre qui fait étrangement écho au nom du héros. Haruki Murakami introduit de la magie dans la vie de ses personnages et compose une partition où leurs chemins semblent soumis à la loi de l’attraction et où il serait vain de chercher une signification. Pour apprécier ce roman, il faut accepter l’irrationalité et se laisser porter par la musique d’un conteur génial, capable de vous faire avaler que parler avec des chats est une possibilité. Et pourquoi pas finalement ? Murakami ou le triomphe de l’imagination.

Je voudrais que tu te souviennes de moi. Si tu te souviens de moi, cela m’est égal que tous les autres m’oublient.

C’est pour cela qu’il fallait que je le quitte. S’il devait disparaître, mieux valait que je l’abandonne moi-même avant que cela n’arrive.

Ce qu’on nomme l’univers du surnaturel n’est autre que les ténèbres de notre propre esprit.

– Écoute-moi bien, Kafka Tamura, le sentiment que tu éprouves actuellement a fait l’objet de nombreuses tragédies grecques. Ce ne sont pas les humains qui choisissent leur destin mais le destin qui choisit les humains. Voilà la vision du monde essentielle de la tragédie grecque. Et la tragédie – d’après Aristote – prend sa source, ironiquement, non pas dans les défauts mais dans les vertus des personnages. Tu comprends ce que je veux dire ? Ce ne sont pas leurs défauts, mais leurs vertus qui entraînent les humains vers les plus grandes tragédies.

Kafka, pourquoi ?

Quel lien existe-t-il entre le surnom que s’est donné l’adolescent de quinze ans et le célèbre auteur tchèque ? Excepté que Kafka signifie corbeau en tchèque, le choix du prénom est surtout symbolique. Il renvoie à l’univers kafkaïen : sombre, cauchemardesque et surtout absurde. Rappelez-vous, dans La Métamorphose le narrateur se réveille et découvre qu’il s’est transformé en un « monstrueux insecte ». Haruki Murakami introduit lui aussi du fantastique dans ses récits. Il fait pleuvoir des poissons et parler les chats, ouvre des mondes parallèles, tout en ancrant le roman dans le monde réel. À l’instar de Franz Kafka, et contrairement à l’idée que l’on peut en avoir, les livres de Murakami – empreints d’onirisme et de poésie, sont habités par des êtres torturés. Les personnages portent en eux une souffrance profonde et sont traversés par des sentiments violents. Kafka Tamura hait son père, éprouve une rancune tenace à l’égard de sa mère, Nakata souffre de sa différence, Mlle Saeki ne se remet pas de la perte de l’homme qu’elle a aimé vingt ans auparavant, quant à Oshima, il se sent homme et est condamné à habiter un corps de femme. C’est le contraste entre les éléments surnaturels et le monde réel qui fait la force de ce roman.

Conclusion

Haruki MuraKami tout au long du roman ouvre des portes mais n’en referme aucune. Il laisse au lecteur le soin de trancher. Ce qui peut se révéler frustrant pour certains, a contribué à me rendre ce roman délicieux. J’aime qu’un auteur concède au lecteur une liberté d’interprétation, qu’il le guide, puis s’efface. Kafka sur le rivage fait partie de ces romans clivants : on aime ou on déteste. Mais c’est indubitablement un grand roman !

Partager

Le vent reprend ses tours, Sylvie Germain : l’impact des liens d’amitié dans la construction de l’identité

Sylvie Germain s’applique dans ses romans à remonter le temps, à explorer le passé, les vies morcelées d’êtres inachevés, contraints de se construire sur des sables mouvants et de composer avec un passé fuyant qu’ils peinent à exhumer. Puisque même mis bout à bout, ces fragments n’offrent qu’un tableau incomplet de la réalité. Ses personnages, au contact d’un objet les projetant dans le passé, sont rattrapés par des réminiscences de l’enfance dans Magnus, ou de l’adolescence dans Le vent reprend ses tours. Ils se retrouvent acculés, en proie à un sentiment d’étouffement. Cette inertie paralysante puise sa source dans des situations traumatisantes. Manque, séparations, arrachement. Se réconcilier avec leur histoire, l’apprivoiser, devient l’unique moyen de s’en libérer. À la vue de la photo d’un vieil homme de quatre-vingts ans, la peau tannée et le visage buriné, figurant sur un avis de disparition, Nathan a le souffle coupé. Cet homme il l’a bien connu. Il a été déclaré mort il y a des années. Que signifie cet avis, preuve irréfutable de la survie de son ami à l’accident qui a failli leur coûter la vie ? Le passé et le présent se télescopent dans l’esprit de Nathan. C’est le cœur lourd d’avoir été floué qu’il part sur les traces de celui qui l’a tiré de sa léthargie et par son énergie avait su distiller dans sa vie un brin de magie. En enquêtant, Nathan exhume des pans terribles de la vie de son ami. Derrière les attitudes fantasques et les pitreries de Gabril, se dessine une vie faite de déracinements. En exil dans les rues de Paris, le saltimbanque multiplie les excentricités dans l’espoir de faire taire les voix de ceux qu’il a perdus et libérer son esprit des fantômes du passé. À travers le destin d’un homme contraint de quitter la Roumanie, Sylvie Germain non seulement explore la force des liens d’amitié et leur impact sur la construction de l’identité, mais parvient surtout à toucher du doigt la solitude des étrangers et des marginaux, qui peut-être sont plus enclins à percevoir la beauté là où d’autres ont perdu cette capacité.

Partager

Bienvenue au club, Jonathan Coe : la chronique douce-amère de l’Angleterre des seventies

À quoi tient l’alchimie entre le lecteur et la plume d’un auteur ? Comment expliquer la magie des mots de Jonathan Coe, le plaisir indicible pris à la lecture de cette chronique douce-amère de l’Angleterre ? Peut-être à l’œil lucide et merveilleusement tendre que Jonathan Coe porte sur ses personnages, les regardant évoluer, trébucher, tout en se gardant bien d’extrapoler en faisant d’un comportement individuel une règle générationnelle. Les livres de Jonathan Coe ont ceci de particulier, qu’on se glisse dans la narration comme dans du coton, l’écriture est moelleuse et savoureuse. Après le truculent Testament à l’anglaise, chronique cynique de l’establishement anglais, Bienvenue au club, premier volet d’une trilogie qui se clôturera avec Le cœur de Angleterre qui paraîtra à la rentrée littéraire, est la chronique des années soixante-dix. L’ère pré Thatchériste se dessine à travers les trajectoires de vies d’une bande d’amis. Jonathan Coe est un formidable conteur et un portraitiste de génie. En multipliant les points de vue, il rend compte d’une Angleterre en pleine mutation, secouée par les revendications syndicales, à l’aube d’une désindustrialisation qui se poursuivra sous la férule de la Dame de fer. Sous l’apparente légèreté de l’époque, une autre réalité se dessine. La société peine à éradiquer un racisme lancinant, l’IRA durcie ses attaques terroristes. L’industrie cède la place à un capitalisme financier qui triomphera d’ici une dizaine d’années, reléguant les ouvriers lésés à la précarité. Jonathan Coe décrit un temps suspendu, où les espoirs ne sont pas encore déçus, où l’on croit encore à l’avènement d’une société plus égalitaire et à l’entérinement des droits sociaux. Sous la plume du romancier chaque destin est singulier et recèle un fragment de l’histoire du pays. Jonathan Coe, dans un style fluide et impeccable, active la machine à remonter le temps et nous transporte dans un pays sur le fil du rasoir, encore ignorant de ce qui l’attend. De l’implacable machine thatchériste, qui dans l’ombre se nourrit des dissensions et mettra fin aux illusions. Bienvenue au club est un page turner virtuose, un roman générationnel exceptionnel !

Partager

L’aveuglement, José Saramago : la cécité comme moyen de recouvrer la vue

Imaginez, vous ouvrez les yeux et réalisez que vous ne voyez plus. Que le monde, dans lequel vous évoluez, est baigné d’une lumière d’un blanc laiteux, opaque, ne laissant rien filtrer. Tout a fusionné, les reliefs ont disparu, se sont confondus en une étendue monochrome. La cécité, telle une plaie, s’abat sur les habitants, d’un coup, les propulsant dans un monde où seuls l’ouïe, le toucher et l’odorat servent de boussole. Être atteint d’une déficience visuelle à l’échelle individuelle relève du handicap, mais lorsque cette cécité se transforme en épidémie et s’étend à l’échelle du pays, c’est une calamité. Les institutions établies périclitent sous l’effet du « mal blanc ». C’est le chaos. Une anarchie pestilentielle, où chacun œuvre pour sa survie. Une société où l’humain a déserté pour renouer avec ses instincts primaires. Parmi les premiers contaminés, une femme et son mari ophtalmologue ont été placés en quarantaine dans un asile désaffecté. Par miracle, la femme du médecin a conservé la vue. Refusant d’abandonner son mari, elle feint d’être aveugle. Dès lors, elle s’évertue à maintenir un semblant d’organisation pour préserver les vestiges d’une humanité qui tend à s’effacer et pour ne pas sombrer dans la bestialité. José Saramago imagine un scénario terrifiant, le monde tel qu’il serait si l’humain était privé de la vue. L’aveuglement est une dystopie glaçante et terrifiante, mais pas seulement. En filigrane, José Saramago interroge notre capacité à observer. Non pas à ouvrir les yeux et effleurer en surface ce qui nous entoure, mais à regarder véritablement. Pour renouer avec notre humanité, peut-être faut-il en passer par là. Se détacher de l’aspect matériel, apprendre à mettre de côté le superficiel pour se concentrer sur l’essentiel. Déceler la nature profonde des êtres qui nous entourent et les estimer à l’aune de leurs qualités intrinsèques. Écrit en 1995, trois ans avant que l’auteur lusophone ne reçoive le prix Nobel, L’Aveuglement est un appel à faire preuve de lucidité et n’a jamais été autant d’actualité.

Partager

Nue sous la lune, Violaine Bérot : s’effacer sous l’emprise d’un pervers

Nue sous la lune est un récit aussi bref qu’intense, un court roman pour dire tout l’enfer d’une vie sous l’emprise d’un pervers. La dissolution d’un être. Une disparition consentie et réfléchie. Un effacement progressif ardemment désiré pour ne plus gêner l’autre, qu’il s’épanouisse pleinement, qu’il ne subisse plus les assauts de notre stupidité, que ne l’agressent plus les sursauts de notre émotivité non raisonnée. C’est l’histoire d’une passion destructrice. D’un amour exclusif, exigeant une attention de tous les instants, dont on ressort essoré. Telle une coquille vide démantibulée. Plus elle fléchit, s’écrase devant lui, plus il irradie. Elle est venue à lui pour apprendre. Pour qu’il lui transmette son savoir. Sculpter, c’est leur métier. Mais là où elle débutait, lui excellait. Fascinée par cette façon qu’il avait de se pencher sur le travail des autres, de les considérer, elle était d’autant plus troublée par le peu d’intérêt qu’il lui manifestait. Et pourtant, il l’avait choisie. C’est elle qui partageait son lit. Alors pourquoi l’ignorer ? Se montrer si distant et indifférent ? Pour un sculpteur, c’est un comble de ne pas pétrir le corps de celle qu’il aime, le parcourir tout entier jusqu’à en connaître chaque infime secret. Il joue avec elle. L’ignore la journée, pour mieux la posséder une fois la nuit tombée. L’évite devant autrui, ne lui montre aucune marque d’affection, allant jusqu’à lui attribuer un surnom consternant de banalité, alors que dans l’intimité il lui fait comprendre qu’elle lui appartient. Qu’il ne sert à rien de lui cacher les regards et les sourires échangés avec d’autres hommes que lui. Il n’est pas dupe, qu’elle cesse de lui mentir. Son petit jeu ne prendra pas avec lui. Peu à peu, l’étau se resserre. Elle se tait pour ne pas déplaire, par peur de le gêner par des remarques qu’elle juge dénuées d’intérêt, et qui ne feraient in fine que l’humilier. Pour peu, elle retiendrait sa respiration pour ne pas déranger. Sa vie entière lui est consacrée. Elle s’oublie, jusqu’à totalement s’effacer.

Partager

La ballade de Lila K, Blandine Le Callet : amour filial, maltraitance infantile et quête de la vérité (#PrixdesLecteursduLivredePoche 2012)

La vérité est une notion abstraite, mouvante, qui s’appréhende à travers un prisme singulier. Elle recouvre une multitude de facettes, est soumise à la subjectivité du sujet et fait l’objet d’autant d’interprétations qu’il y a d’individus qui se penchent dessus. À partir de ce postulat comment trancher. Comment apprécier la fiabilité d’un jugement qui tombe comme un couperet destituant une mère de ses responsabilités ? Lila a six ans lorsque des hommes en noir surgissent chez sa mère, lui passent une camisole et l’emportent de force, laissant la fillette aux bons soins des médecins. Son corps est marbré d’ecchymoses et de cicatrices. Sa peau est brûlée, ses doigts soudés. Lila est retrouvée en état de dénutrition avancée. Internée dans un centre, elle est hospitalisée, puis soumise à un traitement censé favoriser son insertion dans la société. Puisque Lila est non seulement surdouée, mais, en outre, elle refuse catégoriquement de se sociabiliser. Le contact des autres la fait frémir. Si la mémoire lui fait défaut à la suite du choc qu’elle a subi, elle ne perd pas de vue l’objectif qu’elle s’est fixé, retrouver sa mère pour comprendre ce qu’il s’est passé. D’emblée, elle réfute la version officielle qui figure dans son dossier. L’image de cette mère violente et défaillante ne se superpose pas à celle de la mère aimante qui lui est restée. Où se situe la vérité ? Dans cette société totalitaire, où chacun est constamment surveillé, où concevoir un bébé requiert une autorisation sous peine de subir un avortement forcé, où chaque décision doit au préalable être soumise aux autorités, il serait judicieux d’interroger la part de responsabilité de la société dans la déroute d’une mère célibataire marginalisée. Malgré les épreuves qui lui sont infligées, Lila est obstinée et continue à enquêter. La ballade de Lila K est un roman d’anticipation terrifiant, qui retrace le chemin sinueux parcouru par une fillette en quête de son identité dans une société déshumanisée et aseptisée. Chemin au terme duquel elle devra accepter la vérité telle qu’elle est.

Partager

Magnus, Sylvie Germain : reconstitution d’une mémoire fragmentée {Prix Goncourt des lycéens 2005}

Magnus est un ourson en peluche marron, le pelage élimé, les extrémités en cuir, les yeux doux en forme de renoncules, dotés d’un regard singulier. Il est le détenteur d’un secret, des fragments d’une mémoire qu’une vie ne suffira pas à recomposer. C’est à cinq ans que Franz-Georg est né. Avant, c’est le trou noir. Seul Magnus est resté. Sa petite enfance s’est dissoute en une volute de fumée dont il mettra des années à extirper des formes, des couleurs, qui lui apparaîtront en flashs faisant péricliter sa réalité. Dissipant les mensonges, les omissions inventées par les adultes pour le préserver. De son enfance, il conserve intact le visage sévère de sa mère. Une femme rongée par l’aigreur à la fin de la guerre, puisque portée toute sa vie par les rêves de grandeur de l’Allemagne nazie. Elle, dont les mains délicates s’ornaient de bijoux spoliés aux femmes exterminées dans les camps par son époux zélé. La guerre terminée, le criminel de guerre s’exil en Amérique latine, où se sentant traqué il finit par se suicider. Comment un enfant peut-il saisir le poids de la responsabilité que portent ses parents ? Franz-Georg se construit sur un passé fuyant, ne sachant pas qui il est véritablement, qui étaient ses parents et ce qu’il s’est passé avant ses cinq ans pour que sa mémoire se réinitialise complètement. Quel choc traumatique a-t-il subi pour qu’un voile noir s’étende sur sa vie ? Qui est cette femme qui habite ses rêves et se consume dans les flammes ? Magnus oscille entre différentes identités. Même son nom il doit s’en défaire, une fois en Angleterre, pour couper avec le passé criminel de son père. Adulte il choisira de se dépouiller de ses multiples identités et de se faire appeler Magnus. Sylvie Germain nous raconte une quête d’identité non linéaire, truffée de réminiscences qui surgissent de manière inopinée, laissant Magnus avec une vérité tronquée. Porté par une écriture elliptique, le roman prend la forme d’un puzzle géant dont les pièces manquantes sont des bouts de la personnalité d’un homme en quête de son identité.

Partager

Le Messager, L. P. Hartley : un été meurtrier

Réédité par les Éditions Belfond, Le Messager de L. P. Hartley est un classique de la littérature anglaise paru en 1953 et porté à l’écran en 1971. À soixante ans passé, Léon Colston revient sur un événement survenu alors qu’il n’avait que treize ans. Invité par un camarade à passer l’été 1900 à Brandham Hall, Léon se retrouve au cœur d’une intrigue amoureuse dont il ne saisit pas la portée. Son séjour se solda par un drame, qui scella le reste de sa vie et imprima un tournant décisif à sa personnalité. Une mise à distance des affects, un refus de s’impliquer dans ses rapports avec autrui, de peur de voir se répéter le cauchemar vécu adolescent. Tout commence le jour où son ami, contraint de garder le lit, lui fausse compagnie. Pour tromper l’ennui, Léon s’aventure sur les terrains du fermier Ted Burgess. Ce dernier lui confie un message à remettre à la sœur de son ami. De fil en aiguille, sans que rien ne soit formalisé, Léon remplit la fonction de coursier, délivrant les missives sans se soucier de leur moralité. Et pourtant, autour de lui le climat change, la tension monte, les fiançailles de la jeune fille avec lord Trimingham vont être officialisées. L. P. Hartley écrit à hauteur d’enfant la trame d’un drame sur le point d’éclater, ponctué d’observations d’une lucidité que seule permet une distanciation des faits reposant sur le temps séparant les événements de leur rédaction. C’est dans ce décalage entre le regard innocent de l’enfant, qui pressent les conséquences terribles que pourraient avoir son implication, et le point de vue de l’homme âgé, qui connaît l’issue fatale de cet été étouffant, que réside la force du récit. Sa tension nerveuse est renforcée par la prescience de celui qui l’écrit. Le lecteur anticipe ce qui va survenir mais ne peut qu’échapper à un enfant, impliqué dans un triangle amoureux périlleux, pour qui les passions et la violence qu’elles peuvent susciter sont des concepts étrangers. Un scénario redoutable et implacable !


Adaptations

  • Cinéma : film réalisé par Joseph Losey et mis en musique par Michel Legrand, sorti en 1971.

PALME D’OR DU FESTIVAL DE CANNES (1971)


Date de parution (Angleterre) : 1953. Grand format chez Belfond, collection Belfond Vintage, poche aux Éditions 1018. Traduit de l’anglais par Andrée Martinerie et Denis Morrens, 400 pages.

Partager