« Souviens-toi. Mais pourquoi ? Pour ne pas le refaire ? Mais tu le referas. Un savoir qui n’est pas intimement relié à soi est vain. » Raconter une visite à Auschwitz ratée et, de surcroît, avoir le talent de le faire avec causticité, ironie et tendresse, ce n’est pas donné à tous les romanciers. Telle une équilibriste, Yasmina Reza évolue sur le fil du rasoir et parvient à distiller de l’humour là où on ne l’attend pas. La famille Popper, fratrie juive dont Serge est l’aîné, prend un malin plaisir à s’écharper. Suite au décès de la mère, qui n’a pas survécu une journée au calvaire du lit médicalisé, Serge, Jean – son frère cadet qui nous relate les faits, et Nana – la dernière qui a épousé un gauchiste assisté, se retrouvent embarqués dans un voyage sur les traces de leurs ancêtres hongrois victimes de la Shoah. Pèlerinage mémoriel censé ressouder la fratrie fragilisée par les morts qui se sont succédé et les rancœurs nourries depuis des années. Nul doute, Yasmina Reza a le sens de la scène. Avec en fond sonore des bruits ferroviaires – ayant pour vocation de faciliter l’immersion, et pour décor des fils barbelés artificiellement recréés, Auschwitz apparaît comme un lieu de pèlerinage désincarné qui, par un processus inversé tendant à le sacraliser, s’est retrouvé banalisé. À mille lieux des images que le film de Claude Lanzmann a gravées sur nos rétines et des mots de Charlotte Delbo, Auschwitz est investi par les touristes et leurs cannes à selfie. Décalage vertigineux qui fait grincer des dents. C’est dans cette oscillation subtile du tragique au comique, cette vision du sacré profané par la réalité et dans l’intelligence de dialogues cinglants parfaitement rythmés, où les répliques fusent faisant fi du politiquement correct, que réside la réussite du roman. Serge, personnage truculent aussi agaçant que touchant refusant obstinément de se plier à un devoir de mémoire imposé, simulacre qui n’empêchera pas les hommes de recommencer, donne son titre au roman, ainsi que toute sa portée. Un livre cynique, subversif, drôle, mélancolique et désabusé à la fois.
Date de parution : 2021. Éditions Flammarion, 240 pages.
Qu'en pensez-vous ?