Toutes les Publications De Books'nJoy

La Religion, Tim Willocks : un thriller épique éblouissant au cœur des guerres de Religion

Ne vous fiez pas à sa couverture austère, vous passeriez à côté d’un très grand roman ! La Religion est un livre grandiose, une œuvre colossale d’un romanesque époustouflant. Tim Willocks nous transporte en 1565 au cœur des guerres de religion. L’île de Malte est le théâtre d’une boucherie sans précédent, où les troupes du Sultan Soliman affrontent les chevaliers de l’ordre de Saint-Jean. Et si l’issue semble courue d’avance, les soldats, mus par un fanatisme effrayant, opposent une résistance inattendue. Tim Willocks décrit magnifiquement les sentiments violents qui assaillent les guerriers, qui les poussent à combattre avec férocité et à se sacrifier sur l’autel de la religion. Mattias Tannauhauser, qui a été témoin enfant du massacre de sa famille, devenu mercenaire, trafiquant au gré des accords marchands, observe de loin les délires théologiques de ceux que les troupes ennemies qualifient d’hérétiques. Alors que l’ultime assaut dans la guerre qui oppose chrétiens et musulmans est sur le point d’être donné, que l’avenir de la chrétienté est en train de se décider, une rencontre vient perturber ses plans. Peu enclin à jouer sa vie sur un coup de dés, la perspective de mourir sur un rocher au milieu de la Méditerranée ne le tente que modérément. Et pourtant, pour les beaux yeux de Dame Carla il cédera. Mattias, le géant Bors, la comtesse et sa dame de compagnie, embarquent à destination de l’enfer. Tous animés par des désirs différents, ils verront leurs destins s’imbriquer étroitement. Le passé de la comtesse viendra la hanter, lui rappelant le danger qu’il y a être aimée d’un homme puissant, un membre de l’Inquisition venu à Malte dans l’intention de destituer le Pape et de la récupérer. Sur cette terre gorgée de sang, les intrigues se font et se défont et l’amour devient le seul élément auquel se raccrocher. Vengeance, pouvoir, ambitions démesurées et amours contrariées, tout y est. Avec La Religion, Tim Willocks nous offre une plongée explosive dans les arcanes de la chrétienté. Un thriller épique éblouissant !

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Une amie de la famille, Jean-Marie Laclavetine : ressusciter l’absente par les mots

Il aura fallu cinquante ans à Jean-Marie Laclavetine pour briser le mutisme dans lequel sa famille s’est murée et exprimer le traumatisme qui le poursuit. Le silence qui a entouré l’accident s’est abattu comme une chape de plomb sur sa vie, empêchant toute allusion à sa sœur de vingt ans morte noyée il y a des années. Chaque famille a ses secrets, des fantômes qu’elle préfère ne pas réveiller. Ils sont impalpables, insondables et se dérobent à un œil étranger, et pourtant ils structurent inconsciemment la famille, qui finit par en épouser les contours, même si rien n’est dit, même si tout le monde se tait comme si cela permettait d’atténuer la réalité. Lorsque des années après, une des petites-filles demande à sa grand-mère qui est cette femme en photo avec le reste de la famille, elle écope d’une gifle bien sentie. Le mutisme, qui prend racine dans le décès d’Annie, s’installe puis se déploie année après année, personne ne venant l’abroger. Jean-Marie Laclavetine attendra le décès de ses parents pour retourner sur les pas d’Annie, pour se souvenir de la jeune fille qu’elle était, afin que nul témoin ne vienne entraver une démarche si longtemps repoussée visant par les mots à la ressusciter, l’extraire du sarcophage cadenassé dans lequel on l’avait enterrée. L’écriture pour Jean-Marie Laclavetine a certainement vertu de catharsis, mais l’enjeu est ailleurs. Il écrit pour libérer cette sœur écrasée sous le poids des non-dits. Faire affluer les souvenirs pour rendre présente celle que son petit-frère interrogé par ses amis nommera maladroitement « l’amie de la famille ». L’absente est là, et pourtant chacun s’évertue à la contourner. C’est une fuite en avant pour mieux se préserver. Ne pas y penser puisque de toute façon la réalité ne souffre aucun saut dans le temps, rien n’y fait, Annie s’est écroulée d’épuisement après avoir lutté pendant plus d’une heure dans l’eau. Son corps a fini par lâcher. Elle est partie mais aujourd’hui elle revit à travers ce roman d’une délicatesse inouïe que son frère lui a consacré.

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Silens moon, Pierre Cendors : la passion comme ultime raison d’exister

Dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, l’atmosphère est crépusculaire. Les âmes errent, les êtres disparaissent sans jamais réapparaître, laissant derrière eux un faisceau de présomptions et mille interrogations. Le temps est suspendu, l’issue connue. Et dans cet univers mortifère, certains font le choix de se taire. Nada Neander est de ceux-là. Cette femme mystérieuse à la beauté sculpturale, les cheveux et les yeux d’un noir de jais et l’ovale du visage d’une blancheur immaculée, qu’Hern Heimlicht surprend dans le reflet d’un miroir, a fait vœu de silence. Elle sait que le temps lui est compté et son destin scellé. Au Mirador, chaque soir elle chante sur scène, puis retrouve sa loge et sa solitude. C’est dans cet établissement mystérieux que Pierre Cendors tisse son intrigue. Hern Heimlicht et Nada Neander s’aimeront à leur façon, en silence et avec violence. Comme si chaque instant était le dernier. Dès lors que la nuit, témoin de leurs amours, s’achève et le jour se lève, tout est effacé et lorsque la nuit point, il leur faut tout recommencer. S’apprivoiser, explorer l’autre, le goûter et le posséder avec férocité, se donner entièrement pour atteindre le vertige de l’amour, le point culminant où le temps cesse de s’écouler, le souffle est coupé, les yeux trahissent une lueur de détresse aussitôt supplantée par l’ivresse. Retrouver l’espace d’un instant la sensation d’être en vie, les veines irriguées par un sang bouillonnant, le cœur palpitant. La sporadicité de leurs rendez-vous décuple l’intensité de leurs étreintes. Les amants s’y rattachent avec la ferveur des naufragés se cramponnant à un rocher pour éviter de sombrer. Hern Heimlicht puise dans cette passion l’ultime raison d’exister, lui qui vivait retiré de la réalité. Silens moon est un roman sombre et lumineux, doté du charme suranné des films en noir et blanc. Une danse funèbre interprétée par deux êtres esseulés que l’espoir a quittés. D’une écriture cristalline, Pierre Cendors fait d’une passion le dernier sursaut avant l’effondrement et nous livre un roman à l’esthétique travaillée.

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Une odeur de gingembre, Oswald Wynd : le journal intime d’une femme déchue en Asie

Retranscrire avec une telle finesse la psyché féminine tient de la prouesse littéraire. D’autant plus lorsque c’est un homme qui le fait. Début du 20e siècle, Mary Mckenzie quitte Édimbourg pour épouser l’homme qu’elle a choisi. Son futur époux, attaché militaire britannique, a été envoyé en Chine pour surveiller un conflit sur le point d’éclater. Sitôt accostée, l’exotisme s’est fané. Richard s’absente régulièrement, quant à Mary, elle vit confinée, évolue dans un univers étriqué, rythmé par les rares réceptions données par des diplomates étrangers. La promiscuité qui la gênait tant en mer lui apparaît désormais préférable à l’intimité partagée avec son mari. Alors qu’il est retenu par l’armée, elle entame une relation avec un officier japonais. De cette liaison naîtra un garçon. Une odeur de gingembre c’est son journal intime, enrichi des lettres qu’elle a écrites. Oswald Wynd introduit les bouleversements de la vie de son héroïne à travers des ellipses et des sauts dans le temps, laissant au lecteur le soin de recomposer la vie de Mary avec ces fragments. À travers les interstices, on assiste à l’éveil d’une femme, sa maturation, puis sa mise au ban de la société. Considérée comme une femme légère, une pestiférée, bannie de chez elle sans autre forme de procès. Elle vit ballottée, constamment en suspens. Dans cette société machiste et patriarcale, le courage dont elle fait preuve force l’admiration. Tel un navire pris dans les flots déchaînés, elle tanguera, fléchira, sombrera puis se relèvera. Son instinct de survie résistera aux aléas. En filigrane de sa vie, se dessine un monde en pleine mutation. Fort de ses succès militaires, le Japon enfle, a des velléités expansionnistes et se ferme peu à peu aux étrangers. Mary perçoit l’évolution des mentalités et l’animosité qu’elle suscite en qualité d’étrangère. Victime d’ostracisme, elle poursuit sa vie sur un fil, fait preuve de résilience et s’évertue à préserver l’équilibre fragile qu’elle est parvenu à créer. Oswald Wynd signe un somptueux portrait de femme au destin terriblement romanesque.

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La transparence du temps, Leonardo Padura : le mystère de la Vierge noire

Le plaisir pris à la lecture de l’enquête menée par Mario Conde, flic à la retraite, dans un Cuba délabré, où des villas luxueuses jouxtent des quartiers défavorisés, est similaire à celui pris à la lecture d’un roman de Fred Vargas ou d’une enquête d’Hercule Poirot. Tout le charme réside dans la personnalité de l’enquêteur qui, fumeur impénitent et buveur à l’excès de rhum frelaté, nous invite à observer le monde qu’il n’a jamais quitté à travers ses yeux. Nous faisant goûter à la chaleur de la vie en communauté, des amitiés liées depuis des années, les effluves de café et les volutes de fumée des clopes matinales dont il ne peut se passer. Mario Conde nous fait visiter La Havane, ville scindée, figée dans un entre-deux, ouverte et fermée, écartelée entre ceux qui dépensent sans compter et les plus démunis soumis au rationnement. C’est dans ce décor fragile que Mario Conde reçoit la visite de Bobby, un ami de lycée. Cet ancien militant communiste, désormais trafiquant d’œuvres d’art s’est vu dérober par son amant une effigie de la Vierge noire. Face à l’insistance de son ami pour la retrouver, Conde pénètre des sphères jusqu’alors insoupçonnées, où l’argent coule à flot et où chacun magouille pour tirer son épingle du jeu. Dans cette quête complexe les époques s’entrecroisent, invitant le lecteur à remonter le temps jusqu’à la chute des templiers. Le pouvoir magnétique exercé par la relique, déjà un appât de choix au vu de sa valeur historique, se voit renforcer par les pouvoirs mystiques qui lui sont attribués. Alors qu’il est rongé par la poursuite du temps, qui semble lui échapper, et gagné par la mélancolie, Mario Conde n’a pas un moment pour s’appesantir sur l’imminence de ses soixante ans, âge canonique qui le fait frémir, et s’en va en taxi collectif ou à pieds arpenter La Havane. La qualité littéraire de ce polar tient plus à la plume savoureuse de Leonardo Padura, qu’à l’enquête confuse menée par l’attachant Mario Conde, hédoniste et bon vivant.


Mon évaluation : 3,5/5

Date de parution : 2019. Grand format aux Éditions Métailié, traduit de l’espagnol (Cuba) par Elena Zayas, 448 pages.

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Le Nom de la rose, Umberto Eco : un polar médiéval érudit et virtuose

Le Nom de la rose d’Umberto Eco est une enquête médiévale virtuose, où hérétiques et dogmatiques se livrent une lutte acharnée. De joutes verbales en monologues inspirés, le Nom de la rose étincelle par son érudition. Umberto Eco nous plonge dans une époque tourmentée. En l’an 1327, alors que le pape Jean XXII est taxé d’hérésie, et que le catholicisme s’étiole à force de ramifications fondées sur des lectures divergentes des textes bibliques, une série de meurtres sont commis dans une abbaye. Guillaume de Baskerville et Adso, son secrétaire qui des années plus tard s’attellera à la rédaction de l’histoire qui nous est relatée, au-delà de leur mission diplomatique, sont sommés par l’abbé de découvrir le meurtrier. Les mises en scène macabres sont, selon toute vraisemblance, l’œuvre d’un esprit possédé, frappé de démence. Pourtant les moines semblent mener une vie exempte de péchés dans cette abbaye dont l’abbé loue la sérénité. Guillaume et Adso en réveillant les vieilles rancunes font jaillir des secrets inavoués, des complots et des alliances muettes scellées en vue de se protéger. La vie monacale s’avère moins placide qu’il n’y paraît et dans cette atmosphère mystique et survoltée l’arrivée d’une délégation papale achève d’entériner le chaos. Sur fond de discussions enflammées visant à valider ou révoquer, selon le côté d’où l’on se positionne, l’idée selon laquelle le christ avait fait vœu de pauvreté, Umberto Eco livre une enquête fabuleuse d’un romanesque inouï, un roman fou, une œuvre colossale, une enquête menée tambour battant par un duo aussi attachant que désopilant, nous offrant une plongée en plein cœur d’une époque où la religion structurait toute la société, offrant ainsi un terreau fertile au fanatisme. Il faut tout le talent d’Umberto Eco pour nous faire apprécier un pavé de 700 pages traversé par des saillies aussi intelligibles que de l’araméen et ceci du début jusqu’à la fin. Le Nom de la rose est un roman inclassable qui pénètre remarquablement les arcanes des théologies dogmatiques.

Tuer au nom de la vérité

C’est une constance chez les êtres pour qui la recherche d’une vérité absolue, implacable et pure dictent leur vie, que de sombrer dans le dogmatisme et la folie. De perdre pied avec la réalité pour rejoindre un monde forgé à leur image, la projection d’une réalité qui n’appartient qu’à eux, dénuée de chair, le produit d’une pensée altérée évoluant dans un monde désincarné fruit d’une fabrication hasardeuse par un esprit malade. C’est cela que démontre Umberto Eco. L’extrémisme religieux est une des formes que prend, poussée à l’extrême, la croyance profonde en une vérité « vraie ». La seule, l’unique. Celui qui défend cette vision souvent manichéenne du monde agit en vue de la préserver du péché, quitte pour cela à tuer ou torturer. Il la protège de ceux qui la menacent en la contestant. Les hérétiques sont jugés dangereux par, et c’est en cela que c’est ironique, les dogmatiques. C’est le serpent qui se mord la queue. Et pourtant, s’il en allait ainsi en l’an 1327, rien ne semble avoir changer. Les débats se sont déplacés, mais les conflits religieux et ethniques perdurent. L’homme n’a-t-il donc rien appris ? Umberto Eco répond à cette interrogation par la négative. L’hubris régit nos sociétés. La volonté de puissance est inhérente au monde dans lequel on vit. Chacun mène un combat permanent entre un système de pensées que la société cherche à lui imposer et sa faculté à faire preuve de lucidité et à agir selon son propre système de pensée. Le Nom de la rose propose une réflexion universelle et intemporelle. C’est en cela que c’est un chef-d’œuvre ultra contemporain. Un roman qui offre différentes clés de lecture. Chacun y puisera ce qui fera écho en lui et ce qu’il y entendra.

Un roman historique faussement hermétique

Situer une intrigue policière au cœur du Moyen-Âge dans une abbaye isolée, sur le papier le pitch ne fait pas rêver. L’ingéniosité d’Umberto Eco réside dans sa capacité à happer le lecteur de bout en bout. Les débats pointus portant sur des subtilités théologiques ou certains passages volontairement conservés en latin peuvent rebuter. Par moment le texte est filandreux, manque d’intelligibilité, notre attention décline légèrement mais cela concourt au charme du roman. Umberto Eco ne choisit pas la facilité. Il va au bout de son projet. Ce qui passe pour de l’aridité est une marque de sa virtuosité, son habileté à manier les mots, à reproduire l’obscurité dans laquelle des débats futiles et stériles plongent le commun des mortels, qui ne peut que regarder atterrés, les yeux écarquillés, des hommes d’église s’éloigner à ce point de la mission qu’ils se sont assignés.

Conclusion

Sur certains aspects, le roman d’Umberto Eco m’a fait penser au sublime Confiteor de Jaume Cabré. Si vous ne l’avez pas lu, je vous le conseille fortement. Ce sont des œuvres inclassables, à la fois terriblement romanesques et d’une érudition époustouflante. Deux histoires formidables. Le Nom de la rose a été un énorme coup de cœur ! Un livre à lire au moins une fois dans une vie.


Adaptations

  • Cinéma : film réalisé par Jean-Jacques Annaud, sorti en 1986.
  • Série : réalisée par Giacomo Battiato, diffusée sur OCS en 2019.

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Les 100 romans du « Monde » (liste)

>>> Consulter la critique du « Monde des Livres » (16-04-1982)


PRIX MÉDICIS ÉTRANGER 1982

Date de parution : 1980. Poche aux Éditions Livre de Poche, traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano, 544 pages.

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Ma dévotion, Julia Kerninon : le sacrifice d’une vie

Ma dévotion de Julia Kerninon, un titre puissant pour un roman éblouissant. Dévouer sa vie à l’autre, ce n’est pas seulement la lui consacrer, cela implique de la lui sacrifier, de mettre sa propre existence en suspens pour servir de catalyseur, d’être le moteur de son bonheur, d’accepter pour que l’autre s’accomplisse de ne vivre sa vie qu’à demi. En somme, d’être un moyen plus qu’une fin. Lorsque Helen croise Franck après vingt-trois ans d’absence, les souvenirs de leur vie à deux affluent. Au crépuscule de sa vie, elle dresse le bilan. Loin d’être amère, Helen n’est est pas moins lucide et évoque sans l’édulcorer le rôle qu’elle a joué. Ma dévotion est sa confession. Des mots adressés au seul homme qu’elle a aimé, couvé, admiré, encouragé, rassuré, pour qui elle a accepté de s’effacer, s’attelant en coulisse à prévenir ses moindres désirs, à assurer l’intendance, à organiser leur vie domestique, pour qu’il puisse se consacrer pleinement à son art, dans lequel il finira par exceller. Puisque Franck est doué pour le bonheur. Il a ce don inné. Il est solaire, doté d’un charme magnétique et, lorsque des années après avoir végété, quand Helen de son côté travaille d’arrache-pied, il se met à la peinture, la magie opère. La découverte prend la forme d’une révélation. Autour tout se brouille. Peindre requiert toute son attention. Helen est reléguée au second plan. Comme une pièce inamovible que rien ne saurait remplacer et sans laquelle le mécanisme cesserait de fonctionner. Celle à qui il doit son ascension, qui l’aime en silence, attend son heure pour se déclarer, ne parvenant peut-être plus très bien, après tant d’années à espérer, à démêler de ce qui tient de l’amour ou de l’amitié. De la tendresse ou du désir. De la passion ou de la soumission. Puis survient l’explosion. À trop étouffer ses sentiments, ils finissent par nous submerger. Julia Kerninon nous raconte l’amour de toute une vie. Une femme qui a fait le choix de s’éclipser pour laisser briller l’homme qu’elle vénérait. Magnifique !

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Du bout des doigts, Sarah Waters : escroquerie et jeu de dupes dans l’Angleterre victorienne

Faubourgs de Londres, milieu du 19e siècle. Une jeune orpheline grandit dans un repère de voleurs. Bon sang ne saurait mentir, elle a de qui tenir. Sa mère, criminelle et voleuse chevronnée, a fini au bout d’une corde il y a des années, laissant Sue aux bons soins d’une matrone. À quelques lieux de là, Maud évolue gantée et serrée dans son corset dans un univers étriqué. Son oncle l’a retirée de l’asile d’aliénés qu’elle fréquentait depuis sa naissance pour l’éduquer aux usages du monde. L’homme est peu scrupuleux et n’hésite pas à la faire battre pour mieux la mater, espérant ainsi servir ses projets. Dans le manoir retiré où il la maintient prisonnière, Maud côtoie le vice et la lubricité de prêt, sans pour autant y être intimement mêlée. Sa nature a beau s’être inclinée face aux traitements qu’on lui a infligés, son tempérament s’échauffe lorsque se présente le moyen de s’échapper. Un homme survient, lui faisant miroiter la possibilité de toucher son héritage et ainsi regagner sa liberté. Elle accepte le marché. Le rôle qu’elle aura à jouer consiste à feindre d’être éprise. Seule ombre au tableau, le complot implique un sacrifice cruel auquel elle consent non sans un pincement au cœur. Le projet étant trop avancé pour être avorté, Maud n’a d’autres choix que de se résigner. Inconsciente alors, de servir les intérêts de celui qui a programmé sa déchéance. Au même moment, Sue entre au service d’une jeune fille délicate, un brin naïve avec pour mission de la déshériter. La mission accomplie, elle est conduite tout droit à l’asile d’aliénés. Réalisant trop tard qu’elle a été roulée. Sarah Waters joue avec nos nerfs. Le destin des deux héroïnes est si inextricablement lié, qu’il est vain de chercher à démêler le vrai du faux. C’est un jeu de dupes parfaitement maîtrisé auquel on assiste, dans un Londres sordide, à l’air vicié. Sarah Waters conçoit des scénarios diaboliques, qu’elle imbrique sur le modèle des poupées russes. Un roman victorien sombre, foisonnant et terriblement addictif !

Un (faux) roman victorien à l’intrigue parfaitement maîtrisée !

Publié en 2003, Du bout des doigts de Sarah Waters pourrait passer pour un roman écrit à l’ère victorienne, tant l’auteure maîtrise son sujet. Tout y est. Le manoir perdu dans la campagne anglaise, l’atmosphère nimbée de mystère, les mensonges et les trahisons à répétition, les quartiers malfamés de Londres, des personnages peu recommandables guidés par l’appât du gain… Toutefois, ce serait réducteur de n’en faire qu’un énième roman anglais tentant de ressusciter cette époque dotée d’un charme certain. Sarah Waters ne se contente pas de réitérer un procédé maintes fois éprouvé, et ne nous sert pas une pâle copie de Charles Dickens, des sœurs Brontë ou de Jane Austen. Elle renouvelle le genre en le modernisant. En abordant le sujet de l’homosexualité féminine et en faisant de ses deux héroïnes des femmes complexes dotées d’une pluralité de facettes, Sarah Water prend des libertés. Et c’est en cela que je trouve le roman réussi. L’auteure est parvenue à concilier le charme des romans victoriens avec une écriture contemporaine, et donc à insuffler de la fraîcheur au récit. La jeune Sue est terriblement attachante. Derrière son côté dur à cuire, se cache une jeune fille délicate. Quant à Maud, la volonté de son oncle de la faire plier n’aura pas eu raison de son caractère bien trempé. Les personnages se révèlent moins binaires qu’ils n’en ont l’air. Et c’est avec un plaisir non dissimulé que l’on s’en remet aux mains d’une romancière douée pour nous balloter au gré des rebondissements et révélations tout au long de ce délicieux roman.

Conclusion

À tous ceux qui comme moi vouent un culte à la littérature victorienne, je recommande vivement ce roman. Du bout des doigts de Sarah Water est un roman dans lequel on se glisse avec un plaisir immense. Une fois entamé, impossible de le lâcher !

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État de nature, Jean-Baptiste de Froment : les coulisses du pouvoir français

La nature a horreur du vide. Alors quand la Présidente de la République, surnommée « la vieille », rempile pour un troisième mandat, les vautours sentent le vent tourner. La succession s’organise. Il faut préparer le terrain au candidat qui saura raffermir tout ça. Claude est l’homme pressenti. Le second de l’Administration, un homme de cabinet, technocrate habitué à manœuvrer dans l’ombre. C’est son heure, il le sent. Il en a suffisamment soupé d’être constamment le second, à cirer les pompes et à faire le dos rond. Entouré de sa garde rapprochée, tous issus du même moule et biberonnés au culte de la personnalité, il se lance à l’assaut de la Présidence. Comme toute mécanique bien huilée, qu’un grain de sable vient enrayer, l’arsenal de politiciens dont s’est entouré Claude n’a pas su prévenir l’engouement suscité par Barbara Vauvert. La jeune préfète de la Douvre intérieure vient d’être limogée. En peu de temps elle avait su se faire aimer. Par son sens de l’écoute et son dévouement, elle s’était démarquée des promesses fumeuses faites par ses prédécesseurs. Des politiciens déconnectés de la réalité dont les dents rayent le parquet. Malgré quelques facilités, Jean-Baptiste de Froment croque un portrait de la France ressemblant. État de nature c’est la lutte acharnée que se livrent un vieux de la vieille accroché au pouvoir telle une moule sur son rocher et une jeune femme tout feu tout flamme cristallisant tous les espoirs. Même si ses détracteurs voient dans ses origines modestes un story-telling brillamment orchestré. L’auteur décrit l’immobilisme politique, la reproduction d’une élite parisienne, certes érudite, mais inapte à se projeter au-delà de soi. Toute ressemblance avec l’actualité ne serait être que fortuite… La France est un monstre bicéphale installée sur une poudrière, frôlant l’insurrection, qui se nourrit des dissensions entre Paris et le reste du pays. Dans ce premier roman, Jean-Baptiste de Froment se glisse dans les coulisses du pouvoir politique. Un tableau peu reluisant mais un roman prenant.

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Kinderzimmer, Valentine Goby : maintenir en vie un nourrisson dans un camp de concentration

Trois mois, c’est l’espérance de vie d’un nourrisson dans un camp de concentration. Un laps de temps suffisant pour que la mort se saisisse du bébé, le fasse ressembler à un vieillard prématuré, le visage fripé, le corps rongé par les rats et fin comme une feuille de papier. Mila a vingt ans lorsqu’elle est arrêtée. Accusée d’appartenir à un réseau de résistants et de transmettre des messages codés, elle est déportée au camp de Ravensbrück. Être enceinte dans un camp de concentration, où chaque faiblesse est scrutée, c’est la mort assurée. Mila se tait. Elle fait comme toutes les femmes. Elle résiste, le dos droit, les muscles atrophiés, le visage dénué d’expression. Rien ne trahit son état. Elle se fait violence, observe, retient, enregistre tout ce qu’elle voit. C’est pour après. Quand on viendra les libérer, alors il faudra parler. Dire ce qu’elles ont vu. La poudre blanche administrée aux détenues. Somnifère, vraiment ? Du poison, vraisemblablement. La preuve, les vêtements des femmes reviennent, délestés des corps qui les remplissaient. Eux sont brûlés. Dans cet enfer, Mila porte son enfant. Son ventre est son espace de liberté, le seul endroit que les allemands n’ont pas annexé. Cet enfant lui appartient, c’est son pied de nez à l’ennemi. Sa manière à elle de résister. Elle évolue dans un microcosme où la plus petite once d’humanité a déserté, où la Kinderzimmer, la « chambre d’enfant », fait office de sas de transition du ventre des mères au cimetière. Un rai de lumière dans un océan de ténèbres, un lieu insolite où les espoirs se cristallisent, où les femmes se relaient pour donner leur lait, mères allaitantes dont les nourrissons n’ont pas résisté aux morsures du froid et des rats, ainsi qu’au rationnement strict du lait. Un bébé mort c’est une brique de lait distribuée. Encore faut-il qu’il ne soit pas confisqué pour nourrir les chats. Kinderzimmer est un roman vertigineux. L’écriture de Valentine Goby éblouit, épousant merveilleusement le destin de ces femmes qui luttent avec férocité pour leur survie et celle de leur enfant.

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