LITTÉRATURE HONGROISE

Les braises, Sándor Márai : les vestiges d’une amitié déchue {#Classique}

23 octobre 2020
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« J’attendais qu’une balle du fusil de mon ami mît fin à ma vie. » Les écrivains centre-européens, qui ont su voir dans le déclin d’une civilisation matière à explorer les passions, ont excellé à restituer le feu intérieur qui, sous une froideur apparente, consume les êtres. À l’instar de Stefan Zweig, son homologue autrichien, Sándor Márai sonde l’âme humaine avec une acuité extrême et privilégie le huis clos, procédé narratif propice à attiser les tensions. Aux confins de l’Empire austro-hongrois, dans un château reculé au milieu d’une forêt, Sándor Márai met en scène des retrouvailles entre deux anciens amis au crépuscule de leur vie. Quarante années se sont écoulées depuis le drame qui a fait basculer leur amitié. Ce face-à-face, ils l’ont attendu toute leur vie. Comme un ultime rendez-vous avant de se retirer. Une chasse, un angle de tir subtilement décalé, en une poignée de secondes, vingt ans d’amitié se sont éclipsés. Cet instant fugace a suffi au général pour voir clair dans le cœur de son ami et réaliser ce qu’il recelait de jalousie, de haine sourde couvée et travestie. Tels des animaux sauvages dignes et majestueux, les deux hommes se confrontent au cours d’un ultime dîner, dans une atmosphère électrique nimbée de mystère. Le général tente d’appréhender la vérité nue, dépouillée, fouillant dans les braises d’un amour déchu. Dans une langue où chaque mot est pesé, comme détenteur de vérité, Sándor Márai souligne le caractère inéluctable de nos destinées. L’homme étant ce qu’il est, ses inclinations naturelles le dirigent inévitablement vers ce qui l’attendait. En les dissimulant, Conrad s’est rendu coupable de trahison. Mais nul ne parvient à endosser durablement une autre identité. Le masque finit par se fissurer, la vérité éclater. Plus qu’un roman psychologique sur les vestiges d’une amitié, Les braises est une réflexion virtuose sur l’altérité. Sur la part de nous que l’on consent à dévoiler et ce qui de notre personnalité restera à jamais caché. D’où la nécessité d’accepter qu’autrui nous est par nature étranger et que ceux que l’on aime ne sont jamais tels que nous aimerions qu’ils soient.

Quoiqu’il en soit , aux questions les plus graves, nous répondons, en fin de compte, par notre existence entière.

La passion est une force énorme. […] Tu m’as haï et ta haine est devenue un lien aussi fort entre nous que celui de l’amour.

Au fond de ton âme, se terrait, prêt à bondir, ton désir absurde d’être différent de ce que étais réellement. C’est là le fléau le plus cruel dont le destin peut affliger un homme. […] Être différent de ce que l’on est…est le désir le plus néfaste qui puisse brûler dans le cœur des hommes. Car la vie n’est supportable qu’à condition de se résigner à n’être que ce que nous sommes à notre sens et à celui du monde. Nous devons nous contenter d’être tels que nous sommes et nous devons aussi savoir qu’une fois que nous aurons admis cela, la vie ne nous couvrira pas de louanges pour autant.

Ce n’est pas forcément au moment où l’on épaule son fusil pour tuer quelqu’un que l’on est le plus coupable. La culpabilité commence bien avant. Elle débute avec l’intention.

À la longue, même les passions les plus secrètes ne peuvent rester cachées. Comment une passion d’une violence telle qu’elle contraint celui qu’elle domine à diriger son arme contre son meilleur ami pourrait-elle rester cachée ?

Tu n’ignores pas qu’il y a deux façon de regarder les choses, soit avec des yeux qui découvrent ce qu’ils aperçoivent, soit avec des yeux qui prennent congé.

Il n’est pas vrai que les hommes ne peuvent faire autrement que de supporter leur destin. […] Les hommes peuvent aussi le diriger. Ils déterminent eux-mêmes ce qu’il doit leur arriver. Ils attirent leur destin à eux et ne s’en séparent plus. Les hommes sont ainsi faits qu’ils agissent comme ils doivent le faire, même si de prime abord ils savent que leurs actes leur seront néfastes. L’homme et son destin font cause commune. Il se prêtent serment et se forment l’un l’autre. Le destin n’intervient pas aveuglément dans notre vie. Disons plutôt qu’il y pénètre par la porte que nous lui avons ouverte nous-mêmes, en l’invitant poliment à entrer. Car nul être humain ne possède assez de puissance et d’intelligence pour écarter, avec des mots et des actes, le malheur qui résulte de sa nature, de son caractère, suivant des lois impitoyables.

Parfois, j’ai même tendance à croire que les différences entre les classes sociales, les conflits provenant de nos conceptions sur l’univers et les luttes pour le pouvoir, bref toutes les tensions inhérentes à l’humanité, proviennent de ce que les hommes sont différents les uns des autres.


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Parution : 1942. Éditions du Livre de Poche (Collection Biblio), traduit par Marcelle et Georges Régnier, 224 pages.

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