« Et la rage des pères revivra chez les fils à chaque génération. » Placée en exergue du Fils de l’homme, cette citation empruntée à Sénèque donne le la d’un huis clos familial étouffant et saisissant. Avec la même minutie généalogique avec laquelle Zola explore dans les Rougon-Macquart la transmission des tares à travers les générations, Jean-Baptiste Del Amo sonde la nature du mal. La répétition des histoires familiales. La violence serait-elle son thème de prédilection ? Comme dans Règne animal, il l’explore, la décortique, remonte le fil de ses ramifications et l’expose sans pudeur, putride, nauséabonde, éviscérée dans un texte d’une éblouissante acuité. Comment cette mère d’un petit garçon et enceinte a-t-elle pu accepter de déménager dans une maison délabrée et rafistolée dans laquelle son ex-compagnon a vécu ses pires années ? Des années sous le joug d’un père tyrannique, emporté par un cancer et la folie. L’homme a d’ailleurs été retrouvé mort le corps dévoré par les animaux de la forêt. Que s’imaginait-elle ? Que son compagnon réchapperait à la malédiction qui plane sur les hommes de la famille ? Mais ici pas de psychologie. Jean-Baptiste Del Amo ne se préoccupe pas des rouages qui conduisent à la folie. Uniquement des faits. Soit la lente descente aux enfers d’un père talonné par l’ombre de son géniteur. Un homme qui de retour auprès des siens, après une absence inexpliquée de plusieurs années, réclame son dû, conscient que suscitant l’effroi, il lui sera d’office octroyé. Un homme rongé par la folie qui conduit sa famille dans un lieu isolé. Un lieu maudit offrant à son emprise toute latitude pour se resserrer. Juchées en haut d’une montagne, les Roches offrent un cadre privilégié aux délires paranoïaques d’un homme en pleine confusion, mélangeant respect et soumission, amour et possession. Les personnages pris en otage sont dépouillés de leurs noms. Tels les acteurs démunis d’une tragédie antique, leurs actions puisent dans une histoire immémoriale dont le déroulé exclut leur intervention. Mais attention, Jean-Baptiste Del Amo est clair sur ses intentions : il serait vain d’espérer ici une quelconque rédemption.
Il ne garde pas de souvenir précis du départ du père. Il n’a conservé de la vie auprès de lui qu’une suite d’impressions morcelées, peut-être fictives et en partie façonnées par les photographies enfouies dans la commode. Il est en revanche plein, comme pétri de la présence physique de la mère, de son ubiquité, tant elle apparaît et colore, à chaque instant, chaque recoin de l’inextricable maillage qui déjà compose sa mémoire.
– Je voudrais juste que tu arrives à te défaire de cette colère, de cette ombre qui plane tout le temps sur toi.
Il n’y a pas pire qu’un homme blessé.
Il voudrait partager un peu de sa joie et emprunte à la tendresse qu’il témoigne d’ordinaire à la mère, la transpose à l’égard du père, avec la prescience de cet empêchement, de cette gêne qui président de tout temps aux manifestations des sentiments entre les hommes, entre les pères et leurs fils.
Quelque chose monte en elle pour la submerger, le sentiment d’un destin en train de se nouer malgré elle et dont elle ne saurait infléchir la course.
– J’ai pris sa colère, sa violence et son avidité pour de la passion. Je me suis trompée.
C’est pourtant pour cela qu’il les as conduits aux Roches […] Pour trouver en lui la force du pardon et offrir à la mère la possibilité d’une rédemption.
Il avait depuis l’accident ce regard, cet orgueil ou cette colère désespérés des bêtes sauvages dont une patte est prise dans un piège et qui préfèrent se la ronger plutôt qu’accepter de se laisser approcher pour qu’on les en libère, parce qu’elles ne savent pas distinguer précisément l’origine de leur souffrance.
[…] c’est que quelque chose du vieux s’était insinué en moi, malgré moi, que sa souffrance et sa folie m’avaient été inoculées durant toutes ces années, subrepticement, insidieusement. […] je portais déjà en moi sans le savoir le germe tenace de sa haine et de son ressentiment.
Le garçon tient la crosse à deux mains et ne cille pas, son regard brille d’une ancienne rage, familière et depuis trop longtemps contenue.
Mon évaluation : 4/5
PRIX DU ROMAN FNAC 2021
Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Gallimard, 240 pages.
Découvrez d’autres ouvrages de la rentrée littéraire 2021 (#RL2021)
- Enfant de salaud, Sorj Chalandon
- La porte du voyage sans retour, David Diop
Qu'en pensez-vous ?