« C’est un enfant de salaud, et il faut qu’il le sache. » Soldat français, collabo, soldat allemand, agent double au service de la Gestapo, anti-communiste, SS, communiste, pétainiste, gaulliste, déserteur, résistant… le père de Sorj Chalandon aura endossé pendant la Seconde Guerre mondiale autant de costumes, que son imagination a tissé de réalités. Une vie comme un miroir aux alouettes, faite de mensonges, d’arrangements avec la vérité dans l’espoir désespéré d’échapper à l’anonymat, de briller, là où d’autres se sont engagés, pour de vrai. Cette vie héroïque de « SS de pacotille, résistant de composition », le père la raconte à son fils ébloui dans son lit, à la manière d’un conte des Mille et Une Nuits. Jusqu’au jour où, las, le grand-père lâche le morceau : « Ton père, il était du mauvais côté. ». Cette déclaration agit comme une déflagration, faisant voler en éclats une vie faite uniquement d’intentions. Seule reste l’image d’un imposteur, d’un menteur de compétition capable de se travestir et de se grimer au gré des situations. Si sa version des faits s’étiole face aux policiers de l’épuration qui ont arrêté sa course folle, son fils lui ne dispose que d’une seule version qu’il ne peut remettre en question. Il faudra attendre 1986, encore tiraillé par la révélation de son grand-père, pour que l’ouverture du procès de Klaus Barbie qu’il couvre pour Libération, lui donne l’occasion de réouvrir le dossier paternel. Mettant en parallèle le procès du « boucher de Lyon » et la vie de son père, Sorj Chalandon fait s’entrelacer la petite et la grande histoire dans une enquête familiale troublante, où mensonges et vérités sont inextricablement imbriqués. Bien qu’en colère, l’auteur de Profession du père ne condamne pas l’opportunisme du jeune adulte qui a vu dans la guerre l’opportunité de se bâtir une légende de papier, mais le père qui par ses multiples dissimulations et omissions a empêché le fils de savoir d’où il vient, et donc qui il est. Le véritable traître n’est pas tant celui qui rêve sa vie, que celui qui détruit celle d’autrui.
Cet individu est un menteur, doué d’une imagination étonnante.
Note confidentielle rédigée par le commissaire Victor Harbonnier, chef de la Sûreté nationale de Lille (19 décembre 1944).
Il doit être considéré comme très dangereux et traité comme tel.
Pourquoi es-tu devenu un traître, papa ?
Il m’aura fallu des années pour l’apprendre et une vie entière pour en comprendre le sens : pendant la guerre, mon père avait été du « mauvais côté ».
C’est par ce mot que mon grand-père m’a légué son secret. Et aussi ce fardeau.
[…] Mon grand-père m’avait abandonné avec cette confidence. Mon père avec ses fables, et moi, enfant de salaud, j’entrais dans la vie sans trace, sans legs, sans aucun héritage. Ne restaient en moi que son silence et mon désarroi.
« Me faire valoir davantage. » Lorsque tu as prononcé ces mots tu avais 22 ans, et aujourd’hui encore, quarante-trois ans plus tard, cette phrase est ton malheur et notre effroi à tous. […] Être anonyme, ta vie entière s’est construite autour de cette menace.
Mon père et son histoire, rassemblés dans une même salle, en secret. Sa vie de mensonges et sa guerre pour de vrai.[…] Je venais de faire entrer le procès de mon père dans la salle d’audience qui jugeait Klaus Barbie. La petite histoire et la grande rassemblées. […] Il n’avait pas payé et je lui en voulais. Payer, ce n’était pas connaître la prison, mais devoir se regarder en face. Et me dire la vérité. […] J’avais emporter cette lettre pour provoquer une collision entre le passé et le présent. Confronter deux hommes qui nient.
Ces quatre années ont été pour toi une cour de récréation. Un jeu de préau. Tu ne désertais pas, tu faisais la guerre buissonnière. […] C’est un funambule que les policiers ont essayé de faire chuter. Un bateleur, un prestidigitateur, un camelot. Chaque interrogatoire a ressemblé à une partie de bonneteau. Elle est où la carte, hein ? Ici ? Là. Et la bille, sous quel godet ? Ton histoire était délirante, mais plausible dans son entier. C’est en t’écoutant la rejouer séquence par séquence, que plus rien de son scénario ne me paraissait crédible. […] Tu n’étais pas un traître ordinaire. Ta déposition leur offrait une épopée.
Tu restais une question et ta guerre était une folie. Elle ne me permettait ni de te comprendre ni de te pardonner.
Tu frémissais à l’idée de frôler l’Histoire et les hommes qui l’avaient façonnée.
Lorsque j’étais enfant, ton père m’avait offert ton « mauvais côté », un petit caillou noir que j’avais caché au fond de ma poche. Mais aujourd’hui, adulte, c’est un sac de pierres que je transportais. Je charriais ta vie de gravats et je voulais de l’aide. Tu ne pouvais pas me laisser seul avec ton histoire. Elle était trop lourde à porter pour un fils.
Oui, je suis un enfant de salaud. Mais pas à cause de tes guerres en désordre, papa, de tes bottes allemandes, de ton orgueil, de cette folie qui t’a accompagné partout. Ce n’est pas ça, un salaud. Ni à cause des rôles que tu as endossés : « SS de pacotille, patriote d’occasion, résistant de composition », qui a sauvé des français pour recueillir leurs applaudissements. La saloperie n’a aucun rapport avec la lâcheté ou la bravoure.
Non. Le salaud, c’est l’homme qui a jeté son fils dans la vie comme dans la boue. Sans traces, sans repères, sans lumière, sans la moindre vérité. Qui a traversé la guerre en refermant chaque porte derrière lui. Qui s’est fourvoyé dans tous les pièges en se croyant plus fort que tous.
Le salaud, c’est le père qui m’a trahi.
Tu as essayé de m’éblouir alors que tu m’aveuglais.
Mon évaluation : 3,5/5
Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Grasset & Fasquelle, 336 pages.
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