« Le bien et le mal ne se déterminent pas dans les rapports des hommes entre eux, mais uniquement dans les rapports de l’homme avec lui-même. » Sur le chemin de l’éveil à la conscience morale du jeune Etzel, seize ans, se dresse son père le procureur Andergast. Homme austère au jugement sévère, observant scrupuleusement la loi ; qui en cela, n’hésita pas à punir son ex-femme coupable d’adultère en lui retirant ses droits de mère. En interceptant un courrier, Etzel découvre que l’affaire qui a fait décoller la carrière de son père repose sur une erreur judiciaire. Dix-huit ans auparavant, à Berlin en 1905, ce censeur froid aussi figé qu’un intérieur bourgeois a participé – comme le rouage d’une machine infernale – à la condamnation de Leonard Maurizius pour le meurtre par balle de sa femme. À mesure que son enquête avance, plongeant dans les méandres de l’âme humaine et les ramifications complexes qui relient les acteurs du drame, Etzel se convainc de l’innocence d’un homme qui n’a eu de cesse de la clamer. Poussé à son paroxysme, le huis clos amoureux sur fond de rivalité entre sœurs attisée par un homme peu scrupuleux, prend des allures de tragédie grecque. Des mobiles, à l’époque écartés ou inexplorés, dans un souci d’efficacité, émergent. De ce face-à-face générationnel, ce sont deux conceptions du monde qui entrent en collision : l’idée d’une justice pure jusqu’au déroulement de la procédure pour Etzel, prenant en compte le facteur humain, ses doutes inhérents ; au risque de s’avilir en l’écartant et de conduire aux pires atrocités sous l’autorité d’une justice despotique rendue par des fonctionnaires exécutant imperturbablement leurs tâches sans interroger leur légitimité. Dans cette quête de vérité, Etzel est un héros merveilleux, un idéaliste acharné, refusant tout compromis, préservant en lui l’idée que la pureté intellectuelle peut résister au monde réel. Que l’Homme n’avilit pas tout ce qu’il touche. Écrivain allemand dont l’œuvre fut brulée par les nazis, Jakob Wassermann s’est inspiré d’une fameuse erreur judiciaire pour en faire un roman d’apprentissage puissant, porté par une écriture dense, exigeante, labourant les thèmes inchangés de tous les grands romans : la pureté de l’âme humaine confrontée à un dilemme moral, le devoir filial, le souci de justice et d’équité. Quel Homme est-on lorsqu’on accepte de transiger sur les valeurs qui fondent notre dignité ? Au centre du labyrinthe narratif que chaque question soulevée contribue à nous rapprocher, se pose celle du bien-fondé d’une justice rendue par des hommes sur d’autres hommes : […] « d’un recoin ignoré, des faits surgissent ou se révèlent dignes d’attention ; mais si l’on s’y était arrêté jadis, ils auraient fait d’un cas juridique un problème humain et que faire d’un problème humain ? Ni l’État ni la loi ne fournissent les moyens de le traiter. »
Qui est Jakob Wassermann ?
Jakob Wassermann fut l’un des plus grands écrivains allemands du XXe siècle. Son œuvre, victime des autodafés nazies, a sombré depuis dans l’oubli. Et pourtant, dans une langue exigeante et dense, un style classique, ce grand romancier qui a cru en la coexistence de sa double identité juive et allemande – détrompé par l’Histoire, fait preuve d’une profondeur psychologique éblouissante. L’affaire Maurizius est un roman d’apprentissage qui monte en tension jusqu’à une scène finale magistrale, climax de cette lutte entre le bien et le mal, conscience morale vs injustice, doublé d’un portait angoissant d’une société allemande malade. Jakob Wassermann fait preuve d’une grande clairvoyance dans sa perception du malaise identitaire croissant. Prémices de la montée du nazisme.
Auteurs proches
Un romancier visionnaire, d’une lucidité implacable sur son époque et la société allemande de l’entre-deux-guerres
L’affaire Maurizius a été écrit en 1928 en Allemagne – pour rappel Hitler est nommé chancelier du Reich le 30 janvier 1933, en pleine montée du nazisme. Jakob Wassermann fait état d’une société malade dès le début du siècle, dont les institutions corrompues recherchent l’efficacité, non la justice, la vérité et le respect des droits humains.
Nous n’avons pas de peuple, de peuple constituant le corps de la nation et, par suite, ce que nous appelons démocratie se réduit à une collectivité amorphe qui ne peut s’organiser ni s’élever judicieusement, et qui étouffe tout idéalisme. Peut-être nous faudrait-il un César. Mais d’où viendra-t-il ? Il faut redouter le chaos qui seul peut le faire surgir. À ce moment-là, ce que les meilleurs peuvent faire de mieux, c’est de commenter le tremblement de terre.
La déliquescence des institutions allemandes reflète l’esseulement de l’âme allemande après la défaite de la Première Guerre mondiale, d’une fracture identitaire qui ne cesse de se creuser et d’isoler les minorités au sein de la société. Ce climat de tension extrême est rendu par un profond malaise. Le procureur Andergast, homme de loi entièrement dédié à son métier, fier de sa mission, conférant aux instances judiciaires les plus hautes responsabilités, voit sa foi péricliter sous le coup de sa culpabilité. Tout son échafaudage s’effondre. Que reste-t-il à celui qui comprend que le monde dans lequel il occupait une place qui l’enorgueillissait est corrompu ? Qu’est-ce que cela dit de lui ? Il ne s’agit plus d’un échec isolé, mais celui de toute une vie.
Il y a quelques années encore on pouvait se consoler et se dire : ici, c’est un cas isolé, là, c’en est un autre ; on en prend son parti, on le peut lorsqu’il ne s’agit que de cas isolés, mais aujourd’hui l’ébranlement menace l’œuvre tout entière que nous avons mis deux mille ans à édifier. Un désir de destruction profond et morbide se manifeste dans les rangs de ceux qui vibrent devant les grands problèmes. Si l’on ne peut y remédier (et j’ai peur qu’il ne soit déjà trop tard) il faut s’attendre d’ici cinquante ans à un cataclysme effroyable qui dépassera en horreur toutes les guerres et toutes les révolutions que vous avons vues jusqu’ici. Il est étrange que la destruction émane souvent de ceux-là mêmes qui se croient les gardiens des biens considérés comme les plus sacrés. Il est clair qu’il en est de même dans votre cas dans votre désaccord avec votre père.
Conflit générationnel & idéologique : l’idéal de justice pure, se rapportant aux hommes, est-elle une abstraction par nature ?
Renonce à l’idée que la justice pure et celle des tribunaux sont et doivent être une seule et même chose. C’est impossible, cela dépasse les possibilités humaines et terrestres. Il y a entre elles le même rapport qu’entre les symboles de la foi et les pratiques de la religion. Un symbole ne peut pas te faire vivre.
Procureur Andergast, Père
Non, il ne l’accepte pas. L’homme possède un droit primordial, né dans son cœur en même temps que lui. Chacun a droit à sa part de justice comme il a droit à sa part de l’air que nous respirons, si on la lui enlève, son âme étouffe fatalement.
[…]
Il n’accepte pas tout cela. Il le rejette. Plutôt ne pas vivre. Plutôt voir le monde mis en pièces que tombé dans un tel avilissement.
Réponse d’Etzel, Fils
Etzel est un héros sensible et tourmenté, auquel je me suis complètement identifiée, animé par un idéalisme magnifique. Un humanisme qui n’est pas sans rappelé celui de Yakov Bok, héros de L’homme de Kiev de Bernard Malamud. On assiste au fil des romans à l’éveil de leur conscience morale, à leur combat acharné pour qu’elle ne s’émousse au contact du monde extérieur. Les deux personnages doivent faire face à une justice arbitraire, une machine infernale broyant tout sur son passage. À l’absurdité d’un système tourné vers l’efficacité, le déroulé impeccable d’un faisceau de présomptions, l’articulation logique des témoignages, mobiles, preuves, quitte à déformer les faits pour mieux les adapter à l’objectif visé.
Ne vous laissez jamais conter, Mohl, qu’un homme dans des circonstances données n’aurait pu agir autrement qu’il l’a fait : c’est faux. La question est de savoir jusqu’où il faudrait remonter pour trouver le point où son libre arbitre était encore entier.
Mon appréciation : 4/5
Date de parution : 1928. Poche aux Éditions Archipoche, traduit de l’allemand par Jean-Gabriel Guideau et Jean Guiloineau, postface d’Henry Miller, 624 pages.
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