« On se sent souvent réduit à l’impuissance face au désordre des temps modernes, face à la masse d’évènements et d’expériences apparemment incontrôlables qu’il faut bien vivre, essayer de comprendre et si possible ordonner. Mais, pour peu qu’on ait quelque chose à offrir, on ne doit pas se soustraire à cette tâche au risque de se diminuer sur le plan humain. » Juif de naissance et de nationalité, libre-penseur, spinoziste amateur, le réparateur Yakov Bok, quitte son Shtetl de province pour la ville de Kiev. S’aventurant en-dehors de la zone de résidence où sont parqués, jusqu’à la révolution bolchevique, les Juifs de Russie. En 1911, l’autocratie tsariste fragilisée fait régner un antisémitisme d’État, brandissant le pogrom comme exutoire à la frustration nationale – soit l’effet d’une saignée pratiquée sur un corps malade. Ainsi, dans ce climat d’hystérie collective, le corps lardé de coups de couteau d’un jeune chrétien retrouvé dans une grotte échauffe les esprits. Le mobile du meurtre rituel visant à récupérer le sang pour confectionner des Matsot (galettes de Pessah) est avancé. Ayant endossé un nom d’emprunt pour dissimuler sa judéité à son employeur – un membre des Cent-Noirs : mouvement antisémite, nationaliste et monarchiste ayant réellement existé, Yakov Bok est le bouc émissaire idéal – « jugé pour la seule et unique raison qu’on avait lancé une accusation ». De cet imbroglio, naît une situation absurde digne du Procès de Franz Kafka. Accusation montée de toutes pièces, preuves falsifiées, persécution, emprisonnement sans jugement, tortures… L’arbitraire et la négation du Droit, confèrent à L’homme de Kiev une dimension universelle. En décortiquant le processus de discrimination, qui déshumanise puisque transforme une sentence individuelle en un châtiment collectif, donc impersonnel, Bernard Malamud transcende son sujet. Hasard et Histoire scellent le destin d’un homme innocent. Seul son refus de collaborer en endossant la culpabilité d’un crime qu’il n’a pas commis permet à Yakov Bok de conserver sa dignité. Le héros kafkaïen attend dans sa cellule l’acte d’accusation. Le temps s’écoule, les jours s’agrègent les uns aux autres, formant un magma indistinct, infini et vertigineux. Son salut viendra d’une prise de conscience, ou pas, du monde extérieur. Que l’indifférence cesse, que les Hommes trouvent en eux le courage de se révolter contre le pouvoir politique qui les a intoxiqués. « En fait, pour l’essentiel la société ressemble à ce qu’elle était aux temps les plus reculés, même si nous tendons plus ou moins à considérer la civilisation comme un progrès. À vrai dire, je ne crois plus à ce concept de progrès. Je respecte l’homme pour les épreuves qu’il doit subir au cours de son existence, et parfois aussi pour la manière dont il les subit, mais il a peu changé depuis qu’il a commencé à se prétendre civilisé, et l’on peut en dire autant de notre société. » Au désespoir suscité par l’absurde camusien, le personnage généreux et profondément humain du juge d’instruction Bibikov adepte du « méliorisme » propose une alternative : l’action. « C’est-à-dire que j’ai décidé d’agir en optimiste le jour où je me suis aperçu que le pessimisme m’empêchait d’agir. » À l’instar d’Albert Camus, Bernard Malamud imagine un héros révolté face à l’absurdité de la condition humaine. Résistance passive se traduisant par le simple fait d’exister. Lauréat du prix Pulitzer 1967 et du National Book Award, L’homme de Kiev est un plaidoyer humaniste, un monument de la littérature américaine par l’un de ses maîtres.
Dans un pays malade, chaque pas vers la convalescence est une insulte à ceux qui vivent de sa maladie.
Une chose que j’aurai apprise, songea-t-il, c’est que personne ne peut se permettre d’être apolitique, et surtout pas un Juif. Impossible d’être juif et apolitique, c’est clair. On ne peut rester assis à se laisser tranquillement détruire.
Puis il pensa : là où l’on ne se bat pas pour la liberté, elle n’existe pas. Que dit Spinoza ? Si l’État agit d’une façon que la nature humaine réprouve, le moindre mal est de le détruire. Mort aux antisémites ! Vive la révolution ! Vive la liberté !
Cette saillie prononcée avec ferveur à la dernière page du roman, quand après deux ans d’emprisonnement, Yakov prend la route pour recevoir son jugement, atteste du cheminement psychologique parcouru par le personnage et fait de ce roman un très grand récit d’apprentissage. Puisqu’il aura fallu toutes ces épreuves pour que la conscience politique de Yakov Bok s’éveille ; comme Pereira, le héros de Tabucchi, prenant conscience du totalitarisme de Salazar au Portugal sortira de sa léthargie et de son refus de s’engager.
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 1966. Grand format et poche aux Éditions Rivages, traduit de l’anglais (États-Unis) par Georges De Lalene, 432 pages.
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