« Il avait souhaité pour femme une toute jeune fille dont le pied (grâce aux soins vigilants du mari) s’adapterait en grandissant au port de la pantoufle de verre. » Fine observatrice des mutations de la haute bourgeoisie de la fin du 19e, Edith Wharton – première femme à recevoir le prix Pulitzer pour Le Temps de l’innocence – puisa dans son échec marital la matière d’une œuvre romanesque exposant sans fard des héroïnes dont la vulnérabilité n’a d’égale que leur habileté à manœuvrer dans un monde d’hommes codifié. Des romans de mœurs impitoyables, dont le dernier resté inachevé – Les Boucanières, est une chronique mondaine pétillante et désillusionnée retraçant le destin de cinq riches américaines célibataires lancées dans une chasse aux lords anglais par delà les mers. De Saratoga à Londres, en passant par New York – « pépinière de jeunes beautés » – jusqu’aux manoirs croulants de Cornouailles, les jeunes intrigantes à l’esprit affûté, s’apprêtent, jupons retroussés et dents aiguisées, à dépoussiérer la bonne société corsetée, éclipsant les autres prétendantes par leur vitalité. D’une plume acide et savoureuse, l’autrice américaine à l’instar de Jane Austen, son homologue anglaise, peint avec une finesse similaire l’éclosion d’une conscience féminine et la fin d’une ère, tout en s’affranchissant des épilogues optimistes de cette dernière. Si le mariage chez Jane Austen est l’aboutissement naturel d’une chasse au mari où tous les coups son permis, Wharton lève le voile sur l’après. Que reste-t-il de l’état d’excitation fébrile précédant la vie à deux lorsque le mariage est consommé et que le quotidien s’est installé atténuant l’effet de nouveauté ? À travers les illusions perdues de la duchesse de Tintagel prisonnière retenue dans une cage dorée après avoir épousé un des pairs d’Angleterre les plus convoités, Edith Wharton signe un anti-conte de fées d’une grande modernité, où le couple se révèle un facteur de dilution de l’identité. L’être social éclipsant l’être intime. L’émancipation féminine est résolument son sujet et si, depuis ses écrits, certains verrous ont sauté, les artifices utilisés pour convoler ont quant à eux seulement évolué.
Boucanier, déf. : pirate écumant, au xviiesiècle, les mers de l’Amérique et des Antilles
Mais jamais aucune invasion n’avait égalé celle-ci, cette… Il se rappelait avoir lu un article décrivant : « l’invasion de l’Angleterre par les femmes d’Amérique et ceux qui tiraient les ficelles, les taciturnes hommes américains. »
Mon évaluation : 4,5/5
Date de parution : 1938. Poche aux Éditions Points, collection Signatures, traduit de l’anglais (États-Unis) par Gabrielle Rolin, 528 pages.
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