« Elle se méprisait. Pourquoi, elle ne le savait pas, et elle n’avait probablement pas conscience de le faire. Mais, en vérité, elle se méprisait et s’estimait trop médiocre pour être aimée. » Après des années à vivre au chevet de son frère malade, Margaret Mackenzie – considérée comme une vieille fille à trente-cinq ans… – voit son avenir s’éclairer lorsqu’elle reçoit un bel héritage d’un cousin éloigné. Fuyant les mondanités, tout en aspirant à sa part de bonheur, elle troque sa vie londonienne austère pour la société d’une petite ville de province. Naïve et docile, Margaret est la proie rêvée pour les chasseurs d’héritières inexpérimentées. Tiraillée entre son désir de vivre librement et un sentiment d’imposture persistant, doublé d’une culpabilité que ses proches, lésés par le testament, se plaisent à alimenter, notre héroïne doute de la légitimité de ses aspirations. D’autant que la valse des soupirants : quatre en un an, laisse peu de doutes sur les motifs de tels revirements de sentiments. Cristallisant toutes les convoitises, Margaret devra garder la tête froide et apprendra, bien qu’à ses dépens, que c’est bien souvent dans l’adversité, que les sentiments authentiques affleurent, révélant ainsi le vrai visage des gens. Distillant jugements moraux et remarques piquantes, Anthony Trollope adopte dans cette satire sociale la posture du chroniqueur omniscient, participant au charme caustique d’un humour typiquement british. Outre le tableau sociologique parfaitement exécuté de la haute bourgeoisie anglaise à l’époque victorienne, Miss Mackenzie est le récit magnifique d’une émancipation féminine. Le portrait éminemment romanesque d’une héroïne romantique, qui gagnera en assurance à mesure que les épreuves feront vaciller sa croyance en un amour pur et désintéressé. Malgré certaines remarques misogynes – qui m’ont fait grincer des dents, la modernité de ce classique anglais tient au sentiment féminin ambivalent, toujours présent, d’insécurité permanent. Anthony Trollope saisit avec justesse toute la difficulté pour une femme de composer avec une vulnérabilité – innée – et la volonté de s’affirmer dans une société codifiée.
L’amour : une affaire de communication
– Oui, et c’est un homme et, comme la plupart des hommes, tout à fait muet lorsqu’il s’agit de trouver les mots justes pour dire ce qu’il a sur le cœur. Pour lui, la seule solution est d’attendre sans un mot jusqu’au moment où il pourra vous dire : « Il est temps d’aller nous marier », comme il pourrait vous dire qu’il est temps d’aller dîner.
Que ce soit dans Au bonheur des Dames, dans Jane Eyre de Charlotte Brontë, les romans de Jane Austen, ou dans Miss Mackenzie, le sel des grandes histoires d’amour repose sur l’incompréhension mutuelle et le manque de communication entre les deux sexes. Denise Baudu aime Octave Mouret. La résistance qu’elle lui oppose n’est pas corrélée à des sentiments inexistants, bien au contraire, c’est la crainte de n’être qu’une conquête parmi tant d’autres qui la retient. Ce que l’homme d’affaires parisien éconduit interprète comme un refus, puisque perçu à travers le prisme des sentiments d’un homme amoureux, n’est autre que l’exigence d’une assurance, d’une garantie de la constance des sentiments. La légèreté pour une femme au 19e siècle étant chèrement payée. Margaret Mackenzie, qui voit sa situation financière évoluer au fil du roman, constate – non sans déception, ce qui participe à son émancipation – l’évolution des intentions à son égard : l’indifférence se meut en empressement, voire en acharnement. Ce n’est qu’au moment où chacun est acculé, que les masques tombent et les engagements peuvent être formulés. Pour cela, il faut attendre la toute fin du roman.
Mon évaluation : 4/5
Date de parution : 1865. Grand format aux Éditions Autrement, traduit de l’anglais (Angleterre) par Laurent Bury, 528 pages.
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