Date de parution : 1933/Nouvelle traduction : 2023. Grand format aux Éditions Métailié, traduit de l’allemand par Dominique Petit, 400 pages.
« L’ensemble se compose de tous ces faits minimes, comme le corps se compose de cellules et finit par dépérir lorsque trop d’entre elles sont détruites. » En 1932 en Allemagne, à la veille de l’avènement du Troisième Reich, l’antisémitisme est galopant et chaque regard détourné à la vue d’un magasin pillé, d’un crâne rasé, d’une pancarte affichant « sale juif », sont autant d’encoches à l’intégrité des témoins, d’acceptation tacite à des faits isolés qui, agrégés reflètent un projet politique foulant au pied l’héritage humaniste des sociétés civilisées. Membre de l’intelligentsia allemande exilé en France, Lion Feuchtwanger publie en 1933 la chronique d’une famille juive bourgeoise berlinoise installée en Allemagne depuis des générations, qui assiste incrédule à l’anéantissement de l’esprit allemand. Ce témoignage édifiant est un texte exceptionnel à portée universelle. Un matériau de première main pour qui veut comprendre comment une civilisation éclairée – patrie de Freud et de Goethe, par inertie, sentimentalisme national, intérêts particuliers, se retrouve gagnée par la cécité. Comment chaque concession sape l’intégrité morale, contribue à s’aliéner, à se parjurer en réfutant une réalité ne se conformant pas à la dialectique historique enseignée par le parti dominant : l’idéologie raciale nazie. Martin – directeur des Meubles Oppermann, ses frères Edgar – médecin réputé – et Gustav – dandy cultivé, sont le reflet de leur époque. Chacun s’entendant à ne pas déclarer chronique une infection généralisée : « mieux vaut ne se mêlait de rien » avant qu’elle ne l’ait personnellement touché. Quand le piège se referme, le réveil est brutal. Écrasés qu’ils sont par les petits compromis moraux auxquels ils ont cédé. Quid de l’esprit critique face à l’intoxication politique et médiatique ? Manipulable, l’homme se laisse submerger par la peur et cautionne ce que la veille encore il aurait condamné. La résistance est une affaire de conscience, à nous de l’exercer. « Il ne t’incombe pas d’achever l’ouvrage mais tu n’es pas libre de t’y soustraire ». (Talmud)
Il ne fallait donc pas se leurrer. Il fallait répéter sans cesse à la face du monde qu’au sein de cette Allemagne, on célébrait comme des vertus tous les instincts primitifs hostiles à la civilisation et qu’on y élevait au rang de religion d’État la morale de la meute sauvage. Or les Oppermann étaient des gens avisés, ils connaissaient le monde. Ce monde était tiède. […] Humanité et civilisation étaient en l’occurrence de biens faibles arguments. Il en faudrait de plus solides pour pousser le monde à intervenir.
L’aveuglement de la bourgeoisie face à la menace nazie
De l’extérieur, le pays avait son air de toujours. Les tramways, les voitures circulaient, les commerces, les restaurants, les théâtres maintenaient leur activité, en grande partie sous la contrainte, les journaux avaient les mêmes titres, la même typographie. Mais de l’intérieur, rongé par la barbarie et le mensonge, le pays s’abrutissait de jour en jour, se dépravait, se corrompait, s’avilissait, la vie tout entière y devenait une mascarade.
Du haut de son portrait, Immanuel Oppermann contemplait l’assemblée d’un air intelligent et débonnaire incroyablement réaliste. Fort des connaissances de son temps, on était en terrain sûr, héritier de plusieurs siècles de bon goût, titulaire d’un solide compte en banque. On souriait de voir le petit-bourgeois, cet animal domestiqué, menacer de réendosser la peau du loup.
De l’ironie au déni, de la sidération à la terreur, les étapes de la prise de conscience du danger du mouvement Völkisch, qui a fait preuve de patience pendant les quatorze années de conditionnement du peuple allemand, le temps de se hisser légalement au pouvoir et d’infuser toutes les strates de la société, fut lente et tardive. Les descendants d’Immanuel Oppermann sont pourtant éduqués, lecteurs de Goethe et de Freud. Ils ont fait leurs humanités. Savent que la défense d’une idéologie se fait bien souvent au prix de vies humaines. Nécessite un sacrifice pour que l’avènement de « L’Homme Nouveau » puisse avoir lieu. Alors, comment cette famille bourgeoise berlinoise a-t-elle pu ne pas voir dans chaque acte antisémite commis par le parti nazi la répétition d’une pièce s’étant déjà maintes fois jouée par le passé ? Comment justifier cette inertie ? Comment l’éviter et se rebeller avant que l’étau ne se soit resserré ? Les enfants Oppermann s’ouvre en 1932, un an avant qu’Hitler ne prenne légalement le pouvoir en devenant chancelier du Reich. Mein Kampf a été publié, circule de main en main. Et pourtant, Martin continue indifféremment à diriger les affaires de la famille depuis la maison mère des Meubles Oppermann, située en plein centre de Berlin (Gertraudenstraße), Gustav ses activités de dandy en dilettante et Edgar à soigner ses patients. Autour d’eux, le monde change, se crispe, des événements « isolés » se multiplient sans être condamnés ouvertement par le gouvernement. Face à ces accès de violence, l’intelligentsia berlinoise se retranche derrière le « bon sens », son héritage culturel, des valeurs de « civilisation, d’humanité ». Des arguments bientôt rendus muets par le cliquètement des bottes nazies, des « Heil Hitler » se répercutant à chaque coin de rue, cris déplaisants, qu’un bras tendu, gestuelle militaire intimidante et grotesque participe à rendre menaçants. Le redressement de l’Allemagne humiliée par le Traité de Versailles passera par la barbarie, la mise en application systématique de l’idéologie nazie. Pour ce faire, des objets de frustration communs doivent être identifiés, les parasites responsables de la décadence de l’Allemagne, les véritables fautifs, dont l’éradication permettrait à terme d’assainir le pays : « Ce mouvement se proclamait national-socialiste. Il disait au grand jour ce qu’Heinrich Wels avait senti depuis longtemps, à savoir que les magasins juifs et leurs méthodes de vente roublardes étaient responsables de la décadence de l’Allemagne. » Quelle aubaine pour les êtres médiocres ! Une opportunité en or de s’approprier ce que d’autres, bien plus compétents qu’eux, ont créé. L’antisémitisme sert les intérêts des opportunistes. Le fascisme flatte les plus vils instincts humains : la jalousie, le sentiment d’infériorité, la rancœur, le besoin de domination… Heinrich Wels junior, fabriquant des meubles Oppermann à l’instar de son père au temps du patriarche Immanuel Oppermann, incarne cette fange de la population frustrée. Artisan scrupuleux, bien que trop coûteux, il est écarté par la Maison Oppermann au profit de manufactures moins chères. Humiliation qu’Heinrich Wels digère mal, tentant de concurrencer vainement une maison installée forte de son succès. L’échec cuisant de son entreprise, ajouté au mépris que parvient difficilement à dissimuler Martin Oppermann lors de leur entretien, attise la colère de l’artisan, qui se promet de venger son orgueil bafoué. L’Histoire lui donnera les moyens de ses (petites) ambitions. Martin Oppermann aurait-il manqué de flair, dû se monter plus conciliant ? Faut-il plier face à la médiocrité quand celle-ci est institutionnalisée au risque d’en faire les frais ou faire preuve de davantage de finesse en dissimulant ses pensées ? Dans ce cas, ne joue-t-on pas le jeu de ceux qui précisément souhaite nous voir céder ? Cet arbitrage entre défense de la dignité individuelle, de l’intégrité et sécurité est au cœur du roman. Des décisions de chaque membre du clan Oppermann. Chargé de réaliser en classe un exposé sur une grande figure de l’Histoire allemande, le conquérant Arminius, Berthold – fils de Martin et Liselotte Oppermann – doit gérer un cas de conscience. Renier une vérité historique étayée par des témoignages, des preuves irréfutables, attestant de la défaite des troupes allemandes et la victoire de celles romaines, au nom du patriotisme. L’enseignant Völkisch harcèlera l’étudiant, le poussera dans ses derniers retranchements. Refusant de céder au mensonge organisé, à une société réécrivant son passé, falsifiant les faits, pour raviver une gloire passée, Berthold se retrouve acculé, reprenant à son compte cette citation de Kleist : « Plutôt être un chien qu’un homme si l’on doit me fouler aux pieds. » Une résistance que peu d’Allemands auront le courage de suivre, sacrifiant à la peur leur intégrité morale. Acceptant la dichotomie de l’esprit qu’implique la vie dans un État tout droit sorti de la dystopie glaçante de George Orwell (1984). Le combat de Berthold, tel David contre Goliath, est celui d’un étudiant isolé confronté à l’inanité d’une institution, contre laquelle il semble vain de lutter. Et pourtant, ces mots du Talmud ponctueront de façon récurrente le roman, comme un leitmotiv qu’il faudrait garder à l’esprit, pour lequel toute action de résistance est justifiée, trouve son sens même dans son application, peu importe le résultat escompté : « Il ne t’incombe pas d’achever l’ouvrage mais tu n’es pas libre de t’y soustraire ». Ni Berthold, ni Gustav, dont le destin se déploiera sur le temps offrant un des personnages, contre toute attente, les plus attachants et engagés du roman n’ont pour mission de lutter contre le système tout entier. Leur responsabilité individuelle, leur devoir de citoyen et d’être humain, d’un point de vue éthique, les poussent au contraire à être le grain de sable venant enrayer la machine bien huilée. Le « non » qui dérange. La minorité divergente. Seul cet esprit de contestation, ce refus exprimé de céder aux méthodes malhonnêtes de manipulation des masses, peut triompher. En cela, Berthold et Gustav sont des personnages éblouissants, des modèles de résistance passive et active. Leur combat est juste et ne peut qu’être salué au regard de la froideur scientifique d’Heinrich – ami de Berthold et fils d’Edgar. Incarnant une jeunesse allemande prônant l’opportunisme politique comme éthique, l’adoption de la gestuelle nazie en cas de besoin, tout en la réprouvant dans l’intimité. Sous couvert de bon sens, de rationalité, ces jeunes se compromettent et font acte de collaboration passive. Dissimuler ses convictions profondes n’est-ce pas déjà un compromis fait ? La soumission à une doctrine allant à l’encontre de ses valeurs ? Une manière lâche de laisser aux autres le sale boulot, en se retranchant derrière les arguments creux de la logique scientifique.
Je crois qu’à force de bon sens, vous avez désappris la haine.
Gustav Oppermann à son neveu Heinrich et son ami Pierre Tüverlin
N’est-il pas singulier, dit-il, que la même époque engendre des hommes d’un niveau intellectuel aussi différent que celui des auteurs de Mein Kampf et de Malaise dans la civilisation ? L’étude de leurs deux cerveaux devrait permettre à un anatomiste d’un siècle prochain d’attester un écart d’au moins trente mille ans.
Gustav Oppermann : de dandy à lanceur d’alerte, l’engagement des derniers instants
Au cours de ces journées, il fut en accord avec lui-même et avec son destin comme jamais auparavant. La vie s’écoulait, paisible, régulière, intense comme toujours, et il se laissait porter. Mais justement parce que l’ordre et le souffle paisible de cette Allemagne l’enveloppait d’un coup, qu’il allait du même pas que les autres, qu’il commençait à penser ce que pensaient les autres, il sentait doublement le danger de cette fausse paix et la nécessité de révéler l’escroquerie éhontée de ce pseudo-ordre.
Ayant trouvé refuge en Suisse où il a reçu la visite d’un homme de loi venu lui confier des documents confidentiels attestant de la situation de son pays, puis dans le Sud de la France où il rencontre un agent de la résistance, Gustav Oppermann ouvre les yeux. Son engagement naît à ce moment-là. L’éloignement géographique et la solitude contribuant à ce que les informations lues infusent. S’extraire du lieu où règne la confusion, auquel un attachement sentimental le relie, favorise la désintoxication de l’endoctrinement nazi qui corrompt le pays depuis quatorze ans. Délesté de la chape de plomb qui l’empêchait de réfléchir, Gustav se convainc de la nécessité d’alerter la communauté internationale. La vie futile et oisive qu’il a menée jusqu’alors, semée de plaisirs éphémères lui laissant à posteriori un arrière-goût d’inachevé, de profonde vacuité, trouve enfin un sens. Dans les deux acceptions du terme : direction et signification. Endossant une nouvelle identité, travesti, Gustav traverse la frontière, déterminé à réunir le matériel qui lui permettra d’appuyer ses dires. Les preuves des crimes nazis et de la folie qui a gagné le pays. Il sillonne les routes allemandes, observe une réalité grise et monotone, la crainte des petites gens de ne plus toucher leurs allocations, de souffrir d’une diminution de leur pouvoir d’achat, plutôt que de coups d’éclats. Des exactions ? Certes, il y en a. Personne ne le nie. Mais à quoi cela sert-il de répéter ce que tout le monde sait déjà ? Cela change-t-il quoique ce soit ? Gustav Oppermann serait-il le double romanesque de l’auteur allemand ? Figure de proue de la résistance intellectuelle allemande orchestrant ses actions depuis le Sud de la France, Lion Feuchtwanger a, comme son alter ego à l’héroïsme tardif, été interné dans un camp de concentration dont il s’évade, livre un témoignage factuel en temps réel de la montée du fascisme. Destitué de sa nationalité, stigmatisé, ses biens ayant été confisqués par Hitler, Lion Feuchtwanger ne baisse pas les bras et officie en tant que lanceur d’alerte, dirige une importante publication antifasciste.
Comment un homme aussi intelligent que Gustav pouvait-il être aussi aveugle ?
Des trois frères Oppermann, Gustav, le plus lettré capable de se tourmenter toute une nuit sur la tournure d’une phrase ou son manuscrit de la biographie de Lessing, semble le moins à même de s’engager. S’acharnant au cours des dîners, rendez-vous commerciaux, à défendre les valeurs de l’Allemagne civilisée dans laquelle il est né face à une bande de mercenaires aux méthodes grossières. Une bande de « vauriens armés » hissés au sommet par des capitaines d’industries et des propriétaires terriens qui, une fois leurs intérêts satisfaits, les balayeront d’un coup de main énergique du paysage politique. Quelle naïveté ! Les fils qui contrôlaient ces marionnettes ont depuis longtemps été coupés. Donner des armes à des idéologues enflammés, des brutes sans cervelle, ne peut que tourner aigre. Comment des hommes comme Gustav Oppermann ont-ils pu se fourvoyer avec autant d’aplomb ? Croire aux histoires qu’ils se racontaient ? Aux mensonges dont ils se berçaient ?
« Mais qu’allez-vous imaginer ? Que craignez-vous ? Vous croyez qu’on va empêcher nos clients d’acheter chez nous ? Qu’on va bloquer l’accès de nos magasins ? Nous déposséder du capital de notre entreprise ? Parce que nous sommes juifs ? » Il se leva, parcourut la pièce de long en large de son pas raide et ferme, son nez charnu palpitant sous son souffle furieux. « Arrêtez avec vos histoire à dormir debout. Il n’y a plus de pogroms en Allemagne. C’est fini. Depuis plus de cent ans. Depuis cent quatorze ans, si vous voulez le savoir. Vous croyez que ce peuple de soixante-cinq millions d’habitants a cessé d’être civilisé sous prétexte qu’il a laissé la parole à une poignée de fous et de canailles ? Pas moi. Je refuse qu’on fasse cas de cette poignée de fous et de canailles. Je refuse qu’on raye de l’entreprise le nom réputé d’Oppermann. Je refuse qu’on négocie avec une tête de mule comme Wels. Je ne me laisserai pas gagner par votre panique. Pas moi. Je ne comprends pas comment des adultes peuvent se faire avoir par ce vieux tas de poudre aux yeux. »
La diaspora juive, un mouvement migratoire en répercussion aux persécutions
Comme, à l’ordinaire, ses propos sont pragmatiques, mais tous sentent que les Oppermann n’ont désormais plus de pôle commun, l’histoire d’Immanuel Oppermann, de ses enfants et petits-enfants est finie. Aujourd’hui encore, ils sont ensemble. Mais à l’avenir, ce sera au mieux le hasard qui les réunira. La patrie est dérobée à eux, ils ont perdu Berthold, la maison de la Gertraudtenstrabe et le reste, le laboratoire d’Edgar, la villa de la Max-Reger-Strabe : c’en est fait de ce qu’avait construit trois générations d’entre eux à Berlin et trois fois sept générations en Allemagne. Martin part à Londres, Edgar à Paris, Ruth à Tel-Aviv, Gustav, Jacques, Heinrich s’en vont on ne sait où. Les voila dispersés à travers le monde, ballottés par vents et marées.
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 1933/Nouvelle traduction : 2023. Grand format aux Éditions Métailié, traduit de l’allemand par Dominique Petit, 400 pages.
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