« La mémoire est un lieu dans lequel se succèdent des portes à entrouvrir ou à ignorer ; la mémoire, écrit Louise Bourgeois, « ne vaut rien si on la sollicite, il faut attendre qu’elle nous assaille. » » Il aura fallu cinquante ans et une collaboration dans la collection Ma nuit au musée pour que Lola Lafon, le temps d’une nuit dans l’Annexe du Musée Anne Frank à Amsterdam – pièce exiguë de 40 mètres carrés où vécurent huit personnes pendant 760 jours avant d’être dénoncées et déportées par les nazis, affronte les fantômes de son passé. Une histoire familiale chaotique commune aux Juifs d’Europe centrale. Stigmatisation, persécution, ostracisation, déportation, extermination. Cette nuit du 18 août 2021, Lola Lafon, petite-fille d’exilés juifs russes et polonais – troisième génération après la Shoah, élevée entre la Hongrie et la Roumanie de Ceaușescu, évoque ce traumatisme transgénérationnel qui se nourrit du silence même des absents. Comme Anne Frank, la mère de l’autrice s’est cachée pour échapper aux nazis. Comme la famille Frank, la sienne a fui l’Europe de l’Est, partageant cette « foi tragique » en un pays qui les a trahis. Comme 50% des Juifs ashkénazes, leurs deux familles ont été gazées dans les camps. Disparues, rayées de la carte. Confinée 10 heures, seule, uniquement munie d’un talkie-walkie dans la cachette où Anne Frank à 13 ans commençait la rédaction de son « journal », resté inachevé et publié à 30 millions d’exemplaires depuis, Lola Lafon, s’imprègne des lieux et, pour la première fois, dans des pages bouleversantes entrelaçant sa vie à celle de la jeune fille, aborde la question épineuse de sa judéité. Sujet qu’elle a sciemment refoulé. Un héritage trop lourd à porter, qui lui échappe, tout en lui collant à la peau. Si le phénomène Anne Frank a dépossédé son journal de la dimension littéraire qu’il revêtait, Lola Lafon a écopé, quant à elle, d’un bagage culturel encombrant. Devenue écrivaine pour fixer le présent : « le présent que je n’écris pas flotte, un brouillon sans contour. C’est en écrivant ce que je vis que je comprends ce que je vis. », Lola Lafon remonte le fil de sa vie. Identifie le point névralgique. La fêlure intime où prend source sa vocation. « Écrire n’est pas tout à fait un choix : c’est un aveu d’impuissance. On écrit parce qu’on ne sait pas par quel autre biais attraper le réel. Vivre, sans l’écritoire me va mal, comme un habit trop large dans lequel je m’empêtre. Il faut parfois rétrécir l’espace pour en entendre l’écho. » « Pourquoi écrit-on ? Peut-être est-il possible de répondre par la négative : ne pas écrire met à vif toutes les failles, alors on écrit. » Son obsession pour l’âge charnière qu’est l’adolescence. La beauté et la fragilité d’une identité en construction. Anne Frank ne fait pas exception. En démystifiant une icône, Lola Lafon s’attelle à réhabiliter l’autrice précoce. Le Journal d’Anne Frank « est un décompte auquel nous assistons », l’ultime tentative pour une jeune fille de quinze ans, qui voit son univers se refermer, de se le réapproprier, de reprendre le contrôle des évènements, de ne pas perdre la raison. D’ailleurs, au terme de journal, Lola Lafon préfère celui d’œuvre littéraire. Le cantonner à la sphère intime gomme l’intention très claire de l’autrice, d’être publiée. Les livres de Lola Lafon sont peuplés d’adolescentes irrévérencieuses, douées, libres, non encore entravées par les compromis des adultes. Des personnages féminins complexes et engagés. Comme l’était Anne Frank dont l’ambition littéraire a été supplantée par les projections de millions d’étrangers. Son histoire étant jugée « trop juive », « beaucoup trop triste » pour être racontée. Une manière de l’en déposséder. Parce que quand une vérité dérange, certains préfèrent la nier, puis l’oublier. « Le récit occidental est une terrible révision du réel. » Ne l’oublions pas… Quand tu écouteras cette chanson est une magnifique manière d’aborder son identité, de biais.
Mon appréciation : 4,5/5
GRAND PRIX DES LECTRICES ELLE NON FICTION 2023
PRIX DÉCEMBRE 2023
PRIX LES INROCKUPTIBLES 2023
Qu'en pensez-vous ?