« Quelque chose de neuf se tenait en attente derrière tout cela, mais je ne pouvais pas le voir car ma tête était remplie de vieilles images et mes yeux incapables de changer leur façon de voir. J’avais perdu l’ancien mais je n’avais pas encore gagné ce qui était nouveau ; ce nouveau me restait inaccessible mais je savais qu’il existait. Je ne sais pourquoi, cette pensée suffit à me remplir d’une sorte de joie timide. » L’héroïne, la quarantaine, veuve et mère de deux enfants accepte l’invitation des Rüttlinger, à passer quelques jours dans la campagne autrichienne. Niché au creux d’une vallée alpine, le chalet de chasse est une villa de bois en troncs massifs sur un étage. La veille, le couple est descendu au village. Au petit matin, l’héroïne constate qu’un changement est survenu. Le couple n’est pas revenu, le silence règne. En s’enfonçant dans la forêt, elle se heurte à une résistance invisible, lisse et froide. Un mur invisible infranchissable, comme une cloche de verre, s’est dressé dans la nuit. Au-delà, les hommes et les animaux se sont changés en statues de pierre. Consciente de l’inutilité de chercher un sens à l’énigme qui lui est imposée, l’héroïne accepte sans résistance le confinement dans la prison forestière. Plus tard, pour ne pas perdre la raison et tenir la peur à distance, elle écrit le déroulé de ses deux dernières années, entièrement consacrées à sa survie. Journal de bord d’une femme forcée à la solitude, récit survivaliste post-apocalyptique, Le Mur invisible de l’autrice autrichienne Marlen Haushofer est surtout un immense classique de la littérature féministe. Le récit d’apprentissage éblouissant d’une femme qui se dépouille au fil des pages de son passé : « il est probable que mon refus de me confronter avec le passé aggravait encore mon état », qui, seule, ressassant ses pensées, décide de les affronter : « La simple décision de céder semblait avoir été efficace. Je me remémorai clairement le passé et j’envisageais d’être objective et de ne rien enjoliver. » Ne cherchant plus à résister au flux de pensées qui l’assaille, elle se laisse traverser par les émotions, les souvenirs d’un monde révolu. Les digues s’ouvrent. Les nœuds de frustration se dénouent. L’anxiété provoquée par des peurs remontant à l’enfance qu’elle a laissé s’installer sans avoir le courage de les déloger : la crainte de perdre ceux qu’elle aime, de se montrer défaillante, de voir son monde s’effondrer, plus tard le sentiment de culpabilité inhérent à la maternité, apparaît telle qu’elle est : une construction de son esprit. Un mur froid, rigide, infranchissable. Une limite psychologique. L’obstacle le plus difficile à surmonter, puisque créé par elle contre elle-même. Et pourtant, une fois ce danger matérialisé, qu’en reste-t-il ? Loin de la civilisation, le temps donné par les corneilles s’écoule différemment, rythmé par le travail aux champs, la traite de Bella, les repas aux chats, les balades dans la forêt avec Lynx, le braque de Bavière fidèle compagnon de randonnées. La nervosité d’une existence soumise aux sollicitations jusqu’à l’écœurement, l’ennui accablant, le souci d’efficacité disparaissent. La solitude, autrefois source d’anxiété, devient une vertu, source d’apaisement, lui permettant « de voir encore une fois, sans souvenirs ni conscience, la splendeur de la vie ». « Ici, dans la forêt, je me trouve enfin à la place qui me convient. » Quittant le poste d’observation, où se tiennent les hommes en surplomb de la nature, l’héroïne s’immerge en elle. « Quand mes pensées s’embrouillent, c’est comme si la forêt avait commencé à allonger en moi ses racines pour penser avec mon cerveau ses vieilles et éternelles pensées. » Porteur d’un message d’espoir vivifiant, Le Mur invisible ne se réduit pas au simple constat d’une féminité entravée, d’une société masculine hostile aux femmes, où la solitude témoigne d’un échec – marital, familial, social. Puisqu’en suivant étape par étape l’évolution de l’héroïne, le récit nous donne les clés pour franchir les barrières psychologiques qui nous entravent et se réapproprier ce qu’on abdique trop facilement : notre liberté. Ce chef-d’œuvre féministe, qui se double d’un plaidoyer écologique, rejoint d’office le cercle très fermé de mes lectures de chevet.
Je n’écris pas pour le seul plaisir d’écrire. M’obliger à écrire me semble le seul moyen de ne pas perdre la raison.
Il y avait longtemps que mes pensées avaient cessé, comme si mes soucis et mes souvenirs n’avaient plus rien de commun avec moi.
Je prenais conscience que tout ce que j’avais pensé ou fait dans le passé n’avait été qu’une imitation sans valeur. D’autres hommes avaient pensé et agi, avant moi et pour moi. Je n’avais eu qu’à suivre leur trace. Les heures passées sur le banc devant la cabane étaient la réalité, une expérience que je faisais en personne et pourtant pas jusqu’au bout. Presque toujours les pensées étaient plus rapides que les yeux et falsifiaient l’image véritable. […] Depuis mon enfance, j’avais désappris à voir les choses avec mes propres yeux et j’avais oublié qu’un jour le monde avait été jeune, intact, très beau et terrible.
Dans le silence bruissant de la prairie, sous le ciel immense, il m’était presque impossible de rester un moi unique et séparé, une aveugle petite vie entêtée qui refusait de se fondre dans la grande communauté. Autrefois j’avais tiré toute ma fierté d’être une telle vie, mais sur l’alpage cette vie m’apparaissait misérable et ridicule, un néant bouffi d’orgueil.
Une personne qui court n’a le temps de ne rien voir. […] C’est depuis que j’ai ralenti mes mouvements que la forêt pour moi est devenue vivante. Je ne veux pas dire que ce soit la seule façon de vivre, mais c’est certainement celle qui me convient le mieux. Et que n’a-t-il pas fallu qu’il se passe avant que je ne parvienne à la trouver.
Je plains les animaux et les hommes parce qu’ils sont jetés dans la vie sans l’avoir voulu. Mais ce sont les hommes qui sont sans doute le plus à plaindre, parce qu’ils possèdent juste assez de raison pour lutter contre le cours naturel des choses.
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 1963. Poche aux Éditions Actes Sud dans la collection Babel, traduit de l’allemand par Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon, 352 pages.
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