« À défaut du pardon, laisse venir l’oubli. » Placé en exergue du très beau roman de Lola Lafon, Chavirer, ce vers d’Alfred de Musset dit tout de la difficulté de composer avec une histoire comme « une écharde sur laquelle la chair s’est recomposée ». Années 80. Cléo, danseuse dans une MJC de province, a treize ans lorsqu’elle est repérée par Cathy, rabatteuse pour un réseau de pédocriminalité, travestie en recruteuse pour la fondation Galatée. Feignant la complicité, Cathy lui fait miroiter une bourse à la clé. Pour se distinguer, il lui faudra le temps d’un déjeuner charmer le jury chargé de l’évaluer. Le critère de sélection requis : faire preuve de maturité, soit consentir à être touchée et flirter avec des hommes d’une cinquantaine d’années. Son dossier non retenu, Cléo est promue assistante en charge de recruter de nouveaux dossiers. Savant transfert, où les coupables exemptés font endosser à leurs victimes la responsabilité de leurs désirs pervertis. Statut ambigu de victime-coupable, de proie-prédatrice. Double peine pour ces « mauvaises victimes ». À la honte s’ajoute la culpabilité, le pardon est hors de portée pour qui fait subir aux autres ce qu’on lui a infligé. D’autant que Cléo s’y est rendue de son plein gré, personne ne l’y a forcée. Mais que vaut le consentement d’une gamine de treize ans ? Cléo poursuit sa carrière, danseuse dans des revues ou sur les plateaux télévisés de Drucker, le sourire figé, le corps gainé, les muscles bandés, prête à distraire la France entière dans des spectacles populaires. Son corps fourbu et maltraité accuse une souffrance tue, porte les stigmates d’un « monologue intérieur », une litanie qui jamais ne se tarit. Celle d’avoir failli à protéger d’autres filles. Le souvenir détouré d’un déjeuner où on a pénétré son intimité. Dans ce récit subtilement construit, où Cléo se dévoile à travers le regard de ceux qui l’ont fréquentée, Lola Lafon dresse le portrait implacable d’une femme sous emprise figée à l’âge de treize ans et d’une société complaisante à l’égard de prédateurs agissant impunément sous couvert d’un consentement accordé par des jeunes filles démunies. À lire impérativement !
Cléo avait de la chance, il adorait les danseuses. Les préférait aux musiciennes. Elles étaient tellement décontractées. À l’aise. Comme elle, sa petite fiancée adorable. Cléo pouffait, elle était trop jeune pour avoir un fiancé.
Cléo avait-elle un petit-ami de son âge ? Avec lequel… Non ? Cléo n’était pas frigide au moins ?
Le mot « frigide » fondu comme un plomb informe au creux de l’estomac de Cléo.
[…]
Cléo, treize ans, cinq mois et combien de jours, avait acquiescé. Dire non c’était être frigide.
Ce qu’elle avait été une peine que multipliait une autre ; des mensonges multipliés par d’autres.
Une honte qui en dissimulait une autre. La honte de s’être laissé faire et la honte de ne pas avoir su se détendre pour se laisser faire.
Cathy avait conseillé à Cléo de privilégier celles qui venaient d’un milieu social modeste. Pas les ambitieuses, qui rêvaient de carrière. La fondation Galatée était à vocation sociale.
Maintenant, tout semblait indiquer que Cléo aurait treize ans pour l’éternité, elle se cognait à chacun des angles morts de cette éternité.
Face, victime et pile, coupable.
Cléo dont toute la France connaissait le sourire et le soutien-gorge strassé, était une fugitive incapable de mesurer la gravité de ce qu’elle avait fait puisqu’elle n’avait pas conscience des actes qu’elle avait elle-même subis.
Mais l’allégeance à une famille était l’acceptation d’un corpus de lois dont on découvrait qu’on les connaissait sans les avoir apprises. Dont on découvrait qu’on les appliquait.
Cette histoire est une écharde sur laquelle sa chair s’est recomposée, à force d’années. un petit coussin de vie rosé, solide et élastique. Ce corps étranger n’en est plus un, il lui appartient, solidement maintenu dans une faisceau de fibres musculaires, à peine effrité par le temps.
Le passé était irréversible. Aucun pardon ne pourrait défaire ce qui avait été.
La prostitution est une transaction entre deux personnes qui se sont mises d’accord. Ces gamines n’avaient pas décidé d’échanger du sexe contre un stage ou une lettre de recommandation. Elles l’ont fait pour ne pas décevoir Cathy. parce qu’elles l’aimaient et voulaient continuer à en être aimées. Cathy a parié que l’amour les réduirait au silence. Elle a eu raison.
L’affaire Galatée nous tend le miroir de nos malaises : ce n’est pas ce à quoi on nous oblige qui nous détruit, mais ce à quoi nous consentons qui nous ébrèche.
Nous sommes traversés de ces hontes, un tourbillon qui, peu à peu nous creuse et nous vide. N’avoir rien dit. Avoir dit oui parce qu’on ne savait pas dire non.
Si vous avez aimé, vous aimerez peut-être…
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