« […] ils rêvaient tous plus ou moins confusément d’arriver à sortir un jour vainqueurs des difficultés de la condition humaine. Ils réclamaient une marge d’humanité. Ils y croyaient. » Légende africaine, anarchiste, humanitaire misanthrope, idéaliste soupçonné d’officier en tant qu’agent double à la solde des Français, Morel, l’alter ego de Gary, a pris le maquis pour défendre les éléphants d’Afrique. Si au milieu du 20e siècle, le combat écologique en est encore à ses balbutiements, le choix des éléphants dans une région colonisée par l’homme blanc revêt un caractère symbolique. Suggérant une modernité fatiguée en quête d’exotisme pour se ressourcer. Une cure de jouvence à coups de fusils sur des pachydermes encombrants, vestiges d’une Afrique primitive que les nationalistes panafricains dans un opportunisme éhonté auront vite fait d’annexer. À l’instar de son héros magnifique, Romain Gary transcende sa misanthropie, faisant surgir du fond de l’ignominie une nouvelle espèce d’homme. Sa croisade écologique est une lutte « pour l’honneur du nom d’homme ». Le dernier sursaut d’espoir d’une civilisation qui a créé tout au long du 20e siècle les conditions de sa propre disparition : Shoah, guerres civiles, bombe atomique…au nom du progrès, d’un matérialisme historique ou du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Comme le revendiquent les élites africaines passées sur les bancs des facs parisiennes qui reproduisent inconsciemment un mimétisme colonialiste confondant. Épopée humanitaire doublée d’une critique de l’idéologie comme outil génocidaire, Les racines du ciel s’est révélé un chef-d’œuvre visionnaire. Un cri de résistance et un éloge de l’engagement contre la suprématie de l’Homme sur son environnement. Morel a ceci de prodigieux qu’il est animé par une foi contagieuse en la capacité de l’humanité à protéger cette marge de liberté et de dignité. Lui, qui a puisé dans la vision de troupeaux d’éléphants cavalant librement l’énergie pour résister à sa détention en camp de concentration nazi. « Chacun associe les éléphants à ce qu’il y a en lui de plus propre », « une dimension de vie à sauver ».
La liberté, « la plus tenace racine implantée dans le cœur de l’homme »
L’Islam appelle cela « les racines du ciel » pour les Indiens du Mexique, c’est « l’arbre de vie », qui les fait pousse les uns et les autres à tomber à genoux et à lever les yeux en se frappant la poitrine dans leur tourment. Un besoin de protection auquel les obstinés comme Morel cherchent à échapper par des pétitions, des comités de lutte et des syndicats de défense – ils essaient de s’arranger entre eux, de répondre eux-mêmes à leur besoin de justice, de liberté, d’amour – ces racines du ciel si profondément enfoncées dans leur poitrine…
Les éléphants : un choix symbolique ?
– J’ai fait de la résistance sous l’occupation…
C’était pas tellement pour défendre la France contre l’Allemagne, c’était pour défendre les éléphants contre les chasseurs…
« Chaque individu », Gary insiste à plusieurs reprises là-dessus, est un éléphant. Chaque homme dans la rue est un animal encombrant, solitaire, menacé dans son intégrité puisque représentant une potentielle source de rentabilité. L’ambiguïté réside dans ce que Romain Gary se contredit dans ses déclarations, brouillant les pistes en affirmant que le combat de Morel est à prendre exclusivement au premier degré. Ce dernier déniant un quelconque message politique sous-jacent. La préservation de la faune et de la flore est sa seule visée. Si l’Homme est capable à terme de protéger son environnement, et à fortiori un animal source de protéine et cible des trafiquants d’ivoire, alors la race humaine a une chance de retrouver sa dignité, largement entamée par les inventions meurtrières du 20e siècle, les guerres idéologiques (capitalistes vs soviétiques, marxisme, léninisme, trotskistes, Guerre de Corée, du Vietnam plus tard, ingérences étatiques), les progrès scientifiques (guerres bactériologiques, bombe atomique)… Le regard franc, les cheveux bouclés, les traits tirés par son expédition dans la jungle africaine, la petite croix de Lorraine attestant de son engagement dans la résistance toujours impeccablement épinglée sur son veston, Morel a tout du héros populaire. De l’illuminé animé par un idéal qui le dépasse aux yeux de ceux incapables de rêver, de se révolter pour défendre à ses côtés cette marge d’humanité. D’entrer en croisade pour que « les nations, les partis, les systèmes politiques, se serrent un peu, pour laisser de la place à autre chose, à une aspiration qui ne doit jamais être menacée ». L’éléphant est à la fois chaque homme, chaque partie de nous vivants, porteuse d’espoir qu’il faut protéger, chaque combat juste, légitime dénué d’intérêts financiers, où notre dignité est en jeu. C’est notre liberté et conscience autant personnelle, que collective.
Morel : un héros misanthrope ou un activiste humaniste ?
Voilà pourquoi il était tellement important pour lui de continuer, pour montrer que c’était possible, pour réveiller les gens, les empêcher de croire toujours au pire, et qu’il n’y a rien à faire alors qu’il suffit de ne pas se laisser décourager…
Dans les interviews accordées par Romain Gary aux journalistes, suite à l’obtention du prestigieux prix Goncourt, le romancier aux multiples identités n’a jamais démenti avoir mis une grande part de lui dans son héros. Ayant même inventé le mot « esperado » pour le caractériser. Terme suffisamment éloquent pour illustrer l’espoir placé en lui. Morel est un être droit, qui ne se revendique d’aucun courant idéologique, refusant de se compromettre en endossant les traits grossiers que les journaux et politiques du monde entier aimeraient lui voir afficher : défenseur de l’indépendance africaine, misanthrope que son passage de deux ans en camp a brisé, le dégouttant à jamais de la race humaine. Peau qu’il a d’ailleurs quittée pour revêtir celle des éléphants. Ce désaveu est vécu comme une défaite de l’espèce humaine, provoquant la colère de ceux qui partagent une conception anthropocentrée. L’Homme est au centre de la création, le monde vivant son champ d’expérimentation, l’Afrique « un parc zoologique » et les éléphants une espèce exotique dont 30 000 spécimens disparaissent chaque année en AEF.
Opportunisme nationaliste
– Tu comprends, si je leur disais simplement qu’ils sont dégoûtants, qu’il est temps de changer, de respecter la vie, de s’entendre enfin là-dessus, de conserver une marge d’humanité où il y aurait de la place même pour tous les éléphants, ça ne les dérangerait pas beaucoup. Ils se contenteraient de hausser les épaules et de dire que je suis un illuminé, un excité, un humanitaire bêlant. Donc, il faut être malin. Voilà pourquoi je veux bien leur laisser croire que les éléphants, c’est seulement un prétexte, un camouflage, et qu’il y a derrière une raison politique, qui les vise directement. Alors là, il n’y a pas de doute, ils ont des chances de se réveiller, de s’alarmer, de faire quelque chose, de me prendre au sérieux.
Mon appréciation : 4,5/5
PRIX GONCOURT 1956
Date de parution : 1956. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, 592 pages.
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