L’Europe a toujours eu les meilleures et les plus belles Universités du monde. C’est là que sont nées nos plus belles idées, celles qui ont inspiré nos plus grandes œuvres : les notions de liberté, de dignité humaine, de fraternité. Les Universités européennes ont été le berceau de la civilisation. Mais il y a aussi une autre éducation européenne, celle que nous recevons en ce moment : les pelletons d’exécution, l’esclavage, la torture, le viol – la destruction de tout ce qui rend la vie plus belle. C’est l’heure des ténèbres.
1945, l’Allemagne capitule, tandis qu’en librairie un premier roman, au titre évocateur, d’un auteur encore inconnu, juif russe ayant émigré en France à 14 ans, aviateur de la France libre, fait parler de lui. De son expérience de résistant, l’écrivain deux fois goncourisé tire le récit de survie d’un groupe de partisans polonais. Comme un pendant lumineux au crépusculaire Le Monde d’hier de l’écrivain autrichien Stefan Zweig, qui illustre avec la même lucidité l’échec européen, soit la déroute idéologique d’une civilisation éclairée, avant de se suicider en 1942. Année où, caché par son père dans la forêt, avant que ce dernier dans un geste de bravoure désespéré n’attaque une division de SS, le héros, Janek, un adolescent de quinze ans rejoint le maquis. Porté par une plume lyrique, des instants de grâce, un humour noir contant des épisodes tragiques vécus par des personnages incarnés, de chair et de sang, dans des pages magnifiques, Éducation européenne porte en germe les thèmes que Romain Gary ne cessera de développer par la suite : l’art comme refuge face à la barbarie, la dualité de la nature humaine, l’alternance d’ombres et de lumière, de courage et de lâcheté, une foi inaltérable en la bonté de l’être humain, affaiblie par le constat épisodique de sa médiocrité (cf le conseil du père à son fils page 3 « Méfie-toi des hommes »), que le sacrifice d’une minorité, d’où émerge la figure tutélaire de l’homme providentiel cristallisant en lui tous les espoirs d’un peuple, sauve in extremis de l’ignominie. Que ce soit ici, avec le Partisan Nadejda, un chef de guerre légendaire doué du don d’ubiquité, vu ici et là, attisant le soulèvement du ghetto de Varsovie, sur le front, faisant sauter des ponts et dérayer des trains, ou Morel dans Les racines du ciel, en croisade écologique pour sauver « l’honneur du nom d’homme » et les éléphants d’Afrique, Romain Gary créé « un véritable mythe d’invincibilité ». Défendant l’idée qu’un individu peut, par sa rectitude morale, tout changer. Qu’il en suffit d’un pour racheter l’humanité.
Je forme des vœux pour que la victoire si proche vous trouve tous unis fraternellement, et pour que vous trouviez en vous une force et un courage encore plus grands : ceux qu’il nous faudra pour vaincre sans opprimer à notre tour, et pour pardonner sans oublier. Signé : partisan Nadejda.
À l’instar du chef-d’œuvre qui consacrera son formidable talent de conteur, Éducation européenne possède une dimension symbolique forte, dévoilant les valeurs humanistes d’un homme refusant de céder aux sirènes du scepticisme et du nationalisme.
Éducation européenne, pour lui, ce sont les bombes, les massacres, les otages fusillés, les hommes obligés de vivre dans des trous, comme des bêtes… Mais moi, je relève le défi. On peut me dire tant qu’on voudra que la liberté, la dignité, l’honneur d’être un homme, tout ça, enfin, c’est seulement un conte de nourrice, un conte de fées pour lequel on se fait tuer. La vérité, c’est qu’il y a des moments dans l’histoire, des moments comme celui que nous vivons, où tout ce qui empêche l’homme de désespérer, tout ce qui lui permet de croire et de continuer à vivre, a besoin d’une cachette, d’un refuge. Ce refuge, parfois, c’est seulement une chanson, un poème, une musique, un livre. Je voudrais que mon livre soit un de ces refuges, qu’en l’ouvrant, après la guerre, quand tout sera fini, les hommes retrouve leur bien intact, qu’ils sachent qu’on a pu nous forcer à vivre comme des bêtes, mais qu’on n’a pas pu nous forcer à désespérer. Il n’y a pas d’art désespéré – le désespoir, c’est seulement un manque de talent.
– Tu aimes les Russes, toi ? – J’aime tous les peuples, dit Dobranski, mais je n’aime aucune nation. Je suis patriote, je ne suis pas nationaliste. – Quelle est la différence ? – Le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres.
Grand admirateur du général de Gaulle qu’il a rejoint à Londres, Romain Gary, croit en la nécessité en temps de crise d’une figure fédératrice. Conscient que la valeur d’une action ne réside pas dans le nombre, mais dans l’intention.
– Et que feront-ils, nos amis, quand ils auront gagné la bataille ? – Ils feront un monde nouveau. – Nous ne pourrons pas les aider. Nous sommes trop petits. C’est dommage. – Ce n’est pas la taille qui compte, c’est le courage. – Comment sera-t-il ce monde nouveau ? – Il sera sans haine. – Il faudra tuer beaucoup de gens, alors… – Il faudra tuer beaucoup de gens. – Et la haine sera toujours là… Il y en aura encore plus qu’avant… – On ne les tuera pas, alors. On les guérira. On leur donnera à manger. On leur construira des maisons. On leur donnera de la musique et des livres. On leur apprendra la bonté. Ils ont appris la haine, ils peuvent bien apprendre la bonté.
Alors que la bataille de Stalingrad occupe le front de l’Est, sous moins quarante degrés, les résistants réfugiés dans la forêt de Wilejka, près de Wilno Vilnius), continuent coûte que coûte à lutter contre l’occupant, le froid, la faim et le désespoir. L’enjeu n’est pas tant la victoire des Alliés, qu’ils sont sûrs de voir triompher, que la conservation de leur dignité. Plus qu’un récit de guerre ou le constat pessimiste-amer d’une Europe des Lumières détournée de ses valeurs par la modernité, Éducation européenne est un roman de formation laissant éclater toute la générosité, la puissance narrative et le talent de celui qui deviendra l’un des plus grands romanciers français !
Mais à la fin, tout ce que cette fameuse éducation européenne vous apprend, c’est comment trouver le courage et de bonnes raisons, très valables, bien propres, pour tuer un homme qui ne vous a rien fait, et qui est assis là, sur la glace, avec ses patins en baissant la tête et en attendant que ça vienne.
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 1945. Poche chez Folio, 288 pages.
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