« Mais Quangel ! Est-ce que vous aimez vraiment mieux vivre pour une cause injuste que mourir pour une cause juste ? Vous savez bien qu’il n’y a pas le choix, ni pour vous ni pour moi. C’est parce que nous sommes comme nous sommes que nous devions prendre ce chemin. » Inspiré de l’histoire vraie d’un couple d’ouvriers arrêté et exécuté par la Gestapo pour haute trahison, Seul dans Berlin est un monument de la littérature. Le grand roman de la résistance allemande, à la fois romanesque, tout en nuances, sombre, drôle par moments dans la manière grotesque avec laquelle Hans Fallada croque l’élite politique de son pays – l’Obergruppenführer aboie et souffle dans les bronches de ses subordonnés, le président de tribunal se fait procureur, la délation empoisonne le pays asphyxié par un climat de peur, révélant les plus vils instincts et ruisselant du haut de la pyramide jusqu’aux fanges de la société, là où grouillent les mouchards avides d’argent et d’un sentiment d’importance qui leur avait été jusqu’alors refusée. En 1940, à Berlin, sous le IIIe Reich, alors que la France vient de capituler, « une moitié du peuple enferme l’autre, cela ne pourra plus durer très longtemps ». Dynamique qui se réplique Rue Jablonski, dans l’immeuble où cohabitent une vieille femme juive Frau Rosenthal, dont le mari a été déporté ; les rejetons Persicke qui gravissent à grandes enjambées les échelons du parti ; Otto et Anna Quangle, anciens partisans du régime entrés dans la clandestinité, qui chaque dimanche écrivent avec assiduité des tracts antinazis sous forme de cartes postales qu’ils disséminent dans les cages d’escalier des immeubles berlinois ; et, Herr Fromm, un homme juste, ancien juge à la cour d’appel. Cet échantillon des comportements humains au sein d’un état totalitaire a une valeur quasi sociologique. À tort, on pourrait croire que le déclencheur de la révolte est de nature idéologique, ce que Hans Fallada nie en lui faisant prendre racine dans la sphère intime de ses personnages. Dans un événement tragique faisant dévier leur trajectoire de citoyens moyens du Reich. Les yeux des époux Quangel se dessillent après l’annonce de la mort de leur fils sur le front, de même l’inspecteur Eschrich – fin limier de la Gestapo chargé de l’opération « Oiseau de malheur » – humilié par sa hiérarchie prend conscience de sa vulnérabilité, et Hete Häberle, nourrit une haine farouche envers les SS suite à l’arrestation de son mari pour activités communistes. Si chacun de ces individus, ne présentant aucune prédisposition à la rébellion, n’avait pas été touché si intimement, aurait-il pris la mesure du monde dans lequel il vivait ? Autrement dit, quel degré de soumission et d’avilissement l’être humain peut-il tolérer avant que sa lâcheté ne finisse par le dégoûter ? La force de ce pavé historique écrit en à peine quatre semaines à Berlin-Est en 1947, et publié après le décès de l’auteur, réside autant dans la réhabilitation d’une partie de la population allemande ayant refusé de collaborer, que dans la chasse à l’homme engagée par la fine fleur de la police secrète – deux ans à observer de hauts fonctionnaires(-tortionnaires) d’Hitler se casser le nez – pour débusquer un couple ordinaire au courage extraordinaire. L’acte de résister, sa justification, n’est pas à chercher dans le nombre des adeptes convertis, son efficacité à court terme, mais plus justement dans ce que cet acte contribue à conserver intacte notre dignité. La droiture morale fonde sa légitimité. D’où l’utilité d’une petite résistance à la mesure de ceux qui l’ont engagée. Les mots de Primo Levi rendent justice au chef-d’œuvre de Fallada, oublié dans les caisses de la RDA pendant 60 ans : « l’un des plus beaux livres sur la résistance allemande antinazie ».
Elle comprit aussitôt qu’avec cette première phrase il avait déclaré la guerre, aujourd’hui et pour toujours, et elle sentit aussi obscurément ce que cela signifiait : la guerre entre eux d’un côté, les pauvres et insignifiants petits ouvriers, qui à cause d’un mot pouvaient être éliminés pour toujours, et de l’autre le Führer, le parti, ce monstrueux appareil avec tous ses pouvoirs et son éclat, et les trois quarts, oui, les quatre cinquièmes même de tout le peuple allemand derrière eux. Et tous les deux ici, dans cette petite pièce de la rue Jablonski, tous les deux tout seuls !
Malgré tout vous avez résisté au mal. […] – Oui, et puis on va nous ôter la vie, et à quoi est-ce que ça aura servi de résister, alors ? – À nous – ça nous aura beaucoup servi, parce que nous aurons pu nous considérer comme des personnes convenables jusqu’à notre mort. Et ça aura servi plus encore au peuple tout entier, qui sera sauvé à cause des justes comme il est dit dans la Bible. Vous voyez, Quangel, cela aurait été bien sûr cent fois mieux s’il y avait eu un homme pour dire : vous devez agir ainsi et ainsi, notre plan c’est ça et ça. Mais s’il y avait eu un homme pareil en Allemagne, alors nous n’en serions jamais arrivés à 1933. Et donc nous avons tous été obligés d’agir chacun tout seul, pour soi, et c’est tout seuls que nous sommes enfermés, et c’est tout seuls que nous devrons mourir. Mais ce n’est pas pour autant que nous sommes seuls, Quangel, ce n’est pas pour autant que nous mourrons en vain. Rien n’arrive en vain dans ce monde, et puisque nous luttons contre la violence brutale, pour la justice, alors nous serons tout de même les vainqueurs à la fin.
Histoire du livre
Fruit d’une commande passée par la RDA à l’écrivain allemande Hans Fallada, Seul dans Berlin a été écrit en quelques semaines seulement. Le destin rocambolesque du roman est à la mesure de la vie mouvementée de son auteur. Le manuscrit original a été censuré, des détails sur les personnages remaniés. In fine, cet immense roman a été oublié de nombreuses années et réédité en allemand en 2011, puis repéré par les Éditions Denoël, qui ont racheté les droits pour une bouchée de pain. Incroyable ! C’est ce qui s’appelle avoir du flair.
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 1947. Nouvelle édition intégrale en grand format aux Éditions Denoël, poche chez Folio, traduit de l’allemand par Laurence Courtois, 768 pages.
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