Ce qu’il y a d’affreux dans le nazisme, dit-on, c’est son côté inhumain. Oui. Mais il faut bien se rendre à l’évidence : ce côté inhumain fait partie de l’humain. Tant qu’on ne reconnaîtra pas que l’inhumanité est chose humaine, on restera dans le mensonge pieux.
En 1980, Romain Gary se suicide après avoir publié les Les cerfs-volants, concluant son œuvre comme il l’a commencée par un très grand roman sur la résistance. Sujet d’où jaillit sa foi inébranlable, bien que cyclique, oscillant entre des pics d’optimisme et des rechutes sceptiques en la nature humaine. Déjà dans Éducation européenne, premier roman éblouissant de maîtrise et gorgé d’humanité qui augurait de l’immense talent du romancier, se posait la question de la part d’allemand tapie en chacun de nous. Soit l’articulation entre le bien et mal. Notre part d’ombre et de lumière.
Les hommes se racontent des jolies histoires, et puis ils se font tuer pour elles, ils s’imaginent qu’ainsi le mythe se fera réalité… Il est tout près du désespoir, lui aussi. Il n’y a pas que les Allemands. Ça rôde partout, depuis toujours, autour de l’humanité… Dès que ça se rapproche trop, dès que ça pénètre en vous, l’homme se fait allemand… même s’il est un patriote polonais. La question est de savoir si l’homme est allemand ou non… s’il lui arrive seulement de l’être parfois.
Pourtant, trente-cinq ans après, alors que le 20e siècle a entériné l’effondrement moral de notre civilisation avec la Shoah, la Guerre froide, l’explosion des génocides et conflits armés, sa confiance en l’existence d’un groupe de partisans ou d’une figure providentielle capable de racheter le genre humain se maintient. Que ce soit dans la croisade écologique d’un Morel défendant les éléphants d’Afrique (Les racines du ciel), la figure du héros légendaire de la résistance polonaise Nadejda (Éducation européenne) ou dans le vol des cerfs-volants dans le ciel normand, l’allégorie est l’outil propre à Gary. L’idéalisme et l’humanisme, les deux traits dominants structurant la personnalité de ses héros. Et il en faut pour extirper les hommes de la fange dans laquelle ils se roulent épisodiquement. Le romancier penche résolument du côté de ceux qui distinguent dans le « grain de folie » l’« étincelle sacrée » et qui « à raison garder » préfère leur « raison de vivre ». En lui, brûle le feu sacré d’un espoir inextinguible. Cette droiture morale, reposant sur une pureté des sentiments, fait dire au lecteur que, sa vie durant, il aura conservé son âme d’enfant. Un regard naïf, généreux, poétique sur le monde qu’il inocule à ses personnages. Les rendant profondément vivants et touchants. L’amour, jamais avilissant, est un sentiment noble permettant de transcender la réalité, de s’élever. Il est inconditionnel et absolu. Comme peut l’expérimenter pour la première fois un adolescent de quinze ans, s’éprenant un été d’une jeune aristocrate polonaise, fantasque et rêveuse, pour ne plus l’oublier. L’énergie vitale pour résister à l’occupant allemand pendant quatre ans, lui sera insufflée par l’image de la jeune fille restée gravée dans son esprit.
Je continuais pourtant à puiser dans mon amour tout l’aveuglement qu’il faut pour croire à la sagesse des hommes, et mon oncle ne doutait pas une seconde de la paix, comme si son cœur pouvait à lui tout seul triomphait de l’histoire.
Orphelin et recueilli par son oncle Ambroise Fleury – « le Français qui ne savait pas désespérer », vétéran jamais remis de 14-18, revenu pacifiste et objecteur de conscience, célèbre dans son village de Cléry en Normandie en qualité de « maître des cerfs-volants », Ludo trouve sa place dans la galerie des héros magnifiques imaginés par Gary. La jeunesse, l’ardeur, la bravoure, les rêves, l’amour transcendant les classes sociales, les idéaux tenus à bout de fil, les Montaigne, Rousseau, Don Quichotte gonflés par le vent normand, les seconds rôles flamboyants, portent très haut ce roman d’apprentissage lumineux piqué d’un humour grinçant.
Je commençais cependant à m’éveiller à l’idée qu’il ne suffisait pas d’aimer mais qu’il fallait aussi apprendre à aimer […] il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’aimer une femme pouvait être aussi un apprentissage de la liberté.
Pendant les années de guerre, Ludo apprendra à dompter sa jalousie pour son rival allemand Hans von Schwede, à aimer Lila Bronicki malgré les revers de l’Histoire acculant une jeune noble déchue à certains compromis :
j’aimais une femme avec tous ses malheurs, c’est tout […] – Elle reviendra. Il faudra beaucoup lui pardonner. Je ne savais pas s’il parlait de Lila ou de la France. – Ne la laisse pas tomber.
à adopter une vision non-manichéenne du monde, refusant les jugements hâtifs par trop expéditifs.
Le blanc et le noir, il y en a marre. Le gris, il n’y a que ça d’humain.
Jusqu’au bout, Romain Gary, qui n’a cessé de se réinventer en endossant de multiples identités : juif russe naturalisé français, résistant, aviateur de la France libre, diplomate à l’étranger, écrivain sous diverses noms de plume, faisant endosser à son petit-cousin Paul Pavlowitch la paternité de son double littéraire Emile Ajar, mystification qu’il ne sera levée qu’à son décès, double récipiendaire du prix Goncourt… aura défendu la nécessité de garder intacte une forme de naïveté propice à la créativité. Une sorte de marge de protection.
C’était la première fois que j’utilisais l’imagination comme arme de défense et rien ne devait m’être plus salutaire dans la vie. […] Rien ne vaut la peine d’être vécu qui n’est pas d’abord une œuvre d’imagination, ou alors la mer ne serait plus que de l’eau salée…
Le pendant sombre des Cerfs-volants réside dans un constat terrifiant formulé en d’autres termes par l’écrivain hongrois Imre Kertész, rescapé de la Shoah : « Auschwitz n’a pas été un accident de l’Histoire » mais la conclusion naturelle d’un processus de déshumanisation à l’œuvre dans les sociétés modernes. Gary n’étant pas nationaliste, il ne circonscrit pas le mal à un espace national. Celui-ci n’est pas plus allemand, que français, ou polonais, mais inhérent à l’être humain. Il a visage d’homme.
Plus tard, lorsque je pus penser, ce qui demeura au-delà de l’horreur, ce fut le souvenir de tous ces visages familiers que je connaissais depuis mon enfance : ce n’était pas des monstres. Et c’était bien cela qui était monstrueux.
Seule une sacrée dose de folie, à l’instar de l’obstination forcenée du chef étoilé Marcellin Duprat à défendre sa cuisine comme le dernier bastion de résistance français, et d’un Ambroise Fleury faisant voler l’étoile jaune en soutien aux enfants déportés de la Rafle du Vél d’Hiv ou un de Gaulle de papier au vu et au sus de l’occupant, peut l’empêcher de triompher.
Je salue la folie sacrée. La vôtre, celle de votre oncle Ambroise et celle de tous les autres jeunes Français de ce pays à qui la mémoire a fait perdre complètement la tête. Je suis heureux de constater que vous êtes nombreux à avoir retenu ce qui mérite de l’être dans notre vieil enseignement public obligatoire.
Mon appréciation : 4/5
Date de parution : 1980. Poche chez Folio, 384 pages.
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