Le peuple égyptien ne fait de pas de révolution et, s’il en fait une, elle est condamnée à l’échec, parce que c’est un peuple peureux et soumis de nature au pouvoir. […] Ajoute à cela que la culture musulmane te prédispose à la dictature. L’islam t’ordonne d’obéir au détenteur musulman du pouvoir, même s’il fouette ton dos et vole ton bien. Le peuple égyptien aime le héros despotique et se sent en sécurité lorsqu’il subit un dictateur. En Égypte, ton combat ne mène à rien d’autre qu’à ta perte. […] Notre peuple n’est pas prêt à payer le prix de la liberté.
Cette théorie de la docilité du peuple égyptien et de son accoutumance à un régime despotique, répressif et corrompu, exprimée avec une rancœur mal dissimulée par un ancien leader des manifestations étudiantes de 1972 ayant fait volte-face et poursuivi une carrière dans les affaires, suffit à comprendre pourquoi l’écrivain égyptien Alaa El Aswany tombe sous le couperet de la censure dans son pays. À travers une narration kaléidoscopique prenant la forme d’un roman polyphonique, où chaque voix converge vers la place Tahrir, épicentre de la révolution égyptienne, Alaa El Aswany épouse les différentes facette du printemps arabe. Torturé en prison, l’ancien militant marxiste Issam Chaalane s’accroche à sa vision d’une Égypte soumise pour éviter d’accentuer le sentiment de lâcheté qui accompagne sa propre démission. Tandis que la nouvelle génération, incarnée par Mazen, le fils de son ancien camarade de combat – ingénieur et activiste engagé dans la lutte ouvrière, et Asma, une jeune enseignante engagée, tous deux appartenant au mouvement Kefaya, prend le relais. Prise en étau entre son allégeance à sa famille et ses sentiments pour Khaled, étudiant en médecine, comme elle, exécuté d’une balle tirée à bout portant, Dania – fille d’un haut dignitaire du régime, doit faire face à un dilemme moral : se taire ou avoir le courage de ses convictions en témoignant. « La fille du général Ahmed Alouani pouvait-elle appeler à la chute d’un régime dont son père représentait un des piliers ? » Le couple adultère et dépareillé formé par le copte au port aristocratique Achraf – acteur râté et fumeur de hashich – et sa domestique musulmane Akram, trouvera dans la révolution l’énergie de se réinventer. De s’aimer en dehors des règles strictes codifiant la société et d’impulser une nouvelle direction à une vie gagnée par l’engourdissement, un sentiment d’inutilité alimenté par l’inertie d’un pays privilégiant la sécurité d’un régime despotique à la liberté d’un système démocratique. Criant au « complot maçonnique organisé par les juifs pour détourner les musulmans de leur religion », l’armée et les autorités religieuses, pour qui les dissidents véhiculant des idées contestataires alimentent les rangs « des laïques, valets du sionisme et de l’occident des croisés », s’appuient sur l’argument de l’ingérence sioniste et américaine pour décrédibiliser un mouvement populaire mettant en péril leurs intérêts. Retranchée derrière son niqab et l’observance scrupuleuse des préceptes de l’islam, la belle Nourhane, célèbre présentatrice télé, participe à l’endoctrinement des masses. Masquant son ambition sous les atours de la religion et gravissant les échelons avec l’aval de ses représentants. Des hommes d’affaires, plus que de Dieu. Tanks écrasant les civils, tireurs d’élite placés en surplomb de la place tirant à balles réelles sur la foule composée d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards, prisons ouvertes, églises incendiées, propagande médiatique diffusée en continu sur des chaînes de télévision créées par des millionnaires, où des « experts » défilent validant la thèse d’une conspiration étrangère…les militaires, en brandissant la menace de l’anarchie, sapent le soutien du peuple aux manifestants. En toute impunité, l’armée arrête, torture et viole. Pratique des test de virginité et des chocs électriques sur le corps des femmes, martyrs de la révolution. Une tactique visant à humilier et briser psychologiquement les opposantes. Foulant aux pieds leur dignité, et donc, le sentiment d’être moteur de changement. Une dégradation morale qui culmine dans la scène de viol collectif subi par Asma, rendue également dans les témoignages intercalés dans le roman.
Notre grande révolution était un sursaut, une belle fleur née toute seule dans un marécage. […] Je préfère être une personne en dehors de mon pays que de n’être rien du tout dans le mien. »
Peinture réaliste de l’Égypte contemporaine, J’ai couru vers le Nil est la chronique en temps réel, captivante et édifiante de l’échec du Printemps arabe en 2011 au Caire. En multipliant les points de vue, Alaa El Aswany nous donne à voir l’étendue des réactions. La ferveur populaire et son corollaire : un backlash violent ayant douché l’espoir partagé par les jeunes de la place Tahrir et 1 million d’Égyptiens, soit 10% de la population, de voir triompher la justice et la liberté. La fenêtre démocratique ouverte par la destitution d’Hosni Moubarak, dont le règne pendant 30 ans fut assimilé à une période de relative stabilité, puisqu’ayant freiné la montée des extrémismes religieux pendant un temps, se refermant avec la répression sanglante exercée par le Conseil suprême des forces armées, suivie de la prise de pouvoir des islamistes, l’arrive sur la scène politique des Frères musulmans, les attentats revendiqués par l’EI, puis l’apathie consécutive à la présidence depuis 10 ans du président Abdel-Fattah Al Sissi, aura été de courte durée. Reste cet épisode fédérateur témoignant d’une volonté de changement et invalidant l’idée d’un peuple servile, marionnette aux mains des dirigeants.
Tous ceux-là, je ne les trahirai pas. Toute cette noblesse était occultée par des années de découragement et d’oppression puis, en se soulevant, les Égyptiens ont livré le meilleur d’eux-mêmes. Ne doute par un seul instant que nous allons gagner.
Mon appréciation : 4/5
Date de parution : 2018. Grand format aux Éditions Actes Sud, poche dans la collection Babel, traduit de l’arabe (Égypte) par Gilles Gauthier, 512 pages.
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