« Il existe deux sortes de prison : dans l’une, c’est l’homme qui est enfermé, tandis que ce qu’il convoite est à l’extérieur ; dans l’autre, l’homme est laissé en liberté, mais les objets désirés sont, eux, derrière les barreaux. » S’inscrivant dans la tradition américaine du « muckraking » – journalisme d’investigation au début du 20e siècle, qui par le biais d’une longue enquête immersive dénonce dénonce la toute-puissance du Trust de la Viande : corruption des élus, collusion entre la justice, les politiques, la police et la pègre, entente entre les capitaines d’industries…, Upton Sinclair tire de son immersion dans les abattoirs de Chicago un roman flamboyant nous faisant pénétrer dans les coulisses du capitalisme. Laboratoire social où les industriels magouillent, s’entendent sur les prix, pratiquent une division du travail acharnée verticale et horizontale, aliénant les ouvriers et les dépossédant de leur énergie vitale. Broyés entre les mâchoires d’une machine infernale, ils sont recrachés exsangues sur un marché rendu flexible par une armée d’un million de chômeurs qui battent le pavé. Rangs que viennent grossir Jurgis, sa future femme Ona, Elzbieta, Marijá, le vieux Antonas et six enfants. Une famille de paysans émigrés d’Europe de l’Est débarquant sur la terre promise. Des idéalistes ayant troqué dans leur naïveté et leurs rêves de fortune les forêts de Lituanie pour les conserveries de viande Brown and Company. Le chemin de croix de Jurgis illustre étape par étape l’envers du rêve américain. Le combat déloyal de David contre Goliath, de l’ouvrier, pièce substituable d’une mécanique bien huilée, contre les silhouettes floues du pouvoir qui l’exploite. Membre de la gauche socialiste américaine, Upton Sinclair est un écrivain engagé. À l’instar d’Emile Zola – par son style journalistique et naturaliste ultra documenté, racontant la déchéance morale d’un héros courageux plongeant dans l’alcoolisme (L’Assommoir), et de John Steinbeck – des destins brisés, un puissant souffle romanesque qui traverse une fresque épique illustrant mieux que toutes études sociologiques l’échec du modèle néo-classique (Les raisins de la colère), le « muckraker » – remueur de boue – livre une critique cinglante d’une société criminelle ayant reproduit à grande échelle un système d’exploitation de l’homme par l’homme qu’alimente le cycle de l’argent. Ainsi, la masse salariale pressurisée libère du profit redistribué en pots-de-vin par les industriels auprès des politiques qui garantissent leurs intérêts, eux-mêmes le faisant ruisseler à travers les différentes strates de la société : policiers, tenanciers de bars, groupes de pression, faux syndicalistes infiltrés…chargés de diriger les masses incultes vers les urnes. Écrit en 1906, cette superbe démonstration par le roman de comment un système économique violent façonne sur une génération des êtres individualistes dépouillés de leur dignité, frappe par sa modernité et son message humanitaire. Plus d’un siècle après, le système s’est certes complexifié, mais n’a pas fondamentalement changé.
Depuis quatre ans maintenant, Jurgis errait à l’aveuglette en plein désert. Et voilà que, tout à coup, une main l’avait saisi, soulevé et déposé au sommet d’une montagne d’où il découvrait les sentiers où il s’était égaré, les marécages où il s’était enlisé, les tanières des prédateurs qui s’étaient jetés sur lui. Ses tribulations à Packingtown, par exemple, Ostrinski pouvait en expliquer tous les mystères. Jurgis avait toujours considéré les patrons comme une fatalité incontournable. Ostrinski lui montra ce qu’était le Trust de la Viande : une concentration de capitaux qui avait écrasé toute forme d’opposition, avait bafoué les lois du pays et dépouillé le peuple. […] le Trust était l’incarnation d’une Cupidité aveugle et insensée. C’était un monstre dont les mille gueules avides dévoraient tout, dont les mille sabots piétinaient tout. C’était un ogre, l’esprit du Capitalisme fait chair. Sur son navire battant le pavillon noir des pirates, le Trust écumait l’océan du Commerce et avait déclaré la guerre à la civilisation. La corruption était sa pratique quotidienne.
Un roman peut-il changer le monde ?
À sa sortie, La jungle provoque un tollé. Le président Theodore Roosevelt mobilise des experts chargés d’enquêter pour vérifier si les normes sanitaires dans les abattoirs sont respectées. Les faits rapportés de manière romanesque par Upton Sinclair sont confirmés : bouts de viande ramassés à même le sol par pelletés, jambon chimiquement recomposé, travail à la chaîne, mise en danger de la vie des ouvriers, mutilation, accidents du travail, crasse, travailleurs pataugeant dans des mares de sang, réutilisation des viandes avariées en terrines, saucisses. Jusqu’à l’insoutenable : « quand, par exemple, un homme tombait dans une cuve et était transformé en saindoux de luxe ou en engrais supérieurs ». S’ensuivra tout un arsenal de réglementations sanitaires, initié par la création en 1906 de la Food and Drug Administration : agence de protection de la santé publique.
Mon appréciation : 4/5
UPTON SINCLAIR – PRIX PULITZER 1943 POUR LES GRIFFES DU DRAGON
Date de parution : 1906. Format poche au Livre de Poche, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Jayez, 528 pages.
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