« Eux, bien sûr, ils ne peuvent pas regretter leur ignorance , ils ne savent pas ce qu’ils ont perdu – mais moi je sais. » Dans un roman foisonnant porté par une imagination bouillonnante, Andrus Kivirähk raconte la fin d’un monde, la disparition d’une civilisation et l’avènement d’une société moderne qui, pour asseoir sa légitimité fait table rase du passé. Lauréat du Grand Prix de l’Imaginaire 2014, L’homme qui savait la langue des serpents est un ovni littéraire. Un texte étrange et singulier d’une beauté étincelante qui, sous les apparences d’un conte fantastique, dénonce avec virulence l’éloge de la modernité, la marche inéluctable du progrès s’effectuant au détriment d’un savoir immémorial dont l’utilité ne s’est en rien émoussée. Dans les terres reculées de l’Estonie médiévale, un jeune homme voit son monde disparaître progressivement. Un microcosme situé dans des bois sacrés, peuplés de serpents, d’antropopithèques, de Sages et de divinités. Dernier représentant d’une lignée d’hommes initiés maîtrisant la langue des serpents, Leemet incarne les derniers vestiges d’une civilisation déchue au profit d’hommes de fer, de guerriers en armure sur leurs destriers et de moines dont l’obscurantisme n’a d’égal que leur vanité. Comment chaque nouvelle civilisation tend à effacer ce qui l’a précédée, la violence et l’intransigeance avec lesquelles elle pratique l’extermination des populations considérées comme dépassées par le progrès est au cœur du roman. Andrus Kivirähk nous renvoie à nos propres démons. La facilité avec laquelle l’humain oublie d’où il vient, se met à adopter des rites et à vénérer un Dieu sans exercer au préalable son esprit critique. La versatilité de l’espèce humaine apparaît dans toute sa cruauté et son obscénité. Même si un homme persiste et résiste, tentant vainement de concilier l’Ancien Monde et le nouveau. Le dernier homme à parler la langue des serpents. Le détenteur d’un savoir ancestral, puni pour avoir osé imaginer échapper à la marche du progrès. L’évolution est un processus implacable qu’il n’est pas bon d’entraver.
En m’endormant, je me sentais plus serpent qu’humain, et cette sensation me consola un peu.
Il n’y a rien de plus laid que de voir une personne qui nous est familière et chère se changer en une créature étrangère et incompréhensible. […] mon vieux copain avait été gobé par un petit villageois du nom de Peetrus. Sous ce Peetrus, on distinguait encore le nez et les oreilles de Pärtel, mais la digestion était déjà en cours et bientôt les dernières traces de mon copain auraient disparu. […] il existait encore, mais il n’existait plus pour moi.
C’est étrange que la langue des serpents soit tombée dans l’oubli, mais que la croyance en des génies demeure. La sottise est plus forte que la sagesse. La bêtise est coriace comme une racine ancrée dans ce sol que les hommes foulaient jadis. La forêt foisonne, il naît de plus en plus de gens au village ; et moi, je suis le dernier homme à savoir la langue des serpents.
Ils voulaient remonter le temps autant que possible, car ils croyaient que toute vérité est ancestrale ; ils tenaient l’ensemble de l’évolution de l’humanité depuis l’aube des temps pour un long dérapage qui la menait tout droit au marécage.
Ce qui puait, c’étaient les mots des serpents : c’étaient ces connaissances, devenues inutiles et superfétatoires dans le monde nouveau, qui pourrissaient en sécrétant une odeur doucereuse. […] J’étais une feuille morte, une feuille de l’an dernier qui par malheur avait poussé trop tard pour voir la splendeur de l’été.
J’avais voyagé dans le temps et j’étais parvenu dans le passé juste avant que la porte ne s’en referme pour toujours.
GRAND PRIX DE L’IMAGINAIRE DU MEILLEUR ROMAN ÉTRANGER 2014
Date de parution : 2013. Grand format et poche aux Éditions du Tripode, traduit de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier, 480 pages.
IMAGINAIRE
Qu'en pensez-vous ?