En tant que lecteur.ice, on a tou.te.s nos petites obsessions. Un domaine (français, étranger), genre (littérature blanche, polar, SF, essai…) de prédilection. En cela, la littérature de la Mitteleuropa exerce sur moi une véritable fascination. Profondément enracinée au cœur de l’Europe, elle témoigne – sous une forme quasi testamentaire – de la nostalgie d’un âge d’or (Le monde d’hier de Stefan Zweig), de la décadence d’une civilisation éclairée, cosmopolite, et ouverte sur le monde, de l’existence d’un microcosme disparu : le Yiddishland – espace linguistique englobant des pays d’Europe de l’Est et réunissant les communautés ashkénazes (La famille Moskat d’Isaac Bashevis Singer). Un monde intellectuel et culturel bouillonnant englouti sous la folie des idéologies du 20e siècle : nazie, puis communiste, visant à la négation systématique de l’individu. Par son exclusion de l’humanité ou sa dissolution dans un tout. Du mince interstice que les voix dissidentes ont creusé, émerge fébrilement celle de quelques grands romanciers s’efforçant de redonner des contours nets aux silhouettes floues prises entre les feux croisés des totalitarismes. La littérature s’affirme alors comme le dernier espace de liberté. Une enclave où l’individu triomphe d’un système coercitif visant l’annihilation de la pensée, l’étouffement de l’esprit critique. Un champ de bataille et un refuge. Un outil contestataire essentiel face à l’absurdité du monde (Le procès de Franz Kafka, L’homme de Kiev de Bernard Malamud). Si le 20e siècle a révélé toute la noirceur de l’âme humaine, l’échec de l’homme moderne que la société a dépouillé de son humanité (La mort est mon métier de Robert Merle), des figures de l’ombre se sont aussi distinguées. Porteuses d’un humanisme indéfectible, leur seule présence attestant de la possibilité de faire émerger des ténèbres la lumière. L’espoir tenace d’un monde meilleur. La foi en l’humanité. Revenu d’entre les morts, le prix Nobel de littérature 2002 : Imre Kertész est de ceux-là. Contrairement – comme il le soulignait avec ironie – à ses contemporains qui se sont suicidés après avoir survécu et écrit sur les camps (Primo Lévi), lui a choisi la vie.
(Extrait d’un article de Florence Noiville dans Le Monde)
Parce que vivre était synonyme de créer et que créer était transformer la matière la plus abjecte de l’humain en quelque chose de fortifiant, d’éclairant et d’intemporel, la littérature. Faire du sens avec du non-sens. L’art comme réponse. Recours et secours à la fois.
Et bien que je m’étais promis de ne pas ajouter ne serait-ce qu’un seul livre aux 18 qui déjà alourdissaient mon sac à dos pendant ce tour d’Europe de deux mois en train, face aux arguments de Franck Mercier, officiant à la @prelude librairie française de Budapest, je n’ai pas pu résister. Tant qu’à craquer après un long moment à échanger (j’ai d’ailleurs réussi à placer La huitième vie commandée suite à mon passage) – j’ai l’excuse du birthday alone à l’étranger – je suis repartie avec trois excellents ouvrages éclairant la société hongroise. Parmi toutes les librairies visitées à l’étranger, la librairie française de Budapest, est résolument une de mes préférées. Un lieu de perdition proposant une sélection très fine d’une rare qualité que ce soit dans le domaine hongrois, français ou étranger. Un écrin sur les rives du Danube que je vous invite à visiter si vous êtes de passage en Hongrie.
📚 Les 3 romans pour lesquels j'ai craqué
Domaine hongrois : sélection & conseils de libraires
Sándor Márai (1900-1989)
Élevé dans une famille bourgeoise au début du 20e siècle dans le royaume de Hongrie, alors rattaché à l’empire austro-hongrois, Sándor Márai incarne par ses écrits la nostalgie d’un âge d’or révolu. Son œuvre ausculte les passions humaines, avec pour thème de prédilection : l’exil. Déracinement, qu’il a lui-même connu, contraint de fuir l’Europe centrale face à la menace communiste. Souvent comparé à son homologue autrichien Stefan Zweig, il est l’une des plus grandes voix européennes.
Ses ouvrages les plus connus : Les braises (1942), L’héritage d’Esther (1939), Les Confessions d’un bourgeois (1934)
Magda Szabó (1917-2007)
Née dans une famille protestante de la bourgeoisie hongroise, Magda Szabó est victime de la censure du régime communiste dans les années cinquante. Son œuvre reflète les tourments politiques de son pays en s’attachant à décortiquer les relations entre les êtres, notamment par le biais de figures féminines : jalousie, remords, dépendance…
Ses ouvrages les plus connus : La porte (1987) publié en France en 2003 il a reçu le Prix Femina étranger & été élu meilleur livre de l’année 2015 par le New York Times, Le faon (1959), Abigail (1970)
La Mitteleuropa : qu'est-ce que c'est ?
Ne faisant référence à aucune réalité géographique tangible, le concept de « Mitteleuropa » (littéralement : Europe du milieu) est une création culturelle logée au cœur de l’Europe centrale, censée regrouper les nations appartenant à l’ancien l’empire austro-hongrois avant qu’il ne se délite suite à la Première Guerre mondiale. Soit un ensemble de peuples de langue allemande partageant une identité culturelle commune. Ces affinités intellectuelles favoriseront des créations artistiques – et notamment littéraires – entretenant des liens étroits. Géographiquement, cet espace engloberait le noyau germanique, les Balkans, jusqu’à la Volga, frontière naturelle entre l’Europe et l’Asie, s’étendant s’étendant de Berlin à Bucarest, en passant par Prague, Vienne, Budapest et Belgrade.
Pays : Allemagne, Autriche, République tchèque, Hongrie, les Balkans, la Serbie, les Pays Baltes, Pologne…
Quelques idées de lecture...
Le monde d’hier de Stefan Zweig
(1881-1942)
Le 21 février 1942, Stefan Zweig envoie le manuscrit du Monde d’hier à son éditeur. Le lendemain il se donne la mort. Ce document, qui fait figure de testament légué à la postérité, est le témoignage précieux d’un écrivain persécuté. Stefan Zweig y livre une lecture éclairée de l’Histoire et fait état de la fin de l’âge d’or européen.
Les enfants Oppermann de Lion Feuchtwanger
(1884-1958)
L’inertie du peuple (juif) face à la montée du fascisme à travers la chronique d’une famille juive bourgeoise berlinoise installée en Allemagne depuis des générations, qui assiste incrédule à l’anéantissement de l’esprit allemand. Un éclairage éblouissant sur le monde d’aujourd’hui !
L’homme de Kiev de Bernard Malamud
(1914-1986)
À l’instar d’Albert Camus, Bernard Malamud imagine un héros révolté face à l’absurdité de la condition humaine. Résistance passive se traduisant par le simple fait d’exister, cloîtré dans une prison ukrainienne, en attente d’un procès dont il ne connaît pas l’objet. Lauréat du prix Pulitzer 1967 et du National Book Award, L’homme de Kiev est un plaidoyer humaniste, un monument de la littérature américaine par l’un de ses maîtres.
Lilas rouge de Reinhard Kaiser-Mühlecker
(1982-)
Fresque familiale éblouissante tissée de silences et de secrets, portée par des personnages ambivalents d’une profonde humanité, chef-d’œuvre élevant son auteur autrichien – lui-même agriculteur – au même rang que les plus grands romanciers de la Mitteleuropa. Alliant poésie, psychologie et sens du récit, Lilas rouge fait s’entrelacer le destin d’un pays confronté à son héritage nazi avec la vie d’une famille de paysans. Magistral.
Les disparus de Daniel Mendelsohn
(1960-)
6 Juifs parmi 6 millions exterminés, l’écrivain américain livre une enquête familiale minutieuse et colossale pour redonner vie aux membres de sa famille. Au-delà du devoir de mémoire, Les disparus est un très grand texte qui sonde l’âme humaine et illustre de manière concrète l’échec du slogan « plus jamais ».
Le pays du passé de Guéorgui Gospodínov
(1968-)
Avec le charme, l’intelligence pétillante, et la mélancolie des grands conteurs de la Mitteleuropa, l’écrivain bulgare Guéorgui Gospodinov pointe du doigt l’écueil de l’idéalisation et l’établissement d’une utopie fondée sur la nostalgie pour palier la perte d’idéologies. Un voyage dans le temps où chaque pays européen s’apprêterait à voter pour l’époque à laquelle il souhaiterait retourner. Une tentation périlleuse…
Job, roman d’un homme simple de Joseph Roth
(1894-1939)
Avec ce style précis, simple et puissant des grands romanciers juifs-allemands, Joseph Roth propose une variation du mythe biblique de Job : comment la foi résiste-t-elle à la souffrance des homme ? Une cohabitation complexe magnifiquement incarnée dans cette parabole lumineuse gorgée d’espoir et d’humanité.
L’affaire Maurizius de Jakob Wassermann
(1873-1934)
Le combat d’un héros animé d’un idéal de justice pure. Quel Homme est-on lorsqu’on accepte de transiger sur les valeurs qui fondent notre dignité ? Écrivain allemand dont l’œuvre fut brulée par les nazis, Jakob Wassermann s’est inspiré d’une fameuse erreur judiciaire pour en faire un roman d’apprentissage puissant, labourant les thèmes inchangés de tous les grands romans : la pureté de l’âme humaine confrontée à un dilemme moral, le devoir filial, le souci de justice et d’équité.
La famille Moskat d’Isaac Bashevis Singer
(1902-1991)
PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE 1978
En 1978, Isaac Bashevis Singer devient le premier écrivain yiddish à recevoir le prix Nobel de littérature pour « son art narratif qui, plongeant ses racines dans la tradition judéo-polonaise, incarne et personnifie la condition humaine universelle ». Né dans un shtetl en Pologne, l’auteur juif américain puise dans ses souvenirs pour ressusciter dans une saga familiale addictive, déployant de nombreuses ramifications, le Yiddishland polonais : un monde bouillonnant de vie, disparu depuis.
La famille Karnovski d’Israel Joshua Singer
(1893-1944)
Être « Mishling » en Allemagne nazie. Écrit en 1943, La famille Karnovski est une formidable saga familiale qui, à travers trois générations, livre une réflexion magistrale sur l’identité juive, le concept de métissage culturel et de mixité sociale avec en toile de fond la montée du nazisme. Comment dans un pays obsédé par la pureté de la race, un adolescent juif peut-il se construire alors que se cristallisent en lui toutes les contradictions d’une nation ?
Les braises de Sándor Márai
(1900-1989)
L’ultime face-à-face entre deux amis qu’un drame a séparés quarante ans auparavant. Un formidable huis clos psychologique tendu à l’extrême prenant place dans un château reculé aux confins de l’empire austro-hongrois.
Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke
(1875-1926)
Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke dépasse le cadre d’un échange épistolaire entre un aspirant poète et le grand écrivain autrichien. Manifeste philosophique, guide spirituel, ce petit ouvrage d’une intensité rare sonde les origines de la création artistique et propose une réflexion ontologique, en faisant de la patience une vertu cardinale.
L’Homme sans postérité d’Adalbert Stifter
(1805-1868)
Chez l’écrivain autrichien Adalbert Stifter – dont le génie littéraire empreint de romantisme a été salué par Nietzsche, Kafka, Hermann Hesse ou encore Thomas Mann, on évolue dans un temps suspendu. Tout est retenu. Nulle effusion lors des retrouvailles entre un jeune orphelin et un oncle inconnu, mais un roman d’apprentissage délicat porté par une plume superbe.
Les Buddenbrook de Thomas Mann
(18751-1955)
PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE 1929
Sur quatre générations on assiste à la déliquescence d’une grande famille de négociants du Nord de l’Allemagne au 19e siècle. Se dessine en creux le portrait d’une civilisation moribonde, à bout de souffle, qui disparaît faute de pouvoir se renouveler. L’atmosphère viciée du roman contribue à en faire un monument.
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