Toutes les Publications De Books'nJoy

Les Bijoux bleus, Katharina Winkler : féminicide en Turquie

« Yunus me décore en bleu, un corset bleu, des bas bleus, un collier. Des bagues bleues aux doigts. Ses coups me gravent un diadème sur le front. » Septième sur une fratrie de dix enfants, Filiz vit dans un petit village reculé de Turquie. Un foyer dont l’épicentre est son père, autour duquel les femmes sont perpétuellement affairées. Filiz n’a que treize ans le jour où les yeux noirs de Yunus se posent sur elle. « Tu m’appartiens » : les trois mots tombent comme un couperet. Yunus est un homme, il a le droit. Son désir fait loi, il a fait son choix et désigné sa proie. Filiz se sent femme. Fière. L’arbre sacré a entendu ses prières. Répudiée par sa famille, elle épouse l’homme qu’elle désire, ne soupçonnant rien de la jouissance qu’il prendra à briser sa volonté. C’est une enfant qu’une vie d’esclave attend. Un quotidien fait d’humiliations, à servir de défouloir à un homme dont le sexe – seul – autorise à agir en toute impunité. Elle avait une chance sur deux, la pièce est tombée du mauvais côté. Alors, coup après coup, de ses mains, son mari étouffera chaque velléité de résistance. Feliz se résumera à une cavité, dont la seule mission consiste à enfanter et à permettre à son homme de se décharger. Se transformant au fil des années passées dans la maison de « l’araignée », en une tache aveugle, aux contours flous. Sa belle-mère étant du même acabit que le fils qu’elle a enfanté. Interdiction de sourire, les orifices restent fermés, les yeux baissés. Quant à Yunus : « Il ne travaille pas. Il est l’homme au foyer. C’est suffisant. » En s’inspirant d’une histoire vraie, Katharina Winkler rend compte du quotidien insoutenable de ces femmes parées de bijoux bleus, dont les teintes embrassent tout le nuancier. Une réalité tue, indicible. Puisqu’à qui en parler ? Qu’espérer quand toutes les portes sont fermées et les féminicides banalisés ? Le cycle de la violence des hommes semble éternellement se répéter. En parler, l’écrire, la lire sont le moyen du remédier.


Mon évaluation : 3,5/5

Date de parution : 2017. Aux Éditions Chambon (Actes Sud), traduit de l’allemand par Pierrick Steunou, 240 pages.


Idées de lecture…

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Mrs Dalloway, Virginia Woolf : portrait miroitant d’une femme-diamant dans le Londres de l’entre-deux-guerres

Chef-d’œuvre de Virginia Woolf, Mrs Dalloway s’affranchit des codes stricts et matérialistes d’une narration structurée pour épouser le flux de conscience et sonder l’intériorité de Clarissa Dalloway. Conçu comme le monologue intérieur d’une mondaine de cinquante-deux ans, Mrs Dalloway est le portrait miroitant d’une femme-diamant dans le Londres de l’entre-deux-guerres. Composé, à l’instar des impressionnistes, par touches successives. Puisque le monde pour Virginia Woolf se perçoit à travers une succession d’impressions. La vie n’est pas monolithique, mais plurielle. Une alternance de crêtes et de creux. De bonheur intense, d’éblouissements, de vertiges et d’angoisses existentielles. Une vie sur le fil reposant sur un équilibre fragile. Aussi friable que le masque que Clarissa Dalloway revêt en société. Étalée sur une journée, la narration embrasse les heures précédant la soirée mondaine qu’elle s’apprête à donner. Nous suivons ses pensées intimes puis, tel un fil les reliant les unes aux autres, celles de ceux qu’elle croise. Cette balade londonienne est scandée par les cloches de Big Ben, qui maintiennent le lien avec la réalité, tandis que les pensées de Clarissa Dalloway – et de ceux à travers lesquels elle nous apparaît – échappent aux limites d’un cadre spatio-temporel fixé, coulent, ondulent, se déversent dans un continuum ininterrompu, multipliant les points de vue. À la linéarité du temps, Virginia Woolf oppose la pluralité de nos identités. L’image d’une femme-diamant, qui chaque matin devant sa glace se recomposerait un visage, en agrégeant les morceaux disparates d’un moi fragmenté, que la seule volonté de dissimuler ses fêlures parvient à unifier. Sensible aux vibrations, l’autrice anglaise perce le voile des apparences et rend visibles l’indicible, l’impermanence de nos émotions. Quelle liberté lorsque Virginia Woolf nous rappelle notre qualité d’êtres fluctuants, flous, à l’identité dissolue pris dans un mouvement perpétuel de déconstruction et recomposition, et qu’elle nous invite à se laisser habiter sans jugement par des états émotifs différents suivant les pensées qui, à un moment-donné, viennent nous traverser !


Mon évaluation : 4,5/5

Date de parution : 1925. Poche chez Folio dans la série Chefs-d’œuvre de femmes, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Marie-Claire Pasquier, 368 pages.


Idées de lecture…

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Maikan, Michel Jean : « tuer l’Indien dans l’enfant »

« Ils nous traitent de sauvages, mais eux, ce sont des bêtes. » Les sauvages, ce sont les tribus de chasseurs nomades, les Amérindiens et premiers occupants du territoire américain : les Inuits, Innus, Abénaquis Atikamekw, Micmacs, Algonquins, Cris, Hurons-Wendats,  Mohawks… Les bêtes, ce sont les missionnaires catholiques qui, au nom de la modernisation, ont activement participé au XXe siècle, à déraciner et étouffer un peuple riche d’une culture ancestrale. Entrelaçant son histoire familiale – des membres de sa famille ayant fréquenté l’internat de Fort George, et un pan sombre de l’histoire canadienne, Michel Jean évoque l’endoctrinement et la tentative d’assimilation forcée des populations autochtones par le gouvernement. Qualifié aujourd’hui de « génocide culturel », le processus d’intégration consistait à retirer les enfants autochtones à leurs parents pour « tuer l’Indien dans l’enfant ». Couper court au processus de transmission par le biais de l’évangélisation. Courant sur une double temporalité : 1936 et 2013, Maikan de Michel Jean embrasse le destin de trois enfants : Virginie, Marie et Charles, ainsi que celui d’Audrey Duval, une avocate ayant accepté de défendre gracieusement les survivants en vue de leur faire bénéficier de l’indemnisation censée les dédommager des mauvais traitements infligés. Tout comme 150 000 enfants autochtones, Marie et Virginie ont été arrachées par des missionnaires à leur famille. Parquées dans des camions, elles sont dépossédées de leur nom, qu’un matricule vient remplacer. Sévices sexuels, viols, humiliations, punitions…le quotidien à l’internat de Fort George, situé à l’extrême Nord-Ouest du pays, sur l’île de la Baie James, s’apparente davantage à une maison de correction ou à un établissement pénitentiaire, qu’à une institution scolaire. Si les fils de la narration sont visibles et l’intrigue expédiée, ce texte a le mérite de souligner la difficile mise en œuvre des programmes de réhabilitation. Aucune compensation n’étant à même de réparer des vies saccagées par la colonisation. Les traditions et les rites forgent l’identité d’une communauté. Leur retirer, c’est les décimer.


Mon évaluation : 3/5

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Dépaysage, 268 pages.


Idées de lecture…

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Le livre de Dina, Herbjørg Wassmo : saga norvégienne & portrait d’une femme en feu

« Le chagrin, c’est les images qu’on ne peut pas voir, mais qu’il faut porter quand même. » XIXe siècle. Nord de la Norvège, comté de Nordland. Dina voit sa mère mourir ébouillantée. L’eau brûlante de la cuve de lessive qui s’est renversée, lui décollant la peau qui, telle de la cire, glisse le long de ses os, pour former une flaque de chair informe aux pieds de la fillette médusée. Tenue responsable par son père de l’accident, Dina portera toute sa vie dans ses yeux noirs comme des billes ce traumatisme d’enfant. Ravagé par le chagrin, le père abandonne l’éducation de sa fille pour se remarier, attisant en elle un sentiment de culpabilité permanent. Livrée à elle-même, Dina devient rétive, impossible à discipliner. Une orpheline étrangère dans son propre foyer. Même son corps robuste semble se développer en épousant des proportions excessives, érigeant une cloison de protection avec le monde autour. Sa chevelure d’un noir de jais tombe lourdement, accentuant la sensualité outrancière, voire vulgaire, qui émane de cette femme à la poigne de fer. Dina Grønelv fume le cigare comme un homme, écluse les vers de Porto et joue du violoncelle les cuisses outrageusement écartées, avec effronterie, sans se préoccuper de l’effet produit. Le premier livre de l’histoire de sa vie s’ouvre sur le meurtre de son mari, dont le traîneau, dans lequel elle l’a sanglé, est projeté de sa main dans les eaux glacées du fjord norvégien. De petite fille abandonnée, à maîtresse du domaine de Reinsnes, en passant par son histoire d’amour enflammée avec le marin russe Léo Zjukovsky, Le livre de Dina embrasse la vie d’une femme indomptable, dont la sauvagerie scandalise autant qu’elle fascine. Une femme de poigne avec une âme d’enfant. Puisque les cicatrices de l’enfance ne se résorbent jamais complètement… Herbjørg Wassmo a su insuffler la force et le souffle des grandes sagas nordiques dans ce récit d’émancipation féminine flirtant avec le fantastique. L’âpreté des vies minuscules près du cercle polaire, est illuminée par la volonté féroce d’une femme qui a décidé d’aimer et de vivre en imposant sa volonté.


Mon évaluation : 3,5/5

Date de parution : 1989. Poche chez 10/18 traduit du norvégien par Luce Hinsch, 624 pages.


Idées de lecture…

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Sauvage, Jamey Bradbury : une héroïne badass au cœur d’un premier roman envoûtant

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« On ne peut pas fuir la sauvagerie qu’on a en soi. » Ce combat désespéré, consistant à bâillonner et inhiber un pan entier de son identité, aurait de toute façon fini par emporter la mère de Tracy, si un accident survenu un an auparavant n’avait pas mis fin à sa vie et plonger sa famille dans l’abattement. Suivant une filiation matrilinéaire, Tracy a hérité son don surnaturel de sa mère. Un secret auquel, ni son père, musher expérimenté dont Tracy partage la passion, ni son frère, n’ont accès. Mais qui lui permet de déchiffrer les pensées des animaux, notamment des chiens de traîneau avec lesquels elle arpente la toundra, dans un coin reculé de l’Alaska. Ce pouvoir télépathique lui offre un accès privilégié aux autres, tout en risquant de l’ostraciser. Faisant d’elle un être hybride : mi-femme, mi-animale. Une adolescente tiraillée entre le besoin obnubilant de chasser, d’arpenter les forêts enneigées, à la recherche de sang susceptible de réchauffer son corps vidé après des journées à se priver. Si sa mère a fait le choix d’étouffer sa part d’animalité et de troquer une existence en pleine nature, au cœur des forêts du Grand Nord, pour une vie civilisée, Tracy acceptera-t-elle de sacrifier cette part d’elle-même ? Cette faculté de percevoir avec une acuité extraordinaire les pensées et l’histoire de ceux dont quelques gouttes de sang suffisent à lui offrir des fragments, se révélera être un danger le jour où victime d’une agression elle s’imaginera avoir tous les éléments en main pour appréhender la situation. Et si elle s’était trompée… Si la sauvagerie enfouie en elle finissait par la dévorer, que se passerait-il pour sa famille ? Jamey Bradbury mêle les genres : fantastique, nature writing, roman d’apprentissage et thriller, avec brio dans ce premier roman à suspense dépaysant et envoûtant. Adolescente bouleversante tiraillée par la dualité de son identité, Tracy campe une héroïne puissante, magnifique et terriblement attachante, pour qui la liberté a un prix. Reste à savoir si elle sera prête à le payer.

J’ai toujours su lire dans les pensées des chiens.

Ça n’avait aucun sens, si ce n’est peut-être que je voyais et entendais exactement ce qu’une personne avait en tête, les choses les plus superficielles, ou bien les plus profondes, quand j’y goûtais.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 2019. Grand format et poche dans la collection Totem aux Éditions Gallmeister, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacques Mailhos, 336 pages.

 


Idées de lecture…

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Encabanée, Gabrielle Filteau-Chiba : une cabane dans les bois au Kamouraska pour se reconnecter à soi

« Être féministe, c’est aussi ne pas avoir envie d’égaler qui que ce soit. Incarner la femme au foyer au sein d’une forêt glaciale demeure, pour moi, l’acte le plus féministe que je puisse commettre, car c’est suivre mon instinct de femelle et me dessiner dans la neige et l’encre les étapes de mon affranchissement. » Fuir Montréal, les relations superficielles, le bruit incessant, le stress permanent, les injonctions sociétales et le culte de la performance, la fausse émancipation et les petites résolutions que l’on se fixe pour faire passer la pilule d’un quotidien répétitif et morose, c’est le projet d’Anouk, partie s’encabaner le temps d’un hiver dans la forêt au Kamouraska pour se reconnecter à soi. Parce qu’elle n’a pas trouvé sa place dans la société, où elle a le sentiment d’étouffer, cette « isolation forestière » s’avère salutaire. Si certaines femmes affirment leur féminisme dans le combat, le corps-à-corps sémantique et politique, Anouk l’expérimente, au contraire, dans l’isolement. Téléportée « en plein désert arctique », elle se dépouille du superflu, se concentre sur son corps en étant à l’écoute de ses sensations, pour tenter d’approcher son moi profond. Sorte de journal intime, ponctué de listes mi-drôles, mi-désespérées, écrites pour ne pas flancher lorsqu’il fait moins -40°, qu’elle fantasme la venue d’un barbu des bois pour se réchauffer ou qu’elle vient de s’auto administrer un coup de hache en tentant de briser un lac gelé, ce court texte est une véritable bouffée d’air frais. N’est pas David Thoreau qui veut, mais là n’est pas le propos. Gabrielle Filteau Chiba nous invite à partager une courte parenthèse enneigée, comme un bol d’air frais. Le roman reprend certes les codes du nature writing – reconnexion avec la nature et dimension autobiographique, mais c’est davantage le ton franc, l’emploi du québécois ou encore la maladresse d’une expérience initiatique, qui prévalent ici. Dans ce récit inspiré de la vie de l’autrice québécoise, Anouk s’affranchit de toute forme d’autorité pour recouvrer sa liberté. Si le découragement affleure, elle se rattache au but visé. « J’ai. Un. Idéal. » : la construction d’un « féminisme rural » !


C’est à l’horizontale que tout commence, mais ce n’est pas long qu’on marche en interminables files indiennes. Cernes aux yeux, horizons gris, tailleurs ternes, klaxons et smog. Lève-toi et marche. Marche bien droit. Ne sors pas des rangs. Surtout, meuble ton temps.


Mon évaluation : 3/5

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Le mot et le reste, 120 pages.


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Entre ciel et terre, Jón Kalman Stefánsson : là où la poésie ne suffit

« Certains mots sont capables de faire fondre la glace qui enserre le cœur […] Pourtant, à eux seuls, ils ne suffisent pas et nous nous égarons sur les landes désolées de la vie si nous n’avons rien d’autre que le bois d’un crayon auquel nous accrocher. » Chaque nuit, depuis plus de mille ans, les pêcheurs à la morue d’un petit village islandais se lèvent, la mine encore brouillée et l’esprit embrumé, pénètrent au cœur de l’obscurité, et partent fendre les eaux noires du fjord sur leur coquille de noix. Pris en étau entre deux immensités : le ciel brumeux qui aspire les cimes des massifs montagneux, et la mer qui les nourrit, prenant régulièrement son tribut lorsqu’elle en avale certains d’entre eux, ils s’en remettent à Dieu. Cette nuit-là, Bardur aurait dû se montrer plus précautionneux, trop occupé qu’il était à fixer dans son esprit des strophes de poésie, il a laissé sa vareuse sur son lit. Un oubli fatal qui lui coûte la vie. La poésie tue. Bardur a oublié que, si une vie qui en est privée sonne creux, les mots ne suffisent pas à vous protéger. Saisie par le froid polaire, la silhouette sans vie de Bardur gît pétrifiée et recroquevillée dans un coin de l’embarcation, sous le regard démuni de son meilleur ami. Revenu à quai, le gamin, encore ému de la scène du matin, revoit son ami étendu sur son lit avec à la main Le Paradis perdu de John Milton. Recueil dont le titre augurait ce qu’une poignée d’heures plus tard allait lui être ôté. Assailli par de sombres pensées et tenté de laisser les ténèbres l’envelopper pour retrouver la paix, le gamin entame une traversée pour rendre au vieux capitaine aveugle le livre qui a tué son ami. Il erre, incertain, questionnant inlassablement ce qui le rattache à la vie. Constellée de réflexions philosophiques et ontologiques, Entre ciel et terre est une quête existentielle envoûtante et poétique. Jón Kalman Stefánsson retrace le cheminement sensible que chacun fait, lorsqu’il a effleuré la mort de près, et embrasse la lutte entre la lumière et les ténèbres qui se joue alors à l’intérieur de nous.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 2010. Grand format aux Éditions Gallimard, poche aux Éditions Folio, traduit de l’islandais par Éric Boury, 272 pages.


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Rosa Candida, Auður Ava Ólafsdottir : l’éclosion du sentiment amoureux entre douceur et candeur

Tout à coup il me semble pouvoir envisager d’être un homme marié et même marié à l’église et que ce peut être un sort enviable que d’enlacer toute sa vie la même femme, pas forcément pour faire quoi que ce soit, mais simplement pour être dans la même chambre.

Arnljótur a vingt-deux ans lorsqu’à l’issue d’une nuit d’amour, il devient père par accident. Son amante éphémère l’ayant assuré pouvoir se charger de la garde de l’enfant, Arnljótur quitte son foyer pour occuper un poste de jardinier dans une mystérieuse roseraie. Dans son sac de voyage, il glisse – délicatement emmaillotées dans du papier, des boutures de Rosa Candida : une variété très rare de rose à huit pétales dépourvue d’épines, qu’il a l’intention de cultiver. Le Merveilleux Jardin des roses célestes est un lieu plébiscité pour la rareté des variétés des roses exposées. Nichée au cœur du jardin des moines, cette enclave célébrée pour sa beauté, est dissimulée entre les quatre murs de pierre d’un monastère qui se dresse en haut d’un rocher, au cœur d’un village reculé. Arnljótur quitte pour la première fois son foyer, son vieux père aimant de soixante-dix ans, Josef, son frère jumeau retardé, et Flora Sól, sa toute petite fille encore bébé, conçue dans la roseraie de sa maison. Un lieu où tout semble se cristalliser. Seul et légèrement désœuvré par la tournure des évènements, Arnljótur espère, en s’éloignant, démêler les fils de sa nouvelle situation. Pour cela, il sera aiguillé par frère Thomas, un abbé cinéphile persuadé que les films détiennent la clé des épreuves que la vie tend à nous imposer. Dans ce texte pudique d’une infinie délicatesse, l’autrice islandaise, Auður Ava Ólafsdóttir, explore avec douceur l’éclosion du sentiment amoureux. Illustrant magnifiquement le lent glissement des sentiments, l’attachement qui peut naître entre deux êtres qui, suite à un geste tendre, un regard légèrement différent que l’on surprend avec étonnement, se meut en un amour grandissant. Réunis tous les trois sous le même toit : père, mère et enfant, vont voir leur quotidien évoluer et se découvrir mutuellement. Tout simplement exquis.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 2007. Grand format et poche aux Éditions Zulma, traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson, 288 pages.

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La Maison hantée, Shirley Jackson : un édifice gothique à l’attrait dangereusement magnétique {#Classique}

« Les voyages s’achèvent lorsque les amants se rencontrent. » Cette litanie troublante, hypnotique et entêtante, montant crescendo au fil du roman, agit comme une promesse funeste en suspens. Se dressant à flanc de colline et cerclée par la masse sombre de la forêt, Hill House est un chef-d’œuvre d’architecture gothique, construit en trompe-l’œil par un homme à l’esprit dérangé. À l’initiative du docteur Montague, qui espère tirer de son expérience scientifique un ouvrage traitant des perturbations parapsychologiques, trois étrangers sont conviés à y passer l’été. Inhabité depuis vingt ans, l’édifice labyrinthique bancal, à l’attrait magnétique, serait le siège de phénomènes paranormaux. Un lieu hanté, qui à l’époque victorienne aurait offert un terrain de jeu privilégié aux chasseurs de fantômes. Le docteur Montague, Luke, Eleanor et Theodora – toutes deux sélectionnées pour leur sensibilité au surnaturel, vont vivre confinés à l’affût d’une hypothétique manifestation. Ce qui commence dans une atmosphère bon enfant, devient véritablement inquiétant, lorsque la maison, comme dotée d’une personnalité propre, commence à s’animer, les murs à craquer et le vent à souffler reproduisant les hurlements d’un enfant. Les esprits s’échauffent, tandis que Hill House absorbe l’énergie de ses occupants. Le contact avec la réalité s’effrite doucement, jusqu’à l’inexorable basculement. L’écriture, en 1959, d’un roman noir aussi malsain qu’envoûtant, révèle chez Shirley Jackson une volonté d’expurger les démons qui n’ont cessé de la hanter. Avec un art du suspense éblouissant, l’immense romancière américaine puise dans ses troubles de la personnalité et dans la vulnérabilité psychologique de son héroïne, la matière pour étirer son récit aux confins de la folie. Les traumatismes des habitants ouvrant des brèches, à l’intérieur desquelles elle se glisse insidieusement. Dans ce climat de confusion, le lecteur peine à distinguer la réalité de celle observée à travers le prisme d’un esprit torturé. Ce qui contribue à rendre l’atmosphère si saturée, et à faire de La Maison hantée un classique du thriller psychologique parfaitement exécuté et dérangeant à souhait.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 1959. Poche aux Éditions Payot & Rivages, dans la collection Rivages Noir, traduit de l’anglais (États-Unis) par Fabienne Duvigneau et Dominique Mols, 250 pages.


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booksnjoy - Dans les angles morts, Elizabeth Brundage : un thriller psychologique dérangeant

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Les graciées, Kiran Millwood Hargrave : chasse aux sorcières & féminisme insulaire en Norvège au 17e siècle

« Il était naïf de croire que le mal ne pouvait provenir que du dehors. Depuis le départ, le mal était ici, parmi elles, perché sur deux jambes, répandant la rumeur de sa langue humaine. » À la veille de Noël de l’an 1617, une tempête s’abat sur l’île de Vardø, située dans l’extrême nord-est de la Norvège. Impuissantes, les femmes assistent à la déferlante. La mer déchaînée, comme possédée, avale en une fraction de seconde les quarante hommes partis pécher. Coupées du reste du monde, les femmes s’organisent, se mettent à expérimenter une forme inédite de solidarité qui leur permet de s’auto-gérer. Le pouvoir royal ne pouvant tolérer, même au sein de contrées aussi reculées que le comté de Finnmark, une telle émancipation féminine, y mandate un missionnaire luthérien zélé, Abelsom Cornet. D’autant que la violence des vents laisse à penser qu’ils ont été influencés par les femmes, soupçonnées d’avoir déclenché la tempête pour s’approprier les terres de leurs maris noyés. Sans mentionner la présence de runes et d’étranges figurines alimentant l’hystérie collective provoquée par l’arrivée du délégué. Dans ce contexte, où la délation est encouragée, et toute suspicion de sorcellerie,  un crime conduisant droit au bûcher sans autre forme de procès, la chasse aux sorcières peut commencer ! Le groupe de femmes, auparavant soudé, se scinde en deux. Maren, dont la belle-sœur est lapone, voit peu à peu l’étau se resserrer, et sa liberté s’amenuiser, en même temps qu’elle s’initie aux amours saphiques avec l’épouse du délégué. Inspiré d’une histoire vraie et empreint de sensualité, Les graciées explore les liens de sororité au sein d’une communauté de femmes isolée. Alors que – et c’est là que réside l’intérêt du roman, le mal vient du dedans. Insidieux, il germe au creux même de la communauté, où il trouve ses plus féroces alliées. Avec ce texte féministe, dont le propos fait écho à l’actualité, Kiran Millwood Hargrave pointe du doigt, l’obscurantisme religieux, la versatilité des comportements et la force de l’embrigadement conduisant à œuvrer contre ses propres intérêts, abolissant toute forme de sororité.


Mon évaluation : 3,5/5

Date de parution : 2020. Grand format aux Éditions Robert Laffont, poche aux Éditions Pocket, traduit de l’anglais par Sarah Tardy, 448 pages.


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