Toutes les Publications De Books'nJoy

Le pays du passé, Guéorgui Gospodinov : voyage dans le temps

« S’il est quelque chose de sûr, c’est le passé. C’est toujours mieux que le néant, qui est béant. […] C’est simple, quand on n’a pas d’avenir, on vote pour le passé. » Qui n’a jamais rêvé de voyager dans le temps ? De renouer avec cette innocence propre à l’enfance, émoussée au fil des années. Convaincu du bien-fondé de cette expérience, un psychiatre gérontologue, originaire d’un petit village des Balkans, propose à ses patients d’entrer temporairement en réminiscence. Avec l’aide du narrateur, embauché au titre de « collectionneur du passé », Gaustine a l’idée de fonder la première clinique du passé. Chaque pièce du bâtiment est conçue comme une capsule temporelle : un abritemps, où le temps interne des malades coïncide avec le temps externe, correspondant à l’époque à laquelle l’horloge du patient est restée bloquée. Le décor est minutieusement restitué. Que ce soit la neutralité helvétique, le romantisme des alpages qui ont accueilli le sanatorium de La montagne magique ou le degré zéro du temps, dans les replis duquel la Suisse est parvenue tout au long du XXe siècle à se glisser, le choix du pays s’est d’emblée imposé. Si à l’échelle individuelle, le projet se révèle être un succès, à l’échelle nationale, la guerre civile menace d’éclater. Les dirigeants, habiles, se servent de cette machine à remonter le temps comme d’un instrument politique destiné à apaiser la futurophobie des nouvelles générations. Le referendum est programmé, chaque pays européen s’apprête à voter pour l’époque à laquelle il souhaiterait retourner. Avec le charme, l’intelligence pétillante, et la mélancolie des grands conteurs de la Mitteleuropa, l’écrivain bulgare Guéorgui Gospodinov pointe du doigt l’écueil de l’idéalisation et l’établissement d’une utopie fondée sur la nostalgie pour palier la perte d’idéologies. Objets de cristallisation des passions au siècle dernier, dont la disparition s’est accompagnée d’un vide abyssal qui ne cesse de se creuser. Oublier est parfois si tentant…


Mon évaluation : 3,5/5

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Gallimard, traduit du bulgare par Marie Vrinat-Nikolov, 352 pages.

 

 

Partager

Feu, Maria Pourchet : l’amour, un sport de combat (#RL2021)

« À nos amours. À nos guerres en dedans, en silence. Au couteau. » Pyromane extralucide, Maria Pourchet, dans un style vif et acéré, étrille avec causticité, à travers la passion dévorante entre deux amants incapables de surmonter leurs fragilités, les travers de notre société. Les mots fusent, les aphorismes claquent, fendant les couches superficielles de nos armures journalières. Celles censées protéger des quotidiens millimétrés : travail, famille, corps parfaits, silence, retenue, encaisser, avaler et faire sien jusqu’à s’y fondre des modèles stéréotypés. Parce si le sujet apparent de ce roman incandescent est la passion adultérine, il est l’outil que l’autrice surdouée utilise pour explorer nos solitudes contemporaines, et disséquer les ressorts de nos difficultés à communiquer. Comment, à force de gommer les aspérités de nos personnalités, sommes-nous parvenus à ne plus savoir identifier nos désirs et sur quoi se fonde nos singularités ? Jusqu’à perdre confiance en notre capacité à aimer. Laure : professeure, la quarantaine, épouse et mère de deux filles, et Clément : la cinquantaine, célibataire dont le colocataire est un chien abandonné, cadre-dirigeant chargé dans une tour de la Défense de retenir l’information susceptible d’affoler les marchés financiers, vont se rencontrer. Tous les deux sont éteints. Elle, « s’accroche », « épuisée », « adhésive », à quoi ? Probablement, à l’unique modèle qu’elle connait. Lui, sanglé dans son costume Kenzo à plusieurs 0, se « gèle les couilles, tous les jours plus profond » sur la Banquise, dissimulant une peur de ne pas être aimé, ni d’aimer, sous ses airs de petit merdeux arrogant au salaire indécent. Au contact l’un de l’autre, leurs cœurs non irrigués vont se remettre à pulser, le sang réaffluer leurs corps anesthésiés. Ils vont s’aimer et se consumer. Laure s’acharnant à le sauver, quand Clément, souffrant d’une carence affective, se convaincra de son échec futur à satisfaire des attentes que Laure n’a pourtant jamais formulées. La meilleure manière de s’auto-saboter. « Elle me pardonnera un jour, quand elle aura compris. Je n’aurais pas eu en moi ce qu’elle exigeait d’y trouver. »


Clément.

C’est là que se justifie ma rémunération dont le montant n’aurait aucun sens pour la plupart des gens, à part trouver un vaccin universel ou négocier la paix au Proche-Orient : je dois retenir. L’information, la rumeur, le moindre stagiaire qui voudrait essayer le 06 d’une journaliste des Échos, le moindre partenaire qui voudrait partager un ressenti personnel un tant soit peu négatif. Tant que la Terre entière ignore le problème, il n’y en a pas, quand bien même le problème aurait la taille d’une nation, telle est l’idée générale aux fondements de ma mission. Si le monde a oublié l’existence du septième continent, celui des déchets, ou sans aller chercher si loin, bêtement la Syrie, c’est grâce à tous ces gens comme moi. Je ne m’en vante pas, j’ai reçu une classique formation d’élite, sans tralala. Retenir est un don, je n’ai rien fait pour. Enfant déjà, quand personne ne soupçonnait dans le petit gros de sept ans le futur n°24 au Marathon de Paris (deux heures trente, un score de Kenyan) je m’entraînais déjà. Je me retenais de respirer, de flancher, de pisser, je ravalais ma morve, la douleur, les larmes, l’indignation, des paires de claques sur autrui qui se sont perdues à tout jamais, les mots et bien sûr de chier. Je me retenais comme un taré et aujourd’hui c’est tout naturellement une profession. Je devrais en parler aux jeunes. Certains ont peur de l’avenir parce qu’ils sont bons à rien.

– Clément ?
Oui patron.

– On ne t’entend pas beaucoup.
Encore heureux.

Je lui parle des solitudes dont je viens, de la Banquise qui me gèle les couilles, ça c’est vrai. Tous les jours plus profond.

Je me serre depuis tout petit pour qu’on me retienne aussi de temps en temps, je ne peux pas toujours faire le boulot tout seul.

Je soupçonne en effet ma mère d’avoir ordonné sur mon berceau une malédiction obscure et médiévale : dès lors que moi, sa mère, je suis incapable d’aimer ce truc, qu’aucune autre femme n’y parvienne, ainsi soit-il.

Laure.

Devrait-elle comme toi simplement s’accrocher sans bien savoir à quoi ?

Bien sûr que tu le sais, et tu pourrais lui dire. Tu t’accroches à ce qui te gouverne, qui te rassure et t’éteint. La famille. Si tu lâches, des gens meurent. Tu t’accroches aux meubles et aux répétitions des rites, tu t’accroches à des mots. Chance, maison, vacances. Et plus tu en doutes, plus tu t’accroches, épuisée, adhésive et souriante.
Elle répondrait, chez les marins, on appelle ça les moules.

S’il l’appelle la Banquise, c’est sûrement pour la chute de température interne qu’elle provoque chez lui, comme à la recherche du sommeil, de l’extinction.

Tu commences à le connaître. Tu sens dans chacun de ses mots d’hier dont il arrive. Le gel sur la banquise, le gel tout autour d’une enfance isolée dans les églises, les maisons de maître et les bras des filles au pair, mère à la messe, père au pouvoir, quelque part à l’usine. Enfant bercé par des femmes payées pour, adultes caressés par des femmes payées pour, il a pris l’habitude de raquer pour l’amour menteur et que ça s’arrête. Sauf une fois. Ce chien de race trouvé gare de l’Est qui l’a suivi.

Tu ne crois pas un mot de ce que tu racontes. Tu aimes les gens blessés. Tu attends que le sang remonte au cœur, que la peau se réchauffe, que les mains passent du mauve au rouge, c’est tout.
Tu es de tous les temps.

À ton imagination et à ton désir, préexiste pour toujours une force épouvantable qui les abolit à terme et presque sans combat : le complexe de classe. Cette religion que la mère de ta mère appelait tout simplement la honte […] Le pire c’est d’avoir le droit, tous les droits, et demeurer incapable de s’en saisir. C’est ça, mamie, la honte, en vérité.

Amour, Mariage, Passion.

Pourtant vos mains quand vous marchiez ne s’assemblaient pas exactement, vos corps non plus. Ta tête ne trouvait par sur son épaule, un creux formé pour toi depuis toujours. Mais tu pensais qu’après tout, ces accords prennent du temps. Et tu n’y penses plus.

Désormais Anton te dérange et cela ne changera plus.

Les femmes amoureuses ne tiennent pas tête, Papa, c’est une fenêtre unique pour être un homme, c’est la seule la plupart du temps. Elles ne tiennent pas la route non plus. On a tendance à taper fort dessus en se disant si elle m’aime, elle encaissera. C’est le contraire. Ce sont uniquement les saletés qui s’accrochent parce que ça ne leur fait rien. Les amoureuses souffrent tellement qu’elles craquent vite, du coup souvent t’épouses les autres, les saletés.

Le style.

Va-t-on recevoir de ces jolies surdiplômées qui adorent la thune mais ont déjà une stratégie patrimoniale à base de fusion-acquisition maritale solide à l’ouest de Paris et ne comptent pas sur moi pour les fabriquer ?

Il insiste. Le mec a fait douze ans d’études pour prescrire du Xanax à des Maincoon stérilisés et il va nous apprendre ce qui est normal.

Au commencement, il y avait la souffrance, et nous est venue la chair pour ne pas passer à côté. Juste après, est arrivé le pognon. Puis sont venus les ongles et les dents, pour le prendre. Et après est venu l’anglais et ça s’est arrêté.

Qu’est-ce que tu fous encore avec ta crème, tes sérums et tes minijupes à défendre ta jeunesse comme la Palestine, centimètre par centimètre, tu vois bien que c’est foutu.

Épilogue.

Je ne peux pas rater d’autres vies que la mienne.


Mon évaluation : 4,5/5

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Fayard, 360 pages.


Idées de lecture…

vie-amoureuse-zeruya-shalev-israel
booksnjoy-normal-people-sally-rooney
booksnjoy-de-sel-et-de-fumee-agathe-saint-maur-premier-roman
booksnjoy-zeruya-shalev-thera-litterature-israelienne
booksnjoy-aurelien-aragon-classique-folio
booksnjoy-Lettre à D., André Gorz : une déclaration d'amour bouleversante
booksnjoy-ma-devotion-julia-kerninon-amour
booksnjoy-la-seule-histoire-julian-barnes

Partager

La huitième vie, Nino Haratischwili : un siècle d’histoire russe & le destin épique d’une famille géorgienne maudite sur huit générations…

« Réunir ce qui s’était dispersé. Rassembler les souvenirs épars qui ne font sens que lorsque tous les éléments forment un tout. » Telle une tapisserie, l’histoire de la lignée Iachi est composée de fils étroitement tissés, de vies disparates, que le hasard a réunies pour former un assemblage hétéroclite de motifs, qui, mis bout à bout, dessinent une famille au destin chaotique. À l’intention de sa nièce Brilka, Niza entreprend la laborieuse tâche de rédiger la chronique de leur famille, et, pour cela, remonte les ramifications sur huit générations. Partant du petit village de Tbilissi en Géorgie – la Nice du Caucase, pays de légendes et de contes, surnommé la Colchide dorée – au début du siècle dernier, le récit embrasse « un siècle d’histoire rouge ». Entre la naissance de Stasia – gamine effrontée au tempérament affirmé, chevauchant dans les steppes et rêvant d’intégrer un corps de ballet – et de sa demi-sœur Christine – préférant capitaliser sur sa beauté en épousant un membre du parti, alors inconsciente du prix à payer – et la fugue de Brilka partie à Vienne en quête de ses origines, cent ans se sont écoulés. Soit le renversement du régime tsariste par les bolcheviks, la fin de la Russie impériale remplacée par la dictature communiste et son lot de persécutions. Stasia, Christine, Kostia, Kitty, Sopio, Andro, Elene, Miqa, Daria, Niza, Miro et Brilka vont être ballotés, aspirés, écrasés, labourés par la grande histoire. L’amour ne leur sera d’aucune consolation, mais bien plutôt synonyme de perdition. À l’instar d’une mystérieuse recette de Chocolat chaud jalousement gardée secrète et uniquement cuisinée en cas de dernière nécessité. La dégustation de ce mets délicat, si succulent qu’il est impossible d’y résister, s’avérera une terrible malédiction. L’aïeul, fabricant de chocolat, conscient du danger de son invention, pensait pourtant avoir pris toutes les précautions… Le secret éventé, c’est toute la lignée qui est projetée dans le chaos de l’histoire. Nino Haratischwili nous offre une saga familiale époustouflante, une fresque historique et une épopée intime portée par un souffle romanesque digne des plus grands romans !


Une grande fresque romanesque : des vies flamboyantes qui se fracassent avec retentissement

La huitième vie, c’est 1 200 pages – trop courtes – de vies pleines, de pulsions, de trahisons, de mensonges, de coups du sort, de guerres, mais aussi d’amour, de passion… C’est huit générations d’une famille qui embrasse un siècle d’histoire russe. De la naissance du bolchevisme, du triomphe d’une idéologie, au fracas retentissant d’un modèle arrivé à bout de souffle. Une lente agonie magnifiquement saisie. Nino Haratischwili ponctue son récit de repères temporels, sans jamais que le procédé ne paraisse artificiel. Au contraire, l’histoire offre un cadre au service du roman, sans pourtant que jamais la dimension romanesque ne soit éclipsée. L’autrice géorgienne recrée admirablement la sensation d’évoluer dans un univers monochromatique propre au régime soviétique. Mais le gris de ce pays envahi par l’URSS et rongé par les privations est contrebalancé par les tempéraments de feu des femmes de la famille Iachi. Puisque du caractère elles ont. Que ce soit Anastasia, écourté en Stasia, qui jeune fille se fiance avec un révolutionnaire. Un bon parti bénéficiant du consentement de son père, mais animés de velléités militaires, qui primeront, la condamnant à élever en mère célibataire ses enfants. Ni une, ni deux, à mille lieux de s’apitoyer, cette dernière n’hésitera pas à traverser les frontières pour s’établir dans une ville assiégée, bien décidée à le retrouver. Ou encore Christine, qui pourvue d’une beauté à se damner, devient l’épouse d’un homme riche. Se sachant privilégiée et préservée, elle court les festivités, organise des soirées mondaines réunissant tout le gratin mondain, jusqu’au jour où la malédiction finit par la rattraper. Convoitée par un haut dignitaire promis à une brillante carrière, un « petit grand homme » aussi gluant, que repoussant, mais ne tolérant aucun rejet, Christine voit son petit paradis s’écrouler, avec la fragilité d’une bulle de savon. Chaque génération va se succéder, alourdie du poids du passé, tout en devant surmonter les défis de la société au sein de laquelle elle est née : violence conjugale, amours déçues, rivalités, duplicité, engagement politique, exil. Chaque vie est un fil qui, associé aux précédents, contribue à tisse la chronique épique d’une famille maudite, engluée dans son passé, mais capable de se réinventer. C’est tout un monde, qui aujourd’hui n’existe plus, que Nino Haratischwili ressuscite sous nos yeux. Comment ne pas s’émerveiller de la virtuosité de la composition de ce roman. Comment ne pas s’attacher à Stasia arrière-grand-mère invincible arpentant à plus de quatre-vingt ans – chaussée de bottes en caoutchouc – son jardin, et continuant à danser et à enseigner quand le monde valse à côté. Comment ne pas admirer Christine que la vie a gâtée pour mieux l’anéantir. Mais également Kostia, qui derrière le masque impitoyable du militaire assénant des sentences irrévocables, est resté un petit garçon avide d’attention. Kitty est bouleversante d’humanité, de doutes, d’envies contradictoires qu’elle assume avec dignité, jusqu’à ce que le fil tendu à l’extrême de sa vie ne finisse par craquer. Que les souvenirs n’envahissent son esprit, l’étouffant, l’empêchant de respirer et la privant de liberté.


Mon évaluation : 5/5

Date de parution : 2017. Grand format aux Éditions Piranha, poche chez Folio, traduit de l’allemand par Barbara Fontaine et Monique Rival, 1 200 pages.


 

D’autres destins de femmes à découvrir


 

Pour les amateurs de sagas romanesques

Partager

Lorsque le dernier arbre, Michael Christie : une saga familiale écologique foisonnante (#RL2021)

« Le temps n’est pas une flèche. Il s’accumule, dans le corps, dans le monde, comme le bois. Chaque triomphe, chaque désastre inscrit pour toujours dans sa structure. » Ainsi, la collision entre deux trains en 1908 laissant deux garçons de neuf ans orphelins, produira une sorte d’effet papillon à retardement, dont les effets se feront sentir dans le temps. Les choix des deux garçons orienteront de manière significative le destin des générations qui leur succéderont. Qui d’ailleurs réagiront en réaction. Invalidant le modèle suivi et tentant de réparer les dégâts commis. Livrés à eux-mêmes dans les bois, les garçons se voient attribuer le sobriquet de Greenwood, en référence à leur surnom de « garçons au bois vert ». Magnat du bois, bûcheron, activiste écologique, charpentier, dendrologue, quatre générations de Greenwood puisera dans ce nom pour infléchir une direction à sa vie. Mais les racines de la famille s’établissant sur une tragédie, ses ramifications peineront à se déployer. Construisant intelligemment la narration, de telle manière à ce qu’elle épouse la structure d’un tronc : 1908 au centre, puis chaque temporalité s’articulant autour en cercles concentriques comme les cernes d’un arbre (1934, 1974, 2008, 2038), Michael Christie réussit à ce que le fond épouse la forme et réciproquement dans un premier roman éblouissant. Au-delà de cette superbe construction symétrique, qui pourrait passer pour une coquetterie, alors qu’elle permet au contraire à l’histoire de s’épanouir, de s’amplifier, de gagner en densité jusqu’à totalement nous happer, l’auteur tisse une grande fresque familiale sur 130 ans. Portés par le souffle des grands romans américains, on traverse le XXe siècle de la Grande Dépression au désastre écologique du « Grand dépérissement » avec pour fil rouge l’égoïsme humain, les rapports de domination et la destruction systématique des choses auxquelles on tient. Par orgueil ou par lâcheté d’ailleurs. Cela faisait longtemps que je n’avais pas été enveloppée, bercée par une histoire si bien menée. Quel bonheur de lire un roman aussi foisonnant.

Jake devient convaincue qu’une connaissance véritable et parfaite des mécanismes secrets des arbres est le passe-partout intellectuel qui déverrouillera toutes les réponses à ses questions. Que même les mystères impénétrables du temps, de la famille, et de la mort peuvent être résolus si on les considère par le prisme vert de cet organisme magnifiquement complexe.


Mon évaluation : 4,5/5 :

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Albin Michel, traduit de l’anglais par Sarah Gurcel, 608 pages.


Idées de lecture…

booksnjoy-le-grand-vertige-pierre-ducrozet
booksnjoy-a-lest-eden-john-steinbeck
booksnjoy-la-ou-chantent-les-ecrevisses-dolia-owens
booksnjoy-freres-lehman-stefano-massini

 

Découvrez d’autres ouvrages de la rentrée littéraire 2021 (#RL2021)

Partager

Le fils de l’homme, Jean-Baptiste Del Amo : le mal de père en fils (#RL2021)

« Et la rage des pères revivra chez les fils à chaque génération. » Placée en exergue du Fils de l’homme, cette citation empruntée à Sénèque donne le la d’un huis clos familial étouffant et saisissant. Avec la même minutie généalogique avec laquelle Zola explore dans les Rougon-Macquart la transmission des tares à travers les générations, Jean-Baptiste Del Amo sonde la nature du mal. La répétition des histoires familiales. La violence serait-elle son thème de prédilection ? Comme dans Règne animal, il l’explore, la décortique, remonte le fil de ses ramifications et l’expose sans pudeur, putride, nauséabonde, éviscérée dans un texte d’une éblouissante acuité. Comment cette mère d’un petit garçon et enceinte a-t-elle pu accepter de déménager dans une maison délabrée et rafistolée dans laquelle son ex-compagnon a vécu ses pires années ? Des années sous le joug d’un père tyrannique, emporté par un cancer et la folie. L’homme a d’ailleurs été retrouvé mort le corps dévoré par les animaux de la forêt. Que s’imaginait-elle ? Que son compagnon réchapperait à la malédiction qui plane sur les hommes de la famille ? Mais ici pas de psychologie. Jean-Baptiste Del Amo ne se préoccupe pas des rouages qui conduisent à la folie. Uniquement des faits. Soit la lente descente aux enfers d’un père talonné par l’ombre de son géniteur. Un homme qui de retour auprès des siens, après une absence inexpliquée de plusieurs années, réclame son dû, conscient que suscitant l’effroi, il lui sera d’office octroyé. Un homme rongé par la folie qui conduit sa famille dans un lieu isolé. Un lieu maudit offrant à son emprise toute latitude pour se resserrer. Juchées en haut d’une montagne, les Roches offrent un cadre privilégié aux délires paranoïaques d’un homme en pleine confusion, mélangeant respect et soumission, amour et possession. Les personnages pris en otage sont dépouillés de leurs noms. Tels les acteurs démunis d’une tragédie antique, leurs actions puisent dans une histoire immémoriale dont le déroulé exclut leur intervention. Mais attention, Jean-Baptiste Del Amo est clair sur ses intentions : il serait vain d’espérer ici une quelconque rédemption.


Il ne garde pas de souvenir précis du départ du père. Il n’a conservé de la vie auprès de lui qu’une suite d’impressions morcelées, peut-être fictives et en partie façonnées par les photographies enfouies dans la commode. Il est en revanche plein, comme pétri de la présence physique de la mère, de son ubiquité, tant elle apparaît et colore, à chaque instant, chaque recoin de l’inextricable maillage qui déjà compose sa mémoire.

– Je voudrais juste que tu arrives à te défaire de cette colère, de cette ombre qui plane tout le temps sur toi.

Il n’y a pas pire qu’un homme blessé.

Il voudrait partager un peu de sa joie et emprunte à la tendresse qu’il témoigne d’ordinaire à la mère, la transpose à l’égard du père, avec la prescience de cet empêchement, de cette gêne qui président de tout temps aux manifestations des sentiments entre les hommes, entre les pères et leurs fils.

Quelque chose monte en elle pour la submerger, le sentiment d’un destin en train de se nouer malgré elle et dont elle ne saurait infléchir la course.

– J’ai pris sa colère, sa violence et son avidité pour de la passion. Je me suis trompée.

C’est pourtant pour cela qu’il les as conduits aux Roches […] Pour trouver en lui la force du pardon et offrir à la mère la possibilité d’une rédemption.

Il avait depuis l’accident ce regard, cet orgueil ou cette colère désespérés des bêtes sauvages dont une patte est prise dans un piège et qui préfèrent se la ronger plutôt qu’accepter de se laisser approcher pour qu’on les en libère, parce qu’elles ne savent pas distinguer précisément l’origine de leur souffrance.

[…] c’est que quelque chose du vieux s’était insinué en moi, malgré moi, que sa souffrance et sa folie m’avaient été inoculées durant toutes ces années, subrepticement, insidieusement. […] je portais déjà en moi sans le savoir le germe tenace de sa haine et de son ressentiment.

Le garçon tient la crosse à deux mains et ne cille pas, son regard brille d’une ancienne rage, familière et depuis trop longtemps contenue.


Mon évaluation : 4/5

PRIX DU ROMAN FNAC 2021

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Gallimard, 240 pages.


 

Découvrez d’autres ouvrages de la rentrée littéraire 2021 (#RL2021)

Partager

La porte du voyage sans retour, David Diop : l’amour au temps de l’esclavage (#RL2021)

« Maram et moi venions de franchir la porte d’un voyage sans retour. » De ce voyage entamé au milieu du XVIIIe siècle qui nous conduit de l’Europe des Lumières au Sénégal, alors que triomphe la raison et prospère le commerce triangulaire, David Diop se sert pour sonder la culpabilité de l’homme blanc impliqué dans la traite négrière. Dans des cahiers qu’il lègue à sa fille, l’éminent botaniste français Michel Adanson se confie sur une tragédie survenue au cours d’une expédition. Un voyage en terres étrangères qui ne cesse de le hanter. Le savant n’a pas toujours été ce vieil homme rongé par l’ambition, dont les prétentions académiques avortées ont échoué à soulager la culpabilité. Puisque c’est pour échapper au souvenir brûlant de n’être pas parvenu à sauver la femme qu’il aimait, que l’homme de science de retour en France a décidé de se consacrer avec ardeur à la rédaction de son encyclopédie, laissant de côté sa famille. En rédigeant ses confessions, le naturaliste ravive le souvenir de Maram Seck. Son Eurydice, celle qu’il a désespérément tenté d’extirper des enfers de la traite négrière cinquante ans auparavant. Jouant sur plusieurs registres : le récit de voyage, le roman d’aventures, le conte philosophique et le roman historique, David Diop – remarqué avec Frère d’âme, transpose le mythe grec d’Orphée et d’Eurydice au temps de l’esclavage. Plus qu’une simple histoire d’amour contrariée, la force du roman réside dans l’illustration de la désinvolture de l’homme blanc, fort de sa posture de dominant. Puisque l’entreprise de Michel Adanson est avant tout guidée par la curiosité, les sentiments venant après. Et à défaut de libérer celle, que dans un monde meilleur, il aurait désiré épouser – tout en sachant qu’elle n’en a jamais formulé le souhait, il contribuera au contraire à la condamner. Ce qui peut être lu comme un roman d’amour, illustre plutôt l’aveuglement de l’homme blanc, qui unilatéralement projette ses sentiments sur l’être aimé, sans mesurer les conséquences de ses agissements.


Mon évaluation : 3,5/5

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions du Seuil, 256 pages.

 


 

Découvrez d’autres ouvrages de la rentrée littéraire 2021 (#RL2021)

 

Partager

Le quatrième mur, Sorj Chalandon : « Antigone » au Liban, un interlude de paix de courte durée {Prix Goncourt des lycéens 2013}

« Nous portons des masques de tragédie. Ils nous permettent d’être ensemble. Si nous les enlevons, nous remettons aussi nos brassards, et c’est la guerre. » Jouer l’Antigone d’Anouilh en pleine guerre civile au Liban avec des acteurs empruntés aux peuples belligérants, semble sur le papier un projet insensé. Un rêve délirant, mais surtout le dernier souhait d’un mourant qui, en transposant cette tragédie antique au Proche-Orient, offre aux participants une trêve salutaire en temps de guerre. Un cessez-le-feu temporaire le temps d’une unique représentation. Metteur en scène grec, juif, et ancien combattant, Samuel Akounis, qui a été torturé, est en train de succomber aux séquelles de son emprisonnement. Alors qu’il lui reste peu de temps, il confie à un ami ses dernières volontés : faire jouer Antigone sur une scène improvisée située sur la ligne de démarcation au cœur des affrontements. Ce répit de courte durée est un formidable message de paix, mais aussi un cadeau empoisonné. Puisque, bien que militant engagé, Georges quitte pour la première fois le monde des idées pour une terre sinistrée. La découverte d’un Liban déchiré provoque en lui un choc violent qui le perturbe intimement. Malgré les difficultés, la troupe est formée. En tout, ils sont dix à interpréter la pièce de Sophocle, adaptée par Anouilh pendant la Seconde Guerre mondiale, faisant d' »une héroïne du « non » qui défend sa liberté propre » un symbole de résistance. Dans cette adaptation : Antigone est palestinienne, Créon chrétien maronite, Hémon est Druze… Avant de monter sur scène, chacun est tenu de laisser dehors ses oripeaux guerriers pour se glisser dans la peau du personnage à interpréter. Les différences s’estompent pour révéler une humanité partagée. Mais le quatrième mur a beau être une cloison invisible protégeant les acteurs de l’extérieur, leur identité guerrière ne se laisse pas distancer. Puisant dans son expérience de grand reporter, Sorj Chalandon raconte un homme hanté, avalé par la guerre sans retour possible en arrière. Si le journaliste, lui, a réussi à rentrer, le personnage de son roman parviendra-t-il à renouer avec sa vie d’avant ? Bouleversant.


– Lorsque le rideau se lève, les acteurs sont en scène, occupés à ne pas nous voir, protégés par le quatrième mur.
– Le quatrième mur ?
J’avais déjà entendu cette expression sans en connaître le sens.
– Le quatrième mur, c’est ce qui empêche le comédien de baiser avec le public, a répondu Samuel Akounis.
Une façade imaginaire, que les acteurs construisent en bord de scène pour renforcer l’illusion. Une muraille qui protège leur personnage. Pour certains, un remède contre le trac. Pour d’autres, la frontière du réel. Une clôture invisible, qu’ils brisent parfois d’une réplique s’adressant à la salle.

Le théâtre était devenu mon lieu de résistance. Mon arme de dénonciation.

– Et vous êtes venu faire la paix au Liban ?
Il ne se moquait pas. Il voulait m’entendre. J’ai souri.
– Je veux juste donner à des adversaires une chance de se parler.
– À des ennemis.
– Si vous voulez.
– Se parler en récitant un texte qui n’est pas d’eux, c’est ça ?
– En travaillant ensemble autour d’un projet commun.
Il a rectifié la bretelle de son fusil d’assaut.
– C’est une forme de répit, alors ?
J’aimais bien le mot. J’ai dit oui. Le théâtre était un répit.

Il a traversé le quatrième mur, celui qui protège les vivants.


Mon évaluation : 4,5/5
 
 
PRIX GONCOURT DES LYCÉENS 2013
PRIX DES LECTEURS DU LIVRE DE POCHE 2015

 

Date de parution : 2013. Grand format aux Éditions Grasset, poche aux Éditions du Livre de Poche, 336 pages.


 

Du même auteur…

Partager

Enfant de salaud, Sorj Chalandon : les guerres de mon père (#RL2021)

« C’est un enfant de salaud, et il faut qu’il le sache. » Soldat français, collabo, soldat allemand, agent double au service de la Gestapo, anti-communiste, SS, communiste, pétainiste, gaulliste, déserteur, résistant… le père de Sorj Chalandon aura endossé pendant la Seconde Guerre mondiale autant de costumes, que son imagination a tissé de réalités. Une vie comme un miroir aux alouettes, faite de mensonges, d’arrangements avec la vérité dans l’espoir désespéré d’échapper à l’anonymat, de briller, là où d’autres se sont engagés, pour de vrai. Cette vie héroïque de « SS de pacotille, résistant de composition », le père la raconte à son fils ébloui dans son lit, à la manière d’un conte des Mille et Une Nuits. Jusqu’au jour où, las, le grand-père lâche le morceau : « Ton père, il était du mauvais côté. ». Cette déclaration agit comme une déflagration, faisant voler en éclats une vie faite uniquement d’intentions. Seule reste l’image d’un imposteur, d’un menteur de compétition capable de se travestir et de se grimer au gré des situations. Si sa version des faits s’étiole face aux policiers de l’épuration qui ont arrêté sa course folle, son fils lui ne dispose que d’une seule version qu’il ne peut remettre en question. Il faudra attendre 1986, encore tiraillé par la révélation de son grand-père, pour que l’ouverture du procès de Klaus Barbie qu’il couvre pour Libération, lui donne l’occasion de réouvrir le dossier paternel. Mettant en parallèle le procès du « boucher de Lyon » et la vie de son père, Sorj Chalandon fait s’entrelacer la petite et la grande histoire dans une enquête familiale troublante, où mensonges et vérités sont inextricablement imbriqués. Bien qu’en colère, l’auteur de Profession du père ne condamne pas l’opportunisme du jeune adulte qui a vu dans la guerre l’opportunité de se bâtir une légende de papier, mais le père qui par ses multiples dissimulations et omissions a empêché le fils de savoir d’où il vient, et donc qui il est. Le véritable traître n’est pas tant celui qui rêve sa vie, que celui qui détruit celle d’autrui.


Cet individu est un menteur, doué d’une imagination étonnante.
Il doit être considéré comme très dangereux et traité comme tel.

Note confidentielle rédigée par le commissaire Victor Harbonnier, chef de la Sûreté nationale de Lille (19 décembre 1944).

Pourquoi es-tu devenu un traître, papa ?
Il m’aura fallu des années pour l’apprendre et une vie entière pour en comprendre le sens : pendant la guerre, mon père avait été du « mauvais côté ».
C’est par ce mot que mon grand-père m’a légué son secret. Et aussi ce fardeau.
[…] Mon grand-père m’avait abandonné avec cette confidence. Mon père avec ses fables, et moi, enfant de salaud, j’entrais dans la vie sans trace, sans legs, sans aucun héritage. Ne restaient en moi que son silence et mon désarroi.

« Me faire valoir davantage. » Lorsque tu as prononcé ces mots tu avais 22 ans, et aujourd’hui encore, quarante-trois ans plus tard, cette phrase est ton malheur et notre effroi à tous. […] Être anonyme, ta vie entière s’est construite autour de cette menace.

Mon père et son histoire, rassemblés dans une même salle, en secret. Sa vie de mensonges et sa guerre pour de vrai.[…] Je venais de faire entrer le procès de mon père dans la salle d’audience qui jugeait Klaus Barbie. La petite histoire et la grande rassemblées. […] Il n’avait pas payé et je lui en voulais. Payer, ce n’était pas connaître la prison, mais devoir se regarder en face. Et me dire la vérité. […] J’avais emporter cette lettre pour provoquer une collision entre le passé et le présent. Confronter deux hommes qui nient.

Ces quatre années ont été pour toi une cour de récréation. Un jeu de préau. Tu ne désertais pas, tu faisais la guerre buissonnière. […] C’est un funambule que les policiers ont essayé de faire chuter. Un bateleur, un prestidigitateur, un camelot. Chaque interrogatoire a ressemblé à une partie de bonneteau. Elle est où la carte, hein ? Ici ? Là. Et la bille, sous quel godet ? Ton histoire était délirante, mais plausible dans son entier. C’est en t’écoutant la rejouer séquence par séquence, que plus rien de son scénario ne me paraissait crédible. […] Tu n’étais pas un traître ordinaire. Ta déposition leur offrait une épopée.

Tu restais une question et ta guerre était une folie. Elle ne me permettait ni de te comprendre ni de te pardonner.

Tu frémissais à l’idée de frôler l’Histoire et les hommes qui l’avaient façonnée.

Lorsque j’étais enfant, ton père m’avait offert ton « mauvais côté », un petit caillou noir que j’avais caché au fond de ma poche. Mais aujourd’hui, adulte, c’est un sac de pierres que je transportais. Je charriais ta vie de gravats et je voulais de l’aide. Tu ne pouvais pas me laisser seul avec ton histoire. Elle était trop lourde à porter pour un fils.

Oui, je suis un enfant de salaud. Mais pas à cause de tes guerres en désordre, papa, de tes bottes allemandes, de ton orgueil, de cette folie qui t’a accompagné partout. Ce n’est pas ça, un salaud. Ni à cause des rôles que tu as endossés : « SS de pacotille, patriote d’occasion, résistant de composition », qui a sauvé des français pour recueillir leurs applaudissements. La saloperie n’a aucun rapport avec la lâcheté ou la bravoure.
Non. Le salaud, c’est l’homme qui a jeté son fils dans la vie comme dans la boue. Sans traces, sans repères, sans lumière, sans la moindre vérité. Qui a traversé la guerre en refermant chaque porte derrière lui. Qui s’est fourvoyé dans tous les pièges en se croyant plus fort que tous.
Le salaud, c’est le père qui m’a trahi.
Tu as essayé de m’éblouir alors que tu m’aveuglais.


Mon évaluation : 3,5/5

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Grasset & Fasquelle, 336 pages.


 

Du même auteur…

Partager

Les pionniers, Ernest Haycox : la conquête de l’Ouest au plus près d’une communauté de colons (Lecture d’été #4)

« C’était un réconfort, après ces longues années d’errance, que d’arpenter sa terre et de contempler ce qu’il possédait ; il lui apparut qu’un homme pouvait ainsi capturer le passage éphémère de son existence. » Publié dans la collection « L’Ouest, le vrai » dirigée par Bertrand Tavernier, Les pionniers est un grand roman américain. Extrêmement visuel, ce récit vibrant sur la conquête de l’Ouest met en scène une communauté de colons venue du Missouri et en route pour l’Oregon. À l’issue de cette traversée, la communauté harassée et diminuée parvient à s’installer. Mais bien loin du fantasme d’une terre nourricière gorgée de soleil, une vie de labeur les attend. Des journées de dix-huit heures à labourer la terre, à bâtir des cabanes dont la fragilité est à l’image de leurs existences soumises aux intempéries, à faire face à des pluies diluviennes, aux gelées, à la peur de manquer, mais également à composer avec les premiers occupants. Les Indiens cristallisant l’animosité du groupe de pionniers frustrés et désillusionnés. Outre les difficultés matérielles, les tensions surgissent davantage des passions contrariées et des intérêts particuliers freinés par la collectivité. Amours, trahisons, adultères…la promiscuité attise les rivalités. Malgré les rebondissements, l’intensité du roman réside plus dans la restitution réaliste du quotidien des pionniers qui ont tout quitté et dont la mission consiste à tout recommencer. À travers cet échantillon de la nature humaine, #ErnestHaycox illustre à merveille la dialectique individualité/collectivité. Quels motifs justifient de brimer notre liberté sous couvert de forger une communauté, à même de défendre ultérieurement nos intérêts ? L’arbitrage violent entre sécurité et liberté, plus que le duel liberté/égalité, innerve la société américaine et reste d’actualité. Le roman d’aventures s’efface régulièrement pour laisser place à une réflexion ontologique : la place de l’homme dans la création et ce que dit de nous notre capacité à dompter la nature à force de volonté. Une vérité étant merveilleusement illustrée : la solidarité naît de l’adversité, et d’un besoin vital de se confronter à l’altérité.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Actes Sud (collection L’Ouest, le vrai), traduit de l’anglais par Fabienne Duvigneau, 120 pages.


Pour les amateurs de westerns

Partager

Le roman de Jim, Pierric Bailly : Père, beau-père, parrain, père d’adoption, de substitution… Quelle place occupée dans une famille recomposée ? (Lecture d’été #3)

Publié sur

« Elle a expédié la question en une phrase simple et sèche : il n’y a pas de père. » Et pourtant, un père il y en a un, et même deux : biologique et d’adoption, celui qui a permis la conception, et celui qui pendant des années a donné son affection pour se retrouver du jour au lendemain dépossédé de son statut, en vertu (in)justement de la seule chose que l’autre a apportée. Aymeric a vingt-cinq ans. Paumé après avoir passé dix-huit mois en prison, il se met à fréquenter une femme de quinze ans son aînée, enceinte d’un homme marié. Loin de l’effrayer, la situation lui offre une chance de s’ancrer à nouveau dans la société. De reprendre pied, en campant un nouveau rôle : celui de beau-père. Mais, lorsque Jim naît, Aymeric est loin de s’imaginer à quel point son monde est sur le point de chavirer. La distance des débuts – liée au laps de temps nécessaire pour appréhender la situation et définir sa position dans la vie du garçon – se transforme au fil des moments partagés en une affection profonde. Les tâtonnements laissent place à un sentiment puissant, s’apparentant à celui d’être parent. Puisque Jim est son fils. Son garçon, son petit, celui qu’il veille jour et nuit, celui qui donne un sens à sa vie, celui pour qui il se met à suivre le foot de près – sport pour lequel il n’a aucun intérêt, espérant ainsi fortifier un lien fragile que rien ne pourra abîmer. Jusqu’au jour, où le « vrai » père réapparaît. L’intrusion entraîne une reconfiguration. La place qui jusqu’alors ne lui avait jamais été disputée, lui est retirée. Sur quoi se fonde la légitimité des liens de parenté ? Les gènes ou l’expérience ? L’amour ou la génétique ? Qui est Aymeric pour Jim ? Dans ce texte bouleversant, d’une simplicité exemplaire, que l’on achève le cœur serré et la gorge nouée, Pierric Bailly montre la difficulté de trouver sa place dans une famille recomposée et les souffrances endurées par l’enfant ballotté, en crise d’identité. Séquence émotion avec ce beau roman de filiation !

La situation n’était pas banale pour moi c’était ce qu’il me fallait. Il me fallait du lourd, il me fallait une histoire dense, une aventure, comme elle disait, pour recouvrir les deux années qui venaient de s’écouler et remiser la prison au rang des vieux souvenirs.

Les choses se sont vite arrangées de mon côté. Je ne peux pas vraiment parler de déclic, mais le fait est que l’indifférence, enfin l’indifférence c’est peut-être un peu extrême mais disons la gêne, voilà, la gêne s’est rapidement dissipée, pour laisser place à un sentiment beaucoup plus tendre, beaucoup plus attentionné. Je me suis mis à être touché par ce petit bonhomme qui changeait de jour en jour, je me suis mis à être passionné par son évolution, justement. Il existait à mes yeux. Je gardais une forme de distance mais ce n’était plus de la gêne, plutôt de la pudeur. On prenait le temps de s’apprivoiser l’un l’autre. On faisait connaissance.

La question de la responsabilité

La question qui traverse le roman de Pierric Bailly est celle de la responsabilité à l’égard de l’enfant. La responsabilité de sa mère, Florence, qui décide unilatéralement d’élever seule son enfant, le privant d’office d’un père. C’est toute l’ambivalence de la situation qui est reproduite avec subtilité. Fait-elle preuve de courage ou agit-elle dans son intérêt ? La responsabilité de son père biologique Christophe, qui refuse de reconnaître la paternité et par lâcheté poursuit de son côté sa vie d’homme marié et de père. Ce n’est que lorsqu’un accident grave le prive de sa « famille officielle » qu’il décide de s’impliquer, raflant la vie d’Aymeric qu’il a pourtant dédaignée pendant des années. Fait-il enfin face à ses responsabilités ou agit-il par opportunisme entrevoyant dans cette « seconde famille » la possibilité de se réinventer ? Et enfin Aymeric, qui malgré tout l’amour qu’il éprouve pour Jim, n’a pas suffisamment confiance en son statut pour se battre et revendiquer sa paternité. Une posture qui peut s’expliquer par la volonté de privilégier le bonheur de son fils, lui évitant d’être tiraillé entre différentes identités. Le pire étant les mensonges distribués à Jim. Une histoire familiale falsifiée, qui ne peut que lui sauter plus tard au visage. Si derrière chaque action, on entrevoit l’intention première de ne pas blesser, de composer en conciliant ses intérêts personnels avec ceux de Jim, la conséquence de cette recomposition est l’éviction de celui qui a tout donné, et qui se retrouve comme effacé. Un arrachement douloureux impossible à panser.

Cela faisait plus de quatre ans qu’on était ensemble, et pourtant j’avais toujours du mal à y croire. Je ne doutais pas d’elle, je doutais de mois. Ça me fait chier de le dire mais c’est aussi bête que ça : pur et simple manque de confiance en soi. Manque d’aplomb, manque d’assurance. Je ne croyais pas assez à mon personnage. Je n’étais pas assez investi dans mon rôle. Comme si je n’avais pas les épaules pour l’incarner pleinement. Comme si je n’étais pas tout à fait la bonne personne, ou pas tout à fait à la bonne place.

Elle voulait lui faire une place, elle voulait l’aider. Elle avait bien conscience que c’était dur pour mais elle ne se voyait pas lui refuser ce droit, cette possibilité, enfin, de faire connaissance avec son…fils…
Avec son fils ?
Oui, bon, avec Jim.
Donc avec mon fils.
Ton fils. Notre fils, oui.
Tu dis notre fils, mais tu considères que c’est notre fils à tous les deux ou à tous les trois ?
À tous les deux, oh. Mais bon, sans Christophe, Jim ne serait pas là…

Je me demandais vraiment dans quoi on s’embarquait. Je n’étais pas son père, on n’avait jamais fait les démarches pour que je le devienne, et c’était moi qui ne voulais pas. J’avais peur que ça modifie notre rapport, comme si ça m’aurait transformé en une personne plus sérieuse, plus autoritaire, et lui en un gamin soumis à ma droiture. Mais j’aurais peut-être dû le faire.

Est-ce qu’ennobli par ce statut officiel je me serais permis de foutre Christophe à la porte ? Est-ce qu’en tant que père homologué je me serais senti plus fort, plus puissant ? Évidemment que non.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions P.O.L, 256 pages.



 

D’autres recommandations pour l’été…

 

 



 

D’autres recommandations pour l’été…

 

 



 

D’autres recommandations pour l’été…

 

Partager