« À nos amours. À nos guerres en dedans, en silence. Au couteau. » Pyromane extralucide, Maria Pourchet, dans un style vif et acéré, étrille avec causticité, à travers la passion dévorante entre deux amants incapables de surmonter leurs fragilités, les travers de notre société. Les mots fusent, les aphorismes claquent, fendant les couches superficielles de nos armures journalières. Celles censées protéger des quotidiens millimétrés : travail, famille, corps parfaits, silence, retenue, encaisser, avaler et faire sien jusqu’à s’y fondre des modèles stéréotypés. Parce si le sujet apparent de ce roman incandescent est la passion adultérine, il est l’outil que l’autrice surdouée utilise pour explorer nos solitudes contemporaines, et disséquer les ressorts de nos difficultés à communiquer. Comment, à force de gommer les aspérités de nos personnalités, sommes-nous parvenus à ne plus savoir identifier nos désirs et sur quoi se fonde nos singularités ? Jusqu’à perdre confiance en notre capacité à aimer. Laure : professeure, la quarantaine, épouse et mère de deux filles, et Clément : la cinquantaine, célibataire dont le colocataire est un chien abandonné, cadre-dirigeant chargé dans une tour de la Défense de retenir l’information susceptible d’affoler les marchés financiers, vont se rencontrer. Tous les deux sont éteints. Elle, « s’accroche », « épuisée », « adhésive », à quoi ? Probablement, à l’unique modèle qu’elle connait. Lui, sanglé dans son costume Kenzo à plusieurs 0, se « gèle les couilles, tous les jours plus profond » sur la Banquise, dissimulant une peur de ne pas être aimé, ni d’aimer, sous ses airs de petit merdeux arrogant au salaire indécent. Au contact l’un de l’autre, leurs cœurs non irrigués vont se remettre à pulser, le sang réaffluer leurs corps anesthésiés. Ils vont s’aimer et se consumer. Laure s’acharnant à le sauver, quand Clément, souffrant d’une carence affective, se convaincra de son échec futur à satisfaire des attentes que Laure n’a pourtant jamais formulées. La meilleure manière de s’auto-saboter. « Elle me pardonnera un jour, quand elle aura compris. Je n’aurais pas eu en moi ce qu’elle exigeait d’y trouver. »
Clément.
C’est là que se justifie ma rémunération dont le montant n’aurait aucun sens pour la plupart des gens, à part trouver un vaccin universel ou négocier la paix au Proche-Orient : je dois retenir. L’information, la rumeur, le moindre stagiaire qui voudrait essayer le 06 d’une journaliste des Échos, le moindre partenaire qui voudrait partager un ressenti personnel un tant soit peu négatif. Tant que la Terre entière ignore le problème, il n’y en a pas, quand bien même le problème aurait la taille d’une nation, telle est l’idée générale aux fondements de ma mission. Si le monde a oublié l’existence du septième continent, celui des déchets, ou sans aller chercher si loin, bêtement la Syrie, c’est grâce à tous ces gens comme moi. Je ne m’en vante pas, j’ai reçu une classique formation d’élite, sans tralala. Retenir est un don, je n’ai rien fait pour. Enfant déjà, quand personne ne soupçonnait dans le petit gros de sept ans le futur n°24 au Marathon de Paris (deux heures trente, un score de Kenyan) je m’entraînais déjà. Je me retenais de respirer, de flancher, de pisser, je ravalais ma morve, la douleur, les larmes, l’indignation, des paires de claques sur autrui qui se sont perdues à tout jamais, les mots et bien sûr de chier. Je me retenais comme un taré et aujourd’hui c’est tout naturellement une profession. Je devrais en parler aux jeunes. Certains ont peur de l’avenir parce qu’ils sont bons à rien.
– Clément ?
Oui patron.
– On ne t’entend pas beaucoup.
Encore heureux.
Je lui parle des solitudes dont je viens, de la Banquise qui me gèle les couilles, ça c’est vrai. Tous les jours plus profond.
Je me serre depuis tout petit pour qu’on me retienne aussi de temps en temps, je ne peux pas toujours faire le boulot tout seul.
Je soupçonne en effet ma mère d’avoir ordonné sur mon berceau une malédiction obscure et médiévale : dès lors que moi, sa mère, je suis incapable d’aimer ce truc, qu’aucune autre femme n’y parvienne, ainsi soit-il.
Laure.
Devrait-elle comme toi simplement s’accrocher sans bien savoir à quoi ?
Bien sûr que tu le sais, et tu pourrais lui dire. Tu t’accroches à ce qui te gouverne, qui te rassure et t’éteint. La famille. Si tu lâches, des gens meurent. Tu t’accroches aux meubles et aux répétitions des rites, tu t’accroches à des mots. Chance, maison, vacances. Et plus tu en doutes, plus tu t’accroches, épuisée, adhésive et souriante.
Elle répondrait, chez les marins, on appelle ça les moules.
S’il l’appelle la Banquise, c’est sûrement pour la chute de température interne qu’elle provoque chez lui, comme à la recherche du sommeil, de l’extinction.
Tu commences à le connaître. Tu sens dans chacun de ses mots d’hier dont il arrive. Le gel sur la banquise, le gel tout autour d’une enfance isolée dans les églises, les maisons de maître et les bras des filles au pair, mère à la messe, père au pouvoir, quelque part à l’usine. Enfant bercé par des femmes payées pour, adultes caressés par des femmes payées pour, il a pris l’habitude de raquer pour l’amour menteur et que ça s’arrête. Sauf une fois. Ce chien de race trouvé gare de l’Est qui l’a suivi.
Tu ne crois pas un mot de ce que tu racontes. Tu aimes les gens blessés. Tu attends que le sang remonte au cœur, que la peau se réchauffe, que les mains passent du mauve au rouge, c’est tout.
Tu es de tous les temps.
À ton imagination et à ton désir, préexiste pour toujours une force épouvantable qui les abolit à terme et presque sans combat : le complexe de classe. Cette religion que la mère de ta mère appelait tout simplement la honte […] Le pire c’est d’avoir le droit, tous les droits, et demeurer incapable de s’en saisir. C’est ça, mamie, la honte, en vérité.
Amour, Mariage, Passion.
Pourtant vos mains quand vous marchiez ne s’assemblaient pas exactement, vos corps non plus. Ta tête ne trouvait par sur son épaule, un creux formé pour toi depuis toujours. Mais tu pensais qu’après tout, ces accords prennent du temps. Et tu n’y penses plus.
Désormais Anton te dérange et cela ne changera plus.
Les femmes amoureuses ne tiennent pas tête, Papa, c’est une fenêtre unique pour être un homme, c’est la seule la plupart du temps. Elles ne tiennent pas la route non plus. On a tendance à taper fort dessus en se disant si elle m’aime, elle encaissera. C’est le contraire. Ce sont uniquement les saletés qui s’accrochent parce que ça ne leur fait rien. Les amoureuses souffrent tellement qu’elles craquent vite, du coup souvent t’épouses les autres, les saletés.
Le style.
Va-t-on recevoir de ces jolies surdiplômées qui adorent la thune mais ont déjà une stratégie patrimoniale à base de fusion-acquisition maritale solide à l’ouest de Paris et ne comptent pas sur moi pour les fabriquer ?
Il insiste. Le mec a fait douze ans d’études pour prescrire du Xanax à des Maincoon stérilisés et il va nous apprendre ce qui est normal.
Au commencement, il y avait la souffrance, et nous est venue la chair pour ne pas passer à côté. Juste après, est arrivé le pognon. Puis sont venus les ongles et les dents, pour le prendre. Et après est venu l’anglais et ça s’est arrêté.
Qu’est-ce que tu fous encore avec ta crème, tes sérums et tes minijupes à défendre ta jeunesse comme la Palestine, centimètre par centimètre, tu vois bien que c’est foutu.
Épilogue.
Je ne peux pas rater d’autres vies que la mienne.
Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Fayard, 360 pages.
Idées de lecture…