« Cette chanson […] parlait d’autre chose, d’une épopée moyenne, la leur. » Connemara, chanson populaire aussi bien braillée par des étudiants éméchés d’écoles de commerce cotées, recrachant sur le marché leur lot de diplômés stéréotypés, ayant assimilés servilement les notions d’efficacité, productivité et rentabilité, futurs citrons pressés au sein de gros cabinets où règne la vacuité, que dans des patelins paumés, devient un grand roman de société sous la plume réaliste du romancier goncourisé. Le grand chelem, le jeu de l’ascenseur social, Hélène, transfuge de classe, bientôt la quarantaine, l’a réalisé : un mari, deux filles, une maison d’archi à Nancy, et la perspective d’un poste d’associée. Reste ce malaise lancinant, au goût d’inachevé. Le temps du bilan arrivé, Hélène reste à quai, esseulée, taraudée par des interrogations en suspens : que s’est-il passé ? Où ont filé toutes ces années ? Quel virage a-t-elle loupé ? En contrepoint de ce sentiment d’échec latent, l’amour avec une ancienne star du lycée recroisée, espoir du club de hockey, agit comme un sablier à remonter le temps. Avec une maîtrise éblouissante, Nicolas Mathieu ajuste sa focale sur des vies ordinaires de la France périphérique, et en tire un roman-monde, une épopée politique et sociologique, traitant du passage du temps. Des déterminismes sociaux et des mimétismes familiaux qu’on ne déjoue jamais vraiment. Les sentiments éprouvés sont ambivalents, à l’image des gens : tendresse filiale et honte sociale, gloires éphémères, adultères, mariages à bout de souffle, familles recomposées, garde alternée, amours adolescentes et grands serments d’amitié… Et cette chanson, aux vibrations agissant comme une lame de fond. Le passé surgissant, fendant les couches du temps, exhumant des émotions oubliées, des ambitions avortées et des ardeurs inentamées. Manière de nous rappeler que rien ne sert de fuir, le bonheur se vit au présent. Un grand merde aux cases à cocher et au bonheur exposé, soumis au jugement des gens. Connemara c’est, quelque part, l’histoire d’une femme qui fait la paix avec toutes celles qu’elle a été.
Mon évaluation : 4,5/5
Date de parution : 2022. Grand Format aux Éditions Actes Sud, 400 pages.
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