Toutes les Publications De Books'nJoy

Mary Toft ou La reine des lapins : une fable déjantée qui interroge notre crédulité

« L’histoire est un acte d’imagination collective et continue, et la perception de la réalité une tractation permanente, éternelle, avec les autres, avec soi-même si l’on est seul. » La perception objective des faits n’existe pas. En passant par le tamis de celui qui les lit, ces derniers sont nécessairement altérés. Dès lors, comment expliquer un épisode d’illusion collective ? Que quatre médecins puissent se laisser abuser par un leurre grossier ? Si la confusion n’est pas liée à la nature de l’objet, elle l’est certainement eu égard aux motivations : les lauriers tressés sur la tête des témoins d’un miracle défiant les lois de l’humanité. En 1726, à Godalming, John Howard et son jeune assistant Zachary Walsh assistent médusés à un événement pour le moins surprenant. Coup sur coup, Mary Toft, une paysanne anglaise, accouche de lapins disloqués. Une des explications, résiderait-elle dans le passage dans le village du Surrey de l’Exposition des Curiosités médicales de Nicholas Fox ? Exhibition cathartique visant à mortifier l’âme des spectateurs, témoins des caprices divins. Alerté, le roi George envoie ses émissaires au chevet de « la reine des lapins » pour tenter de percer le mystère entourant le fait divers. Manipulation de l’opinion publique ou intervention divine ? Les praticiens réputés optent pour la seconde option. Mettant en péril leur réputation. Bientôt, la rumeur court, la foule stationne au pied des appartements londoniens, où Mary Toft est enfermée. Quelle jouissance pour les hommes riches de la finance blasés de tout cet argent dont ils ignorent le montant, prêts à payer cher pour assouvir leurs désirs lubriques et dépravés ! Le genre humain possède encore des secrets inexplorés, susceptibles de les étonner. En s’inspirant d’une histoire vraie, Dexter Palmer compose une fable déjantée traversée par des réflexions philosophiques, interrogeant : la crédulité des foules, notre capacité à nous laisser mystifier, pour oublier temporairement – en étant partagées les croyances gagnent en légitimité faute de gagner en véracité – les soucis du présent. Le style suranné dissimule un texte drôle d’une grande actualité.


Laissons au malade son esprit, laissons au roi ses croyances et à Dieu, les pensées de Dieu.

C’est en 1996, comme l’explique l’auteur à la fin du roman, que celui-ci prit connaissance de la folle affaire de Mary Toft, dans un cours donné à l’université de Princeton intitulé « La représentation de l’improbable ». Obnubilé par cette histoire, il lui consacre ce roman drôle et dérangeant. Il est tentant d’élucider les motivations qui ont conduit quatre éminents médecins à crier au miracle. Rien ne permet d’expliquer la facilité avec laquelle ils ont écarté toutes tentatives d’explication rationnelle, hormis l’envie d’y croire. Le plaisir de s’enorgueillir d’être le témoin privilégié d’un événement surnaturel. Et c’est précisément ce qu’il s’est passé à l’hiver 1726 dans un petit village anglais. John Howard et Zachary Walsh, le fils de son ami pasteur, se rendent à une manifestation où tout un catalogue de bizarreries humaines sont étalées sous les yeux des spectateurs : femme à deux têtes, mi-homme mi-ours… Les esprits échauffés par le spectacle, dès lors, deviennent perméables. D’ailleurs, nombreux sont ceux à croire encore aux pouvoirs guérisseurs du monarque, qui, en touchant les malades serait apte à les soulager – l’arrivée sur le trône du roi George mis fin à une pratique vieille de plusieurs siècles. D’autres affirment qu’une femme enceinte confrontée à la vision d’une difformité pourrait la communiquer à son bébé. Ainsi, le matin où Joshua frappe au cabinet du médecin de campagne, lui enjoignant d’assister sa femme qui, défiant les lois de la maternité serait enceinte, pire s’apprêterait à enfanter moins de mois qu’il n’en faut après une fausse-couche, John Howard le suit tout en exprimant sa perplexité. Le cœur au bord des lèvres, le médecin et son assistant, doivent se rendre à l’évidence, des lapins en morceaux : pattes sectionnées, fourrure sortent bien du vagin de la femme alitée. Ces accouchements vont se répéter avec régularité : tous les deux, trois jours, le matin. Dépassé, John Howard s’adresse à d’éminents spécialistes londoniens : Sir Richard Manningham, Cyriacus Ahlers et Nathanael St. André se précipitent au chevet de celle que la presse s’apprête à baptiser « La reine des lapins ». Tous plus pédants les uns que les autres, vont briller par leur incompétence à la soigner. Proposant en tout et pour tout de la saigner ! Réjouissant, le conte tient plus du pastiche que du roman historique et use des ressorts comiques du burlesque, sans jamais tomber dans le grotesque. Même si l’écriture désuète et le style fleuri semblent dépassés. Malgré ce bémol, l’auteur américain soulève des questions de fond : l’appropriation du corps de la femme, son éviction pour et simple des tractations en cours sur son cas, le poids des superstitions – le phénomène serait corréler à « une activité anormale de sa faculté imaginative », la manipulation des masses, le besoin de croire en un idéal, la légitimité des « experts » à poser un diagnostic… Autant de thèmes contemporains qui, sous le couvert de la fable, nous interpellent avec subtilité.

Il n’est pas de réconfort plus rare et plus précieux que celui-ci : quand un homme, seul possesseur d’une vérité et se sentant incompris du monde, fixe dans les yeux un autre homme et découvre enfin que ses croyances sont partagées, qu’il n’est plus seul.


Mon évaluation 3/5

Date de parution : 2022. Grand format aux Éditions de la Table Ronde, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Sylvie Homassel, 448 pages.

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Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu : que reste-t-il de nos plus belles années ? {Prix Goncourt 2018}

« Cette vie qui se tricotait presque malgré eux, jour après jour, dans ce trou perdu qu’ils avaient tous voulu quitter, une existence semblable à celle de leurs pères, une malédiction lente. » Dans une vallée paumée, au cœur d’une région sinistrée de l’Est de la France, Anthony, Hacine et Steph se délestent des derniers oripeaux de l’enfance pour entrer de plein pied dans la frénésie de l’adolescence. Les sens en éveil et l’esprit échauffé. L’envie d’en découdre aussi. Loin des ambitions limitées et des vies étriquées des parents : prolos, alcolos, shootés au xanax, immigrés faussement intégrés, englués dans un temps figé, ponctué par des plaisirs conjoncturels, masquant un malheur structurel… Entre désir d’émancipation et résignation, Nicolas Mathieu embrasse dans une fresque sociale se déployant sur quatre étés – 1992, 1994, 1996, 1998 – les aspirations de trois adolescents. Âge charnière où tout semble possible et rien n’est encore acté. Où l’ivresse de la liberté s’éprouve dans un premier baiser donné dans une usine désaffectée ou sur le dos d’une moto volée lancée à pleine vitesse sur une départementale. Leurs enfants après eux est une histoire de violence sociale et de désirs refoulés, de premiers émois, de premières fois, de corps maladroits qui se cherchent, de trajectoires fauchées avant d’avoir pu démarrer, de la nostalgie d’une jeunesse perdue, et de choix consentis malgré soi. L’écriture à l’os, hyper réaliste, faussement négligée, mais magnifiquement travaillée, saisit l’énergie vibrante de ces vies de la périphérie qui se déploient sans éclat, dans l’anonymat. Les mécanismes du déterminisme social aussi. Avec une acuité folle, Nicolas Mathieu nous propulse dans les années lycées, celles des fêtes déchaînées, des baisers mouillés et des corps brouillons électrisés, de la vodka bue au goulot et des coups qui partent pour un mot de trop. L’auteur goncourisé est définitivement le romancier des illusions perdues et du passage du temps. De la vie tout simplement, qu’il restitue avec un talent éblouissant. Avec cette question qui sous-tend le roman : que reste-t-il de nos plus belles années ?


Mon évaluation : 4,5/5

Date de parution : 2018. Grand Format aux Éditions Actes Sud, poche dans la collection Babel, 560 pages.

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Connemara, Nicolas Mathieu : une épopée ordinaire spectaculaire

« Cette chanson […] parlait d’autre chose, d’une épopée moyenne, la leur. » Connemara, chanson populaire aussi bien braillée par des étudiants éméchés d’écoles de commerce cotées, recrachant sur le marché leur lot de diplômés stéréotypés, ayant assimilés servilement les notions d’efficacité, productivité et rentabilité, futurs citrons pressés au sein de gros cabinets où règne la vacuité, que dans des patelins paumés, devient un grand roman de société sous la plume réaliste du romancier goncourisé. Le grand chelem, le jeu de l’ascenseur social, Hélène, transfuge de classe, bientôt la quarantaine, l’a réalisé : un mari, deux filles, une maison d’archi à Nancy, et la perspective d’un poste d’associée. Reste ce malaise lancinant, au goût d’inachevé. Le temps du bilan arrivé, Hélène reste à quai, esseulée, taraudée par des interrogations en suspens : que s’est-il passé ? Où ont filé toutes ces années ? Quel virage a-t-elle loupé ? En contrepoint de ce sentiment d’échec latent, l’amour avec une ancienne star du lycée recroisée, espoir du club de hockey, agit comme un sablier à remonter le temps. Avec une maîtrise éblouissante, Nicolas Mathieu ajuste sa focale sur des vies ordinaires de la France périphérique, et en tire un roman-monde, une épopée politique et sociologique, traitant du passage du temps. Des déterminismes sociaux et des mimétismes familiaux qu’on ne déjoue jamais vraiment. Les sentiments éprouvés sont ambivalents, à l’image des gens : tendresse filiale et honte sociale, gloires éphémères, adultères, mariages à bout de souffle, familles recomposées, garde alternée, amours adolescentes et grands serments d’amitié… Et cette chanson, aux vibrations agissant comme une lame de fond. Le passé surgissant, fendant les couches du temps, exhumant des émotions oubliées, des ambitions avortées et des ardeurs inentamées. Manière de nous rappeler que rien ne sert de fuir, le bonheur se vit au présent. Un grand merde aux cases à cocher et au bonheur exposé, soumis au jugement des gens. Connemara c’est, quelque part, l’histoire d’une femme qui fait la paix avec toutes celles qu’elle a été.


Mon évaluation : 4,5/5

Date de parution : 2022. Grand Format aux Éditions Actes Sud, 400 pages.


Idées de lecture…

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American Dirt, Jeanine Cummins : épopée ferroviaire d’enfer du Mexique aux USA

« Elle plonge sa main dans la clôture et agite les doigts de l’autre côté. Ses doigts sont al norte. Elle crache à travers la clôture, juste pour laisser une parcelle d’elle-même dans la terre américaine. American Dirt. » Par une écriture visuelle dotée d’une puissance d’évocation quasi cinématographique, l’autrice américaine Jeanine Cummins empoigne le lecteur et le cloue en lui imprimant sur la rétine une scène inaugurale magistrale : seize corps tombés sous des rafales de balles, gisant dans un bain de sang sur le patio d’une maison familiale. Trônant en haut du palmarès des pays les plus meurtriers de la planète, le Mexique voit ses villes tombées comme des dominos. Si la cité balnéaire d’Acapulco a résisté un temps, le chef de gang instable et lettré Javier Crespo Fuentes en a fait un théâtre macabre permanent. Avant que son portrait ne fasse l’objet dans la presse locale d’un papier signé par l’époux de celle-ci, Javier s’est lié d’amitié avec Lydia, qui tient une librairie. L’amitié platonique fondée sur leurs goûts respectifs évolue en un attachement profond, sans que Lydia n’entrevoie la possibilité, un jour, de se trouver au cœur d’une vendetta. Une inclination que, quelques mois plus tard, elle regrettera, puisque les seize corps laissés sans vie, sont ceux des membres de sa famille. L’article de son mari a eu l’effet d’une déflagration provoquant une escalade de la violence sans précédent. Lydia et son fils de huit ans, Lucas, se lancent dans une course-poursuite effrénée, un voyage ferroviaire sur la bestia, qui doit les conduire de Mexico aux USA. S’ils parviennent à échapper à la migra, aux narcos, aux différents cartels qui quadrillent le pays, aux barrages routiers, aux militaires et policiers corrompus… Tenu par un rythme haletant, American Dirt est un page turner féroce et addictif, relatant le parcours du combattant entrepris par les migrants. Un chemin sinueux emprunté par une femme hantée par la culpabilité et son fils débrouillard et attachant prêts à tous les sacrifices pour recouvrer leur liberté.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 2018. Poche chez 1018, traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Adelstain et Christine Auché, 576 pages.

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La fortune des Rougon (Tome I), Émile Zola : le roman des « origines » d’une fresque sociale et familiale sous le Second Empire {#Classique}

« Il crut entrevoir un instant, comme au milieu d’un éclair, l’avenir des Rougon-Macquart, une meute d’appétits lâchés et assouvis, dans un flamboiement d’or et de sang. » Fresque sociale d’une précision chirurgicale et formidable saga familiale, les Rougon-Macquart est un cycle romanesque écrit par Zola entre 1870 et 1893, embrassant le destin sous le Second Empire d’une famille sur cinq générations. La fortune des Rougon initie la série et pose les bases de ce que les dix-neuf autres volumes développeront. Et c’est ce qui rend ce premier volet si savoureux : assister à la genèse d’une lignée, soupeser le poids du déterminisme génétique (intérieur) – les lois de l’hérédité et du sang comme explication à la transmission des tares entre les générations, et la déliquescence d’une race sur le temps – et social (extérieur) – l’influence du milieu. Adélaïde Fouque, l’aïeule de la famille, qui a hérité de son père un détraquement des nerfs, a un premier fils Pierre Rougon, né de son mariage avec un paysan frustre, puis deux autres enfants illégitimes, avec Macquart, son amant. Un contrebandier et braconnier qu’il est mal vu de fréquenter. Hystérie, lourdeur et tempérament colérique, serviront d’engrais aux héritiers. Telles des mauvaises herbes, les ramifications qui partent de ce tronc pourri se déploieront et s’illustreront dans ce qu’il y a de plus mesquins : ambition, avarice, jalousie, meurtres, combines politiques… Leur médiocrité n’aura d’égale que leur opportunisme dans cette lente élévation sociale à laquelle nous assistons médusés par tant de fausseté. Dénués des qualités innées qui leur permettraient de se distinguer, les Rougon manœuvrent habilement, entrevoyant dans les événements de quoi servir leurs intérêts. Le coup d’État de 1851 les propulsera, leur offrant enfin l’opportunité de briller. Chef de file du naturalisme, Zola fait s’enchâsser une histoire d’amour fauchée dans ses balbutiements avec l’ascension des Rougon, tout en peignant une société dont les traits : versatilité des foules, démagogie, opportunisme politique et médiocrité humaine…sont plus que jamais d’actualité.


Les Rougon et les Macquart : deux branches, une même famille, les mystères des lois de l’hérédité

Inspiré de La Comédie humaine de Balzac, le cycle des Rougon-Macquart a pour ambition de suivre l’évolution d’une famille sur plusieurs générations, observant ainsi comment une tare initiale se transmet entre les différents membres d’une fratrie. La branche des Rougon : « ces paysans épais et arides » est issue du mariage entre Adélaïde Fouque, fille d’une famille aisée de maraîchers du Sud de la France et d’un paysan « mal dégrossi », Marius Rougon. Union qui n’est pas sans étonner les habitants de Plassans, y voyant déjà là l’œuvre insidieuse d’une folie latente qui finira par emporter la vieille femme placée en asile à la fin de sa vie. Pierre Rougon est leur unique enfant, né un an après les noces, alors que son père meurt prématurément d’un coup de soleil dans les champs. Après avoir longuement étudié en amont de la rédaction de la série les travaux scientifiques sur l’hérédité du Dr Lucas, Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle, Zola fait de Pierre une illustration de la « combinaison ». Un mélange parfaitement équilibré entre les tempéraments de ses deux parents.

En face des deux bâtards, Pierre semblait un étranger, il différait d’eux profondément, pour quiconque ne pénétrait pas les racines même de son être. Jamais enfant ne fut à pareil point la moyenne équilibrée des deux créatures qui l’avaient engendré. Il était un juste milieu entre le paysan Rougon et la fille nerveuse Adélaïde. Sa mère avait en lui dégrossi le père. Ce sourd travail des tempéraments qui détermine à la longue l’amélioration ou la déchéance d’une race, paraissait obtenir chez Pierre un premier résultat. Il n’était toujours qu’un paysan, mais un paysan à la peau moins rude, au masque moins épais, à l’intelligence plus large et plus souple. Même son père et sa mère s’étaient chez lui corrigés l’un par l’autre. Si la nature d’Adélaïde, que la rébellion des nerfs affinait d’une façon exquise, avait combattu et amoindri les lourdeurs sanguines de Rougon, la masse pesante de celui-ci s’était opposée à ce que l’enfant reçût le contrecoup des détraquements de la jeune femme.

À ce fils légitime, porteur de la lourdeur du père, atténuant les détraquements des nerfs de sa mère, s’ajoutent deux autres enfants : Antoine et Ursule Macquart, fruits des amours illégitimes d’Adélaïde avec le contrebandier et braconnier Macquart, homme méprisé par la société et qu’il est mal vu de fréquenter. Cette liaison achevant de convaincre Plassans du dérangement psychologique d’une femme guidée par ses instincts. Toujours suivant la classification établie par le Dr Lucas : « Antoine et Ursule répondent aux deux types de « mélange » examinées par le médecin, la « fusion » et la « soudure ».

À seize ans, Antoine était un grand galopin, dans lequel les défauts de Macquart et d’Adélaïde se montraient déjà comme fondus. Macquart dominait cependant, avec son amour du vagabondage, sa tendance à l’ivrognerie, ses emportements de brute. Mais sous l’influence nerveuse d’Adélaïde, ces vices qui, chez le père, avaient une sorte de franchise sanguine, prenaient chez le fils, une sournoiserie pleine d’hypocrisie et de lâcheté. Antoine appartenait à sa mère par un manque absolu de volonté digne, par un égoïsme de femme voluptueuse qui lui faisait accepter n’importe quel lit d’infamie, pourvu qu’il s’y vautrât à l’aise et qu’il y dormît chaudement.

Chez Ursule, au contraire, la ressemblance physique et morale de la jeune femme l’emportait ; c’était toujours un mélange intime ; seulement la pauvre petite, née la seconde à l’heure où les tendresses d’Adélaïde dominaient l’amour déjà plus calme de Macquart, semblait avoir reçu avec son sexe l’empreinte plus profonde du tempérament de sa mère. D’ailleurs, il n’y avait plus ici une fusion des deux natures, mais plutôt une juxtaposition, une soudure singulièrement étroite. Ursule, fantasque, montrait par moments des sauvageries, des tristesses, des emportements d paria ; puis, le plus souvent, elle riait par éclats nerveux, elle rêvait avec mollesse, en femme folle du cœur et de la tête. Ses yeux, où passaient les regards effarés d’Adélaïde, étaient d’une limpidité de cristal, comme ceux des jeunes chats qui doivent mourir d’étisie.

La race des Rougon devait s’épurer par les femmes. Adélaïde avait fait de Pierre un esprit moyen, apte aux ambitions basses ; Félicité venait de donner à ses fils des intelligences plus hautes, capables de grands vices et de grandes vertus.

Seul Pascal, le fils cadet de Félicité et Pierre Rougon, semble avoir échappé à la folie qui guette les membres de sa famille. Alors que le cycle des Rougon-Macquart se clôt avec lui (Le Docteur Pascal), celui-ci se distingue par son humanisme et un œil scientifique averti, une démarche naturaliste, suggérant que l’auteur se soit identifié et projeté dans ce personnage, plus que dans aucun autre.

L’autre fils Rougon, Pascal, celui qui était né entre Eugène et Aristide, ne paraissait pas appartenir à la famille. C’était un de ces cas fréquents qui font mentir les lois de l’hérédité. La nature donne souvent ainsi naissance, au milieu d’une race, à un être dont elle puise tous les éléments dans ses forces créatrices. Rien au moral, ni au physique ne rappelait les Rougon chez Pascal. […] Depuis deux ou trois ans, il s’occupait du grand problème de l’hérédité, comparant les races animales à la race humaine, il s’absorbait dans les curieux résultats qu’il obtenait. Les observations qu’il avait faites sur lui et sur sa famille avaient été comme le point de départ de ses études.


Ambition et opportunisme : la clé pour transcender sa médiocrité & s’élever socialement en tirant profit des événements

Ils vivaient dans une pensée unique : faire fortune, tout de suite, en quelques heures ; être riches, jouir, ne fût-ce que pendant une année. Tout leur être tendait à cela, brutalement, sans relâche.

Les trente années précédant le coup d’État, est une période de vache maigre pour les Rougon, qui rongent leur frein les yeux brillant de convoitise, les appétits aiguisés, d’autant plus voraces, que quand la chance semble tourner en leur faveur, ce n’est que pour mieux, dans un mouvement de ressac, les enterrer définitivement. Pierre et Félicité, habités par des ambitions dépassant leur condition, mangent leur pain noir, vivent une vie étriquée de petits boutiquiers de province, peinant à joindre les deux bouts et misant tout sur leurs enfants pour les sortir de la pauvreté dont ils n’ont jamais réussi à s’extirper. Même après avoir trimé des années, leurs maigres économies ne leur permettent pas de loger dans la ville neuve, uniquement de s’installer dans un meublé vieillot et défraichi. Rongés par la jalousie, le couple contruit des châteaux en Espagne, attendant désespérément leur heure. Les événements qui éclipseront aux yeux des habitants de Plassans les origines scabreuses d’une lignée au sang vicié. 

La révolution de 1848 trouva donc tous les Rougon sur le qui-vive, exaspérés par leur mauvaise chance et disposés à violer la fortune, s’ils la rencontraient jamais au détour d’un sentier. C’était une famille de bandits à l’affût, prêts à détrousser les événements. Eugène surveillait Paris ; Aristide rêvait d’égorger Plassans ; le père et la mère, les plus âpres peut-être, comptaient travailler pour leur compte et profiter en outre de la besogne de leurs fils ; Pascal seul, cet amant discret de la science, menait la belle vie indifférente d’un amoureux, dans sa petite maison claire de la ville neuve.

Ces événements fondèrent la fortune des Rougon. Mêlés aux diverses phases de cette crise, ils grandirent sur les ruines de la liberté. Ce fut la république que volèrent ces bandits à l’affût ; après qu’on l’eut égorgée, ils aidèrent à la détrousser.

Le salon jaune des Rougon, sert de lieu de ralliement aux petits bourgeois de Plassans, dont les opinions politiques épousent les circonstances. La république vacille : À bas la République ! Le 2 décembre 1851, Napoléon – Président depuis le 10 décembre 1848 de la IIe République – dissout l’Assemblée et viole la Constitution : Ovation ! Conspirations, manipulations, distorsions de la réalité…les Rougon travaillent d’arrache-pied à leur réhabilitation. La construction d’une légende familiale requière des sacrifices, auxquels ils sont tout prêts à consentir. Ayant conscience qu’il s’agit de leur dernière carte à jouer.

Silvère et Miette : une histoire d’amour adolescente fauchée & une jeunesse sacrifiée

Petit-fils d’Adélaïde et fils d’Ursule et du chapelier Mouret, Silvère est adolescent au moment des événements. Républicain convaincu, il rejoint les insurgés, avec à ses côtés brandissant le drapeau tricolore, Miette. La fille d’un bagnard qu’il entend épouser. En miroir des arrangements des Rougon et des Macquart, Zola développe une intrigue amoureuse. Un amour d’enfant, qui mue peu à peu. La candeur cédant à une certaine pudeur. Zola décrit merveilleusement les premiers émois, le lent apprivoisement, les jeux d’enfant. Conscients de l’impossibilité de se fréquenter ouvertement, Silvère et Miette inventent des subterfuges : comme se parler par puits interposés. Leur amour, à l’image de leur tempérament, est pur. Ils incarnent un idéal sacrifié sur l’autel de la gloire et de l’argent. Les sentiments nobles se heurtant aux intérêts de leurs parents.


Mon évaluation : 4/5


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Persuasion, Jane Austen : amour entravé & constance des sentiments {#Classique}

« Assurément, si le lien qui nous unit est toujours aussi fort, nos cœurs avant longtemps finiront par se comprendre. » Publié à titre posthume en 1817, Persuasion est le dernier roman achevé de Jane Austen. Le destin de son héroïne, les fiançailles rompues et l’histoire d’amour entravée, trouvent écho dans la vie intime de la romancière anglaise, faisant de ce roman, si ce n’est son plus connu, certainement son plus personnel. Angleterre, 1806. Dans le comté de Somerset, alors que Sir Walter trompe l’ennui en feuilletant La liste des Baronnets, confortablement installé dans son château de Kellynch, sa fille cadette Anne se lie avec un jeune officier de marine. La froideur de son père, mais surtout les réticences de la tendre amie de la famille Lady Russell, craignant une mésalliance, persuadent la jeune femme de rompre son engagement. Cette versatilité trahit pour Frederick Wentworth – jeune homme vif et séduisant – une fragilité de caractère et une inconstance des sentiments. Piqué dans sa fierté, il ne pardonne pas à Anne d’avoir privilégié la sécurité à l’assurance d’un amour passionné. Le jugement hâtif qui l’a condamné habite les pensées de la jeune femme pendant sept longues années, pendant lesquelles elle échoue à contracter d’autres engagements et à étouffer le souvenir si doux d’un premier amour contrarié. Alors qu’elle s’est faite à l’idée d’une vie effacée, nostalgique et mélancolique, que son père et sa sœur, dont le snobisme n’a d’égal que la superficialité, goûtent à de petits plaisirs mesquins en société, le hasard les fait se retrouver. Le passé s’impose aux deux amants, laissant espérer, peut-être, qu’en faisant preuve de davantage de fermeté, ils sauront saisir cette nouvelle chance qui leur est donnée de s’aimer. La douceur de l’héroïne, sa pureté, et cette manière sincère d’aimer dépourvue de tout artifice, telle que l’ironie piquante, trait caractéristique des héroïnes de Jane Austen, qu’elles usent comme d’une protection face au danger de l’expression de sentiments profonds et vrais, font de Persuasion un classique anglais d’une délicatesse enveloppante et d’une finesse éblouissante.


Persuasion : le dernier roman de Jane Austen, mais aussi son plus personnel ?

Jane Austen (1775-1817) mourut à l’âge de 41 ans après avoir achevé Persuasion, et légué à la postérité une œuvre où se mêlent subtilement ironie mordante, traits d’esprit et éclosion du sentiment amoureux. Elle y exécute également le portrait d’une société peu émancipée, où le mariage semble être pour les femmes l’unique cause de soucis et débouché. Et pourtant, celle qui est considérée aujourd’hui comme la grande romancière du mariage…ne s’est jamais mariée ! Fiancée, elle le fut, une fois, mais rompit son engagement le lendemain matin. Dès lors, l’intrigue de Persuasion ne peut manquer d’être rapprochée de la vie intime de l’autrice. Anne Elliott n’a-t-elle pas quelque chose de Jane Austen ? Cette histoire de fiançailles rompues ne fait-elle pas écho à la sienne ?

Condition féminine & Rapports hommes-femmes.

– Nous vivons au foyer, paisiblement, une vie confinée, et nos sentiments au-dedans nous consument. Vous, vous êtes contraints à l’action. Vous avez une profession, un objet, des affaires, d’une sorte ou d’une autre, qui aussitôt vous font retourner dans le monde. Ces occupations, ces changements qui n’en finissent pas rendent les impressions moins durables.

– Je ne crois pas de ma vie avoir ouvert un livre qui n’avait rien à dire sur le sujet de l’inconstance des femmes. Chansons, proverbes parlent tous de leur humeur volage. Mais peut-être m’opposerez-vous qu’ils ont tous été écrits par des hommes.

– Peut-être en effet. Oui, s’il vous plaît, ne vous appuyez pas sur des exemples pris dans les livres. Les hommes ont pleinement utilisé l’avantage qu’ils avaient sur nous de raconter l’histoire à leur façon. Ils ont bénéficié d’une instruction mille fois supérieure. Ils ont tenu la plume. Je n’accorderai pas aux livres de prouver quoi que ce soit.

Le triomphe de l’amour ! La recette : constance des sentiments & fermeté de caractère.

Si plus jeune, Anne Elliott a pu se laisser influencer, jamais elle n’a douté de la véracité de ses sentiments. Ni d’ailleurs du bien-fondé des conseils prodigués. Le goût des retrouvailles n’a que plus de saveur, qu’un laps de temps conséquent s’est écoulé, permettant aux amants de grandir, de mûrir. D’apprécier des qualités qu’ils n’ont pas su retrouver dans les relations qu’ils ont pu nouer. La séparation, certes douloureuse, apparaît comme une bénédiction, la preuve d’une constance des sentiments et d’une inclination durable.


Mon évaluation : 4,5/5

Date de parution : 1817. Poche chez Folio dans la collection Folio Classique, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Marie-Claire Pasquier, 368 pages.


Idées de lecture…

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Miss Mackenzie, Anthony Trollope : chasse à l’héritière dans l’Angleterre victorienne {#Classique}

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« Elle se méprisait. Pourquoi, elle ne le savait pas, et elle n’avait probablement pas conscience de le faire. Mais, en vérité, elle se méprisait et s’estimait trop médiocre pour être aimée. » Après des années à vivre au chevet de son frère malade, Margaret Mackenzie – considérée comme une vieille fille à trente-cinq ans… – voit son avenir s’éclairer lorsqu’elle reçoit un bel héritage d’un cousin éloigné. Fuyant les mondanités, tout en aspirant à sa part de bonheur, elle troque sa vie londonienne austère pour la société d’une petite ville de province. Naïve et docile, Margaret est la proie rêvée pour les chasseurs d’héritières inexpérimentées. Tiraillée entre son désir de vivre librement et un sentiment d’imposture persistant, doublé d’une culpabilité que ses proches, lésés par le testament, se plaisent à alimenter, notre héroïne doute de la légitimité de ses aspirations. D’autant que la valse des soupirants : quatre en un an, laisse peu de doutes sur les motifs de tels revirements de sentiments. Cristallisant toutes les convoitises, Margaret devra garder la tête froide et apprendra, bien qu’à ses dépens, que c’est bien souvent dans l’adversité, que les sentiments authentiques affleurent, révélant ainsi le vrai visage des gens. Distillant jugements moraux et remarques piquantes, Anthony Trollope adopte dans cette satire sociale la posture du chroniqueur omniscient, participant au charme caustique d’un humour typiquement british. Outre le tableau sociologique parfaitement exécuté de la haute bourgeoisie anglaise à l’époque victorienne, Miss Mackenzie est le récit magnifique d’une émancipation féminine. Le portrait éminemment romanesque d’une héroïne romantique, qui gagnera en assurance à mesure que les épreuves feront vaciller sa croyance en un amour pur et désintéressé. Malgré certaines remarques misogynes – qui m’ont fait grincer des dents, la modernité de ce classique anglais tient au sentiment féminin ambivalent, toujours présent, d’insécurité permanent. Anthony Trollope saisit avec justesse toute la difficulté pour une femme de composer avec une vulnérabilité – innée – et la volonté de s’affirmer dans une société codifiée.


L’amour : une affaire de communication

– Oui, et c’est un homme et, comme la plupart des hommes, tout à fait muet lorsqu’il s’agit de trouver les mots justes pour dire ce qu’il a sur le cœur. Pour lui, la seule solution est d’attendre sans un mot jusqu’au moment où il pourra vous dire : « Il est temps d’aller nous marier », comme il pourrait vous dire qu’il est temps d’aller dîner.

Que ce soit dans Au bonheur des Dames, dans Jane Eyre de Charlotte Brontë, les romans de Jane Austen, ou dans Miss Mackenzie, le sel des grandes histoires d’amour repose sur l’incompréhension mutuelle et le manque de communication entre les deux sexes. Denise Baudu aime Octave Mouret. La résistance qu’elle lui oppose n’est pas corrélée à des sentiments inexistants, bien au contraire, c’est la crainte de n’être qu’une conquête parmi tant d’autres qui la retient. Ce que l’homme d’affaires parisien éconduit interprète comme un refus, puisque perçu à travers le prisme des sentiments d’un homme amoureux, n’est autre que l’exigence d’une assurance, d’une garantie de la constance des sentiments. La légèreté pour une femme au 19e siècle étant chèrement payée. Margaret Mackenzie, qui voit sa situation financière évoluer au fil du roman, constate – non sans déception, ce qui participe à son émancipation – l’évolution des intentions à son égard : l’indifférence se meut en empressement, voire en acharnement. Ce n’est qu’au moment où chacun est acculé, que les masques tombent et les engagements peuvent être formulés. Pour cela, il faut attendre la toute fin du roman.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 1865. Grand format aux Éditions Autrement, traduit de l’anglais (Angleterre) par Laurent Bury, 528 pages.


Idées de lecture…

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Cosy Mystery & Agatha Christie : {Merry Christmas !}

Savourer les enquêtes d’Hercule Poirot et de Miss Marple réunies dans ce beau recueil de nouvelles – publié aux Éditions du Masque – le jour de Noël, me procure un bonheur ineffable. 🥰  Les petites maniaqueries de l’inspecteur belge, sa vantardise à peine dissimulée, son acolyte le capitaine Hastings, des meurtres non élucidés, des conversations entre amis au coin du feu dans des bâtisses néogothiques hantées… Le tout saupoudré de ce charme désuet si particulier, dont chaque intrigue est enrobée. Comme l’impression de faire un voyage dans le passé, quand gamine je dévorais un Agatha Christie en une journée 💫

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Madame Hayat, Ahmet Altan : l’amour au temps de la dictature (Prix Femina étranger 2021)

« Le poison était dans le miel. C’était le cliché. Tout le reste n’était que hasard. » Si le poison est la corruption, le miel la volupté et l’amour un cliché, reste au hasard le soin d’orienter nos destinées. La faillite du père de Fazil, son décès brutal, le déclassement social qui en a découlé, et la rencontre avec la sensuelle Madame Hayat, au corps voluptueux et au regard malicieux dont l’étudiant en littérature désargenté tombe fou amoureux, est de ces hasards délicieux. En partant du postulat énoncé par Cioran, Ahmet Altan propose une superbe variation du duo clichés/hasard autour duquel s’articule nos vies. Écrit depuis les geôles de Turquie, où l’intellectuel purgeait une condamnation à perpétuité, Madame Hayat, est un portait de femme éblouissant. Un chant de résistance dans le noir. Des ténèbres, où il est enfermé, ou du plateau télé sous terrain, où Fazil est embauché comme figurant, l’auteur et son double luttent pour préserver leur intimité de la peur qui tente de s’y immiscer. En faisant s’enchâsser deux histoires d’amour complémentaires, Ahmet Altan tisse un sublime roman d’amour et un texte politique engagé. En initiant le jeune Fazil au plaisir des sens, l’envoûtante Madame Hayat, dont le nom signifie « vie » en turc, lui enseignera que le meilleur moyen de résister dans une société où les libertés se réduisent comme peau de chagrin est encore d’aimer. De jouir de ce dernier espace de liberté. Que ce sentiment, à lui seul, permet d’étirer le temps, de le dilater et que le moment présent, léger et insouciant, pris en étau entre un passé évanescent et un futur absent, doit se savourer. Dans une ville, où les ombres de la dictature exécutent un ballet maintes fois répété, les yeux ouverts et le cœur lourd, Fazil se défait des derniers oripeaux d’une enfance privilégiée et découvre l’envers de la société turque. Des rues peuplées d’êtres esseulés. Vertigineux et bouleversant Madame Hayat, récompensé par le prix Femina étranger, est le grand roman d’un homme libre et révolté, capable dans les replis les plus sombres de l’humanité de déceler des raisons d’espérer. Un beau pied de nez du romancier à ceux qui ont tenté de le briser.


Mon évaluation : 4,5/5

PRIX FEMINA ÉTRANGER 2021

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Actes Sud, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, 272x pages.


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Salina. Les trois exils, Laurent Gaudé : la vengeance d’une femme

« Une guerre ne s’achève vraiment que lorsque le vainqueur accepte de perdre à son tour. » Salina, la femme aux trois exils, déposée nourrisson par un cavalier aux portes du village du clan Djimba, mariée de force au fils aîné, bien qu’éprise du cadet, violentée et étouffée pendant treize longues années, est une femme de feu, une héroïne de tragédie antique. Étrangère partout où elle va, Salina mettra une vie entière à comprendre que la vengeance ne libère pas. Que la destruction n’offre pas réparation. Dépositaire du destin épique de sa mère, Malaka nous raconte les épreuves qu’elle a traversées. Navigant sur une barque, il est chargé d’accompagner la dépouille de sa mère au seuil de l’île cimetière. Et le temps de la traversée, nous confie le récit d’une vie sacrifiée. À l’issue de ce long monologue au charme incantatoire, si son auditoire, qui ne cesse d’enfler, est envoûté, les portes du cimetière s’ouvriront et l’âme déchirée de Salina pourra, enfin, reposer en paix. Féru de mythologie africaine, Laurent Gaudé est un conteur né. De cette écriture imagée, incarnée, lyrique et expressive, qui charrie un flot d’émotions, il explore les deux faces de l’âme humaine : petitesse et grandeur. Notamment la lâcheté des hommes du clan Djimba qui, animés d’un désir de possession, campent sur leurs positions. Forts des privilèges dont ils bénéficient, ils prennent pour acquis un bonheur, qui requière de sacrifier la vie d’autrui. Année après année, telle une créature mythique, la colère de Salina enfle, jusqu’à déclencher l’accouchement dans le désert d’un fils colère. Prise dans une spirale vengeresse, elle guide ce bras armé contre ceux qui l’ont spoliée, laissant sur son passage une terre brûlée. Sa soif étanchée, la victoire a un goût amer, d’inachevé. La consolation tant désirée continue à lui résister. Des ténèbres qui ont aspiré l’âme meurtrie de Salina, Laurent Gaudé fait émerger la beauté, la possibilité par la maternité d’entamer un cycle nouveau et inespéré. « Tout s’achève et tout commence en même temps. »


Mon évaluation : 4,5/5

Date de parution : 2018. Grand Format aux Éditions Actes Sud, poche dans la collection Babel, 160 pages.

 

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