Effrayées par la foule, les déesses sylvestres s’enfuiraient et, avec l’arrivée des hommes, l’enchantement de la forêt disparaîtrait, toute beauté perdue.
Loin de l’effervescence de Calcutta, immergé dans la solitude boisée de la jungle de Labatuliya au pied de la montagne de Mahalikharup, un jeune bengali fait l’expérience d’un retour à l’état de nature. Fraîchement diplômé, mais faute de débouchées, Satyacharan est embauché par une famille aisée en tant que régisseur forestier. Envoyé aux confins du Bihar dans le Nord Est de l’Inde, il est chargé de distribuer des terres à des métayers en vue de les cultiver. Alors que les années passent, que le charme enchanteur de cette immensité végétale immaculée l’envoûte – lui procurant un sentiment grisant d’indépendance et de liberté – et que son œil gagne en acuité au contact des habitants originaux et attachants de la forêt, le citadin frileux se dépouille des oripeaux de la civilisation et se plaît à évoluer en marge de la société. La vie au sein de cette végétation luxuriante l’amenant à questionner la notion de progrès, consistant à défricher la forêt à des fins de rentabilité. Considéré comme le premier grand roman écologique, De la forêt est un manifeste de paix. La solidarité, préservée par la précarité rurale, s’étiole dans les villes indiennes surpeuplées – jetant sur la pauvreté une lumière criarde, ou dans les bidonvilles que sont condamnées à devenir les terres défrichées que le jeune homme contribue à distribuer. Sa mission le plaçant dans la position insoutenable d’artisan de la destruction d’un écosystème préservé. Cette prise de conscience se fera, pas à pas, au contact de l’usurier millionnaire Dhaotal Sahu, du descendant d’une ancienne lignée royale, de Raju Panré, un poète philosophe passant ses journées à célébrer le culte des divinités ou encore d’un jardinier « adorateur de la beauté », consacrant sa vie à planter de nouvelles boutures sur les collines vallonnées. Bibhouti Bhoushan Banerji – ayant lui-même fui Calcutta après le décès de son épouse – signe un récit autobiographique savoureux, conçu comme un voyage initiatique et la chronique poétique d’un éveil écologique.
Journal de bord écologique & récit initiatique
J’avais du mal à me faire à cet endroit. J’arrivais tout juste du Bengale, j’avais toujours vécu à Calcutta, et cette solitude boisée pesait comme une pierre sur ma poitrine.
Rédigé à la manière d’un journal de bord découpé en courts chapitres, De la forêt est avant tout un récit autobiographique. L’histoire personnelle de Bibhouti Bhoushan Banerji l’a conduit a tout quitter pour expérimenter cet état en retrait du monde, où le temps est suspendu. À travers les yeux de son héros, l’écrivain bengali – connu pour son chef-d’œuvre La complainte du sentier adapté au cinéma – parvient à nous immerger dans une nature luxuriante, immuable, à nous communiquer la fascination qu’il a dû éprouver face à celle-ci. À son contact, son cœur s’élargit, son esprit atteint une forme de quiétude, tout son être se coule dans une torpeur douce, loin du tumulte des villes surpeuplées dans lesquelles il a été élevé. Avant d’atteindre cet état de sérénité, Satyacharan fait l’apprentissage de la liberté.
Du vertige de la solitude au grisant sentiment de liberté
Plus les jours passaient, plus je tombais sous le charme et la fascination de la forêt. Je serais incapable de décrire cette solitude, ou la forêt de tamaris sauvages rougie par le soleil couchant. J’avais de plus en plus l’impression que je ne pourrais plus retourner au tumulte de Calcutta en laissant derrière moi cette liberté, cette indépendance, le parfum frais de la terre brûlée de soleil et cette immense forêt qui s’étendait jusqu’à l’horizon.
Jeune citadin, Satyacharan n’a aucune idée des six années qui l’attendent aux confins du Bihar. Le processus qui le conduira à se délester peu à peu de sa peur de la solitude et à apprivoiser les étendues infinies de la forêt prendra du temps. Chaque micro-événement, chaque rencontre avec les habitants peuplant la forêt, contribueront à éduquer son œil. À développer sa sensibilité et à aiguiser ses sens. Les peurs bloquantes éprouvées au début de son voyage reposent essentiellement sur un système fait d’habitudes, non sur la perception rationnelle d’un danger imminent contre lequel il faudrait se protéger. D’où le rôle clé du temps.
Pour être honnête, c’est en venant ici que j’ai appris ce que la vie avait à m’enseigner, appris à réfléchir et à méditer sur les choses. Les idées innombrables qui prennent forme, des souvenirs du passé qui reviennent en mémoire – jamais auparavant je n’avais savouré ainsi les joies de mon propre esprit. Avec le temps, cette joie se transforma en une ivresse qui m’envahit le cœur, malgré les mille et une questions auxquelles je devais faire face.
Quel bien-être de s’en aller contre le courant du temps en traversant les centaines de siècles du passé, tel le flot lent de la Yamuna !
Un peu sous l’influence de Jaypal et un peu sous celle de cette nature parfaitement libre, j’étais peu à peu devenu une personne aussi détachée, indifférente et dépourvue de désir que lui. Mes yeux s’ouvraient sur ce que je n’avais jamais vu, et des idées auxquelles je n’avais jamais pensé bourgeonnaient dans mon esprit. J’en étais arrivé à aimer tellement ces grands espaces et ces forêts profondes qu’un voyage de travail à Purnea ou à Monghyr, même pour une seule journée, m’était devenu insupportable et remplissait mon cœur d’angoisse. Je n’avais plus qu’une idée en tête – retourner à ma jungle, me replonger dans sa solitude, dans son merveilleux clair de lune, son coucher de soleil, ses immenses nuages d’orages printaniers et ses nuit d’été remplies d’étoiles.
Tout en chevauchant au clair de lune, je me disais que c’était là une autre vie qui devait tenter ceux qui n’aiment pas rester enfermés entre quatre murs, que la vie de famille n’attire pas et qui ont des fourmis dans les jambes : en un mot, des gens hors du commun. Au début, quand j’arrivai de Calcutta, la terrible solitude et cette vie sauvage m’étaient intolérables ; par la suite, elles me semblèrent préférables à toute autre. La nature rude et barbare m’a initié au mantra de la liberté et de l’indépendance ; serais-je à nouveau capable de me laisser enfermer, comme un oiseau sur son perchoir, dans la cage de la ville ? Je chevauchais librement, rapide comme le vent, sous le ciel éclairé la lune de la forêt de sal et de flamboyants et les rochers de ce espace désert. Je n’aurais voulu échanger cette joie contre aucune richesse de ce monde.
La civilisation : synonyme de destruction
La tension – si tension il y a – réside dans le dilemme qui se pose au héros. D’un côté, chargé de distribuer des terres aux fermiers, ce dernier participe activement à la déforestation d’espaces où la main de l’homme ne s’était encore jamais posée. De l’autre, il est envouté par la beauté sauvage de cette nature intacte et se perd dans la contemplation de l’éclat laiteux de la lune sur les montages escarpées, se détachant sur le bleu profond des nuits étoilées au cœur de la jungle. Satyacharan peut rester des heures immobile, en silence, à observer les jeux de lumières, « l’immensité verte ondoyant sous le vent chargé d’humidité de la mousson », la course d’une antilope nilgai près de l’étang de Sarasvati.
Il y a des chemins dans ce monde que peu de gens empruntent, des chemins où le flot de vies étonnantes se croisent et s’écoulent dans le lit caillouteux de rivières inconnues. Ces chemins, je les ai parcourus, et aujourd’hui encore je ne peux oublier cette rencontre.
Mais ces souvenirs ne sont pas joyeux, ils sont douloureux. C’est de mes mains que cette nature sauvage et libre a été détruite, et je sais que les divinités de la forêt ne me le pardonneront jamais. On dit que le poids du péché est plus léger si le pécheur le confesse.
Tel est l’objet de ce récit.
Progrès, précarité & solidarité
De la forêt est un texte engagé qui met le doigt sur la corrélation entre progrès et effilochement du lien social. Malgré le découpage de la société en castes hermétiquement cloisonnées, la précarité des paysans favorise les élans de solidarité. Mouvement que la vie civilisée, par le biais de la propriété privée, de la vie dans des habitations séparées – les huttes en pailles faites « d’un tressage d’herbes de kans et de feuilles de tamaris sauvages séchées » étant à terme remplacées par « des petites maisons de plain-pied ou à un étage, laides, mal construites, entassées les unes à côté des autres, des bidonvilles serrés, des buissons de ronces au milieu des ordures, des tas de bouse près des étables des vaches et des buffles » – a participé à fragiliser.
Panthéisme & Spiritualité
En se faisant le fossoyeur d’un écosystème préservé avant son arrivée, l’homme se coupe de lui-même. Il perd le lien qui relie à son humanité et au reste du vivant. L’auteur bengali Bibhouti Bhoushan Banerji dépeint une nature exigeante et intransigeante requérant une immersion complète pour s’offrir pleinement.
Le don que fait la nature à ceux qui l’aiment n’est pas de peu de valeur, mais elle ne fait ce don qu’à celui qui l’a servie longtemps. C’est une maîtresse au tempérament jaloux ! Si l’on veut la nature il faut vivre uniquement en son sein ; un simple coup d’œil ailleurs, et telle une jeune fille blessée, elle ne se découvrira plus. Mais immerge-toi en elle, oubliant toute autre chose, et avec générosité elle déversera sur toi joie, beauté et une paix merveilleuse – jusqu’à en perdre la raison. L’enchanteresse reine nature, jour et nuit, te charmera de mille façons ; elle fera naître en toi une autre vision, élargira ton esprit et t’emmènera à la lisière de l’immortalité.
La spiritualité est au cœur de ce texte écologique et philosophique. Au principe de transcendance : l’idée selon laquelle un Dieu unique se positionnerait en surplomb, Bibhouti Bhoushan Banerji oppose le principe d’immanence : la nature est un tout, Dieu partout. En cela, il réévalue la place qu’occupe l’homme dans la chaîne du vivant et réajuste notre périmètre d’action, nous invitant à faire preuve d’humilité et de respect.
Cette divinité dont je rêvais la présence n’était pas que le juge, le maître du bien et du mal, l’omniscient et le clairvoyant l’indestructible et l’immuable, etc. Elle n’était pas cachée sous les habits d’une obscure philosophie. Souvent, en regardant le crépuscule avec ses nuages pourpres tombant sur les plaines de Narha-baihar ou d’Ajmabad, ou bien en contemplant le clair de lune illuminant cette étendue inhabitée allant jusqu’à l’infini, je me disais qu’elle était l’amour et le romanesque, la poésie et la beauté, l’art et l’imagination. Elle aimait en donnant la vie, elle créait avec un art consommé, elle se donnait complétement dans l’amour de ses créatures. Avec la puissance et la vision d’un véritable homme de science, elle créait enfin les constellations, les planètes et la nébuleuse.
Bien des années plus tard, après avoir quitté cette existence libre et m’être installé dans la vie de famille, je suis dans un petit appartement d’une ruelle étroite de Calcutta, au son de la machine à coudre de ma femme. Je pense si souvent à cette nuit merveilleuse, à la forêt mystérieuse au clair de lune, aux fleurs blanches sur les montagnes sombres au moment où la lune se couche à la fin de la nuit, à la senteur fraîche et humide des hautes herbes de kans. Combien de fois n’ai-je pas imaginé que j’étais à nouveau à cheval sur le chemin de Purnea.
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : années 30. Éditions Zulma, traduit du bengali (Inde) par France Bhattacharya, 304 pages.
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