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Job, roman d’un homme simple, Joseph Roth : une lumière d’espoir dans le noir

« La souffrance le rendra sage, la laideur le rendra bon, l’amertume le rendra doux et la maladie le rendra fort. » Dans une province reculée du Yiddishland russe, le petit village de Zuchnow abrite une famille juive ashkénaze ployant sous les épreuves. La première de ces plaies est la naissance d’un enfant différent, Menuchim, le dernier-né du maître d’école Mendel Singer : un homme juste, pieux, « qui craignait Dieu et n’avait rien d’exceptionnel, un juif tout à fait ordinaire ». À l’infirmité de Menuchim, s’ajoutent le besoin de reconnaissance de l’aîné qui s’engage dans l’armée, le désir d’évasion du cadet et les appétits sensuels de la flamboyante Mirjam. Face au déshonneur que la liaison de la jeune fille avec un cosaque fait peser sur la famille, Mendel Singer prend la décision d’émigrer aux États-Unis. Terre d’accueil et de miracles où la famille pourra se réinventer. À l’orée de la Première Guerre mondiale, à quoi succédera la révolution bolchevique, la traversée offre à la famille Mendel une ultime porte de sortie. Mais la condition de cette expatriation est sans équivoque, Menuchim est condamné par sa maladie à rester en Russie. Écrasée par le poids de la culpabilité, Deborah sait qu’en abandonnant son fils à des étrangers elle rompt l’engagement contracté avec le rabbin de Kluczysk. Pris dans la tourmente et démunis face à la douleur des siens, la pauvreté, la guerre, la folie, la perte de ses repères en terre étrangère, Mendel Singer fait l’expérience d’une crise spirituelle sans précédent, que seul le souvenir de son fils oublié au pays rattache à la vie. Sa foi est ébranlée, son Dieu, témoin passif des épreuves endurées, l’a abandonné. Mendel avance dans la nuit jusqu’au jour où le miracle se produit et l’impensable survient. Avec ce style précis, simple et puissant des grands romanciers juifs-allemands, Joseph Roth propose une variation du mythe biblique de Job : comment la foi résiste-t-elle à la souffrance des homme ? Une cohabitation complexe magnifiquement incarnée dans cette parabole lumineuse gorgée d’espoir et d’humanité.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 1930. Éditions Points, collection Grands romans, traduit de l’allemand par Stéphane Pesnel, 288 pages.

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Le Pont sur la Drina, Ivo Andrić : chronique topographique des Balkans, un territoire morcelé en quête d’identité

« Chaque génération a ses illusions par rapport à la civilisation ; les uns pensent qu’ils contribuent à son essor, les autres qu’ils sont les témoins de son déclin. » Inertie ou prise de position, notre engagement au monde prend racine sur ces deux conceptions. Construit au XVIe siècle par le vizir Mehmed pacha Sokoli dans la bourgade orientale de Višegrad, le pont sur la Drina, reliant la Bosnie à la Serbie, est un édifice architectural immuable résistant aux assauts du temps. Sur la rive gauche les chrétiens, sur la droite les musulmans, au centre de la kapia : « point névralgique du pont » défilent des guerriers turcs, des milices serbes, l’armée impériale autrichienne, des amoureux transis ou encore des marchands ambulants au gré des invasions dans la région. Les trois confessions monothéistes cohabitent. Le sentiment prédominant à ce brassage culturel riche issu de la réunion de différentes communautés est l’hostilité. En cela, l’émergence d’une unité identitaire claire ne peut se faire. La structure de pierre séculaire résistant au passage du temps incarne une forme de permanence face à la succession des passions qui se télescopent au fil des générations. Le pont est le témoin silencieux du partage de la péninsule balkanique, d’une terre prise en étau entre l’Europe et la Turquie, qui à l’issue des redécoupages géopolitiques successifs s’est muée en une poudrière à ciel ouvert. En écrivant la chronique topographique sur trois siècles de ce lieu à la jonction entre Orient et Occident, l’écrivain yougoslave Ivo Andrić – Prix Nobel de littérature en 1961 – tisse, à travers une narration découpée en épisodes de vie épiques et symboliques, une réflexion sur le temps. Les Balkans forment une matière mouvante. Un territoire fragmenté fruit du rapprochement de territoires annexés et des jeux de pouvoir des dirigeants. Par le biais d’une métonymie réussie, ce récit dense et édifiant pétri de légendes – quoique trop poussif et didactique par moments – interroge notre rapport à l’Histoire qui, comme la Drina coule sous le pont, glisse inéluctablement. Quand le pont, solide sur ses fondations, assiste aux déchirements successifs des générations.


Mon évaluation : 3/5

Date de parution : 1945. Éditions Livre de Poche, collection Biblio, traduit du serbo-croate par Pascale Delpech, 384 pages.

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{Le tour des librairies} : Le Foyer, la librairie française de Tel Aviv #Israel 🇮🇱

Après le 🧆 les 🐪 , la majestueuse cité nabatéenne Petra ⚱️, les nuits passées dans des camps bédouins, les treks dans le Wadi Rum🌵 mon voyage en Israël et en Jordanie se clôt en beauté par une visite à la @librairiedufoyer !

Et c’est là, dans la seule librairie française de Tel Aviv créée il y a plus de 60 ans, que j’ai fait la plus belle rencontre de ce voyage. Le regard doux, les yeux traversés par un éclat malicieux, timide mais intarissable lorsqu’elle est lancée, Sarah accueille les rares lecteurs à s’y aventurer. Je me balade, repère immédiatement le coin consacré à la littérature israélienne : Zeruya Shalev, Amos Os, Aharon Appelfeld et tant d’autres. Puis je jette un œil au reste des livres exposés, fruits d’une sélection certes resserrée, mais de qualité. La librairie regorge de pépites, suggérant une sélection méticuleusement élaborée. La discussion établie, c’est parti, les noms des auteurs fusent : Stefan Zweig, Joseph Roth, Virginia Woolf, Karl Ove Knausgård, Sándor Márai, Magda Szabó…une passion commune pour les auteurs de la Mitteleuropa. Ce bassin culturel d’une richesse inouïe, dont les plus grands sont sortis. Je lui demande ses indispensables à côté desquels ne pas passer. Sarah me conseille trois romans.

Les 3 romans indispensables de Sarah

Ce qui les lie ? Leur profonde humanité.

🕎 Job, roman d’un homme simple de Joseph Roth

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✊🏿 Dites-leur que je suis un homme d’Ernest J. Gaines

🇨🇦 Nœuds et dénouement d’Annie Proulx

À mon tour de lui conseiller les dernières lectures qui m’ont bouleversée. Ce sera Lilas rouge de Reinhard Kaiser-Mühlecker et La huitième vie de Nino Haratischwili. Les doigts filent sur le clavier, la commande est passée. Sarah les lira et me donne même son numéro pour que l’on puisse échanger. Puis, la discussion glisse sur le futur de la librairie. Une succession incertaine dans un contexte compliqué, malgré une foi inaltérable dans la nécessité de continuer à lire et à partager, la croyance en une lumière capable d’éclairer. Mais qui sait si quelqu’un ne la reprendra pas et ce que l’avenir me réservera 😉

Idées de lecture...

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Lilas rouge, Reinhard Kaiser-Mühlecker : une fresque familiale autrichienne de haute volée qui explore l’héritage nazi d’une lignée

« Il y avait des événements qui ouvraient devant vous l’abîme du temps. » À la fois ancré dans les terres agricoles de la Haute-Autriche labourées après la chute du Reich allemand, profondément réaliste, dense comme du granit, le roman de Reinhard Kaiser-Mühlecker contrecarre cette horizontalité symbolisée par l’écoulement inéluctable du temps, par une verticalité, une légèreté, à l’image de la vulnérabilité des êtres l’habitant. Tendus vers deux directions opposées : plombé par les secrets et « le métal lourd du passé », les silences signifiants recelant en eux plus de vérité que la parole ne saurait en exprimer, Lilas rouge est traversé par des élans poétiques fulgurants, comme des éclairs venant percer un ciel noir de jais. Tels des équilibristes, Goldberger père, Ferdinand, Anna, Martha, Paul, Thomas…évoluent sur une corde raide surplombant le gouffre du temps, condamnés par une malédiction à expier les péchés commis par le patriarche de la lignée. De cette faute, tout au plus savons nous que l’étranger au visage sombre, en uniforme, juché sur une carriole et venu s’installer dans une ferme abandonnée à Rosental de nuit avec sa fille, a fui son village de l’Innviertiel, où il officiait en tant que chef de section du parti nazi. La malédiction, qui se répercutera par ricochets et dont les vibrations s’amenuiseront au fil des générations, trouve racine dans cette collaboration, dont les ressorts demeureront jusqu’à la fin cachés. Fresque familiale éblouissante tissée de silences et de secrets, portée par des personnages ambivalents d’une profonde humanité, chef-d’œuvre élevant son auteur – lui-même agriculteur – au même rang que les plus grands romanciers de la Mitteleuropa : Thomas Mann, Stefan Zweig, Joseph Roth, Sándor Márai…alliant poésie, psychologie et sens du récit, Lilas rouge fait s’entrelacer le destin d’un pays confronté à son héritage nazi avec la vie d’une famille de paysans. Tout en charriant des flots d’émotions, Reinhard Kaiser-Mühlecker soulève des réflexions à jamais en suspens : comment composer avec un passé ignoré et de quel libre arbitre l’homme dispose-t-il réellement ? Magistral.


Lui, Ferdinand Goldberger, avait dénoncé les gens de son propre village. Une foule de personnes. Or il se trouvait qu’une seule de ces accusations – la première – était réellement fondée. Il ne parvenait pas à s’expliquer pourquoi il s’était alors acharné, comme possédé, ce qui l’avait conduit à cette infamie. À présent, comme il basculait dans le sommeil, il lisait ces mots comme s’ils étaient ceux d’un rapport. Il était écrit là qu’on s’était mis un jour à lui adresser des lettres. Quelqu’un les déposait – sans signature, mais au nom du village tout entier – devant sa porte, lestées par un gros caillou. On les menaçait de mort, lui et sa fille, puis enfin on lui avait posé un ultimatum : soit ils quittaient le bourg et la région jusqu’à nouvel ordre, soit on les pendait au premier arbre venu.

Chaque homme était cerné de toutes parts par son passé – personne n’avait droit à une échappée vers le sud, pas même Goldberger. Le croire était une illusion.

Dans l’esprit des convives, les souvenirs affluèrent peu à peu, divers et propres à chacun ; mais tous partageaient cependant la sensation profonde que le passé n’était pas apaisé et remuait encore, bouillait en eux comme un sang vif.

Ferdinand ne savait pas pourquoi Martha n’adressait plus la parole à son père ; il n’avait jamais cherché à le savoir. Naturellement, il en avait d’abord été troublé ; mais il avait tout aussitôt accepté ce silence. Car secrètement, et sans pouvoir mettre des mots sur ce refus, peut-être même sans en prendre pleinement conscience, il supposait qu’elle gardait rancune à son père de leur départ de l’Innviertel, de même que lui, Ferdinand, n’arrivait pas à le lui pardonner, et que le mutisme de Martha n’était rien d’autre qu’une vengeance.

En l’espace d’une seconde, d’une oscillation de pendule, le timbre de sa voix avait changé, pour toujours. Il n’emploierait plus désormais que ce ton avec son père. Chacun avait pu l’entendre.

Combien de temps s’écoula ainsi ? C’était impossible à dire – même une horloge n’aurait pas su prendre la mesure de ces instants. C’est que le temps qui s’égrenait lentement dans cette pièce n’était pas composé de minutes ou de secondes ; il était tissé d’histoires.

Peu à peu, il comprit enfin ce qu’il savait en lui-même depuis très longtemps : le précipice, c’était lui. Ce fut comme s’il tombait en chute libre. Ce fut comme s’il tombait en chute libre. Il n’avait plus de sol sous les pieds. « Rien d’autre », répondit Alfred. « Juste ceci : Dieu punit jusqu’à la septième génération. Je ne sais pas si tu es le premier touché ou s’il s’agit de Martha. Je n’en sais rien. Mais il vous châtiera jusqu’à la septième génération. Et maintenant laisse-nous en paix. Nous ne voulons plus entendre parler de toi. »

Toute sa vie durant, il avait été habité du besoin impérieux d’être quelqu’un. Son existence entière avait été tendue vers cet objectif. Cette époque était révolue. Il ne voulait plus être personne. À l’instant où il en prit conscience, il ne put se défendre de rire. C’était plus fort que lui. Sa vie toute entière n’avait-elle pas été au fond qu’une erreur ? Une sotte impasse, un vaniteux fourvoiement ? Et quand bien même il en aurait été ainsi : ce temps-là n’était plus. On ne lui demanderait plus jamais son nom. Il était devenu personne. […] tout aurait pu être différent, si seulement il s’était défait plus tôt de cette stupide ambition, ou s’il ne l’avait jamais eue.


Mettre la main sur un chef-d’œuvre, avoir attendu (trop) longtemps avant de se décider (enfin) à se le procurer, puis craquer et être cueillie par une plume dense qui à travers les silences dit tout sans jamais rien formuler, capte le point de basculement des êtres, là où se joue l’inversion des rapports de force dans les relations. Rester coite devant des images d’une telle précision, des phrases d’une telle puissance d’évocation, qu’elles creusent des sillons en vous. Tel est est le talent de Reinhard Kaiser-Mühlecker. Fatalité et volonté de s’émanciper, de composer avec un passé qui nous a précédé et ne nous nous appartient pas, sont au cœur de ce très très grand roman.

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Mon évaluation : 4,5/5Date de parution : 2021. Éditions Verdier, traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay, 704 pages.


Idées de lecture…

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Le ventre de Paris, Émile Zola (Tome III) : les Halles, symbole de l’opulence du Second Empire {#Classique}

« Il entendait le grand roulement qui partait des Halles. Paris mâchait les bouchées à ses deux millions d’habitants. C’était comme un grand organe central battant furieusement, jetant le sang de la vie dans toutes les veines. […] Les imbéciles avaient beau dire, toute l’époque était là. » Tour à tour comparé à un palais, à une machine à vapeur, à une cathédrale colossale aux fondations d’acier, où le Paris gorgé, engrossé de victuailles se brasserait, ou à un navire emporté par le flot montant, charriant les aliments pêle-mêle exposés impudemment : « les carottes saignant », « les navets devenant incandescents », le rouge sang de la viande ou encore les tons pastel des fleurs fraîchement coupées, les Halles, au cœur du roman, apparaissent comme la nature morte symbole de l’opulence d’un siècle décadent où l’argent règne tout-puissant. La dualité des corps maigres – incapables d’engraisser et dont il faut se méfier : les perdants – et des gros – corps repus synonymes de bonne chère et d’embourgeoisement : les gagnants, forme l’épine dorsale du Ventre de Paris. Dans ce troisième tome de la série des Rougon-Macquart d’Émile Zola, qui nous fait frôler l’indigestion à force d’accumulations, le personnage principal Florent se range du côté des perdants. Au lendemain du coup d’État de 1851, le jeune idéaliste ratissé par la police impériale sur les pavés parisiens embarque direction Cayenne. Exil qui durera sept ans. Entre-temps, le régime a prospéré, les petits boutiquiers se sont enrichis et son demi-frère bedonnant s’est marié à la belle Lisa, acquérant une boucherie florissante tout de marbre blanc, à la devanture chargée figurant un tableau de Manet. Tandis que Florent peine à dissimuler son passé officiant en tant qu’inspecteur au pavillon de la marée. Un an suffira pour qu’il soit avalé, broyé. Son secret éventé, les ragots filent à travers les étals, la rumeur enfle prête à exploser, les Halles bruissent de l’histoire d’un ancien bagnard menaçant le confort dans lequel les petits bourgeois replets baignent avec sensualité. Idéal républicain que « les honnêtes gens » lui feront chèrement payer…

Le bourgeois roi

Plus que dans le premier tome de cette Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire : La fortune des Rougon, dans lequel Zola pose les personnages de sa grande fresque familiale, ou dans le second : La Curée, portrait splendide d’un Paris éventré par les spéculateurs immobiliers, ce troisième volume s’attache à dépeindre l’embourgeoisement des petits commerçants de Paris. Le faste, l’abondance de nourriture, le trop-plein d’aliments qui débordent des comptoirs, remplissent les vitrines, faisant saliver Florent affamé à son arrivée dans la capitale. Les Halles, les étals de bouchers, poissonniers, maraîchers, fleuristes, fromagers…ainsi que les ruelles attenantes sont le décor d’une étude sociologique portant sur l’enrichissement d’une classe sociale autrefois pauvre, qui sut profiter de la gentrification et de la prospérité impulsées par le régime impérial. Dans cette perspective, le couple formé par la belle Lisa Macquart et le gras Quenu – demi-frère de Florent – est emblématique de cette réussite.

Mais Florent n’avait d’attention que pour la grande charcuterie, ouverte et flamboyante au soleil levant.
Elle faisait presque le coin de la rue Pirouette. Elle était une joie pour le regard. Elle riait, toute claire, avec des pointes de couleurs vives qui chantaient au milieu de la blancheur de ses marbres. L’enseigne, où le nom de QUENU-GRADELLE luisait en grosses lettres d’or, dans un encadrement de branches et de feuilles, dessiné sur un fond tendre, était faite d’une peinture recouverte d’une glace. Les deux panneaux latéraux de la devanture, également peints et sous verre, représentaient de petits Amours joufflus, jouant au milieu de hures, de côtelettes de porcs, de guirlandes de saucisses ; et ces natures mortes, ornées d’enroulement et de rosaces, avaient une telle tendresse d’aquarelle, que les viandes crues y prenaient des tons roses de confitures. Puis, dans ce cadre aimable, l’étalage montait. Il était posé sur un lit de fines rognures de papier bleu ; par endroits, des feuilles de fougère, délicatement rangés, changeaient certaines assiettes en bouquets entourés de verdure. C’était un monde de bonnes choses, de choses fondantes, de choses grasses.


Mon évaluation : 3/5

Date de parution : 1873. Éditions du Livre de Poche, 499 pages.


Idées de lecture…

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Anna Karénine, Tolstoï : le destin tragique d’une héroïne romantique dans la Russie des tsars ou l’autoportrait d’un romancier tourmenté ? {#Classique}

« Toutes les familles heureuses se ressemblent. Chaque famille malheureuse, au contraire l’est à sa façon. » La clé du bonheur, à travers son double romanesque Lévine, Tolstoi semble l’avoir trouvée. Davantage que la chronique de la déchéance morale d’une femme adultère confinée dans un mariage arrangé au temps de la Russie des tsars, répudiée pour avoir sacrifié à la passion la raison, Anna Karénine – chef-d’œuvre de la littérature russe – est un autoportrait de l’écrivain tourmenté et une variation intemporelle sur le thème de l’amour conjugal et du bonheur marital. En faisant évoluer en miroir deux couples antagonistes de la haute société moscovite et pétersbourgeoise : Anna/Vronskï et Kitty/Lévine, figurant deux conceptions de l’amour : la passion exclusive enfermante hors des conventions versus la quiétude d’une union légitime, Tolstoï laisse affleurer les doutes existentiels qui le traversent : le sens de la vie, le vertige de la mort, la foi en « la loi du bien » et condamne le droit que s’octroie la société des hommes à porter un jugement moral, quand « toute la variété, tout le charme, toute la beauté de la vie ne sont qu’un mélange de lumière et d’ombre ». Influencé par les conceptions rousseauistes de la nature, les personnages d’Anna et de Lévine, éminemment tolstoïens, incarnent une forme de pureté et de spontanéité. Jugée immorale, Anna brûle du désir de vivre. En concentrant toute son ardeur sur le comte Vronskï, dont elle dépend affectivement et physiquement, elle le place dans la position délicate du libérateur et du bourreau responsable de sa chute. Déséquilibre qui fragilisera leurs sentiments et lassera son amant. Tandis que Lévine, animé par l’idéal familial de ses parents, est le pendant d’Anna. Un être tourmenté aspirant à la paix traversé par des questions ontologiques s’éclairant à la fin du roman. L’épilogue tragique et éblouissant transcende l’espace limité du roman. En adoptant le procédé narratif des flux de conscience, Tolstoï ouvre une porte d’entrée sur l’intériorité de ses personnages et atteint par ce biais une certaine forme d’universalité.


Le but d’un artiste n’est pas de résoudre une question de façon incontestable, mais de faire aimer la vie dans ses innombrables et inépuisables manifestations.

Léon Tolstoï

Le destin tragique d’une héroïne de roman…

Anna Arkadiévna lisait et comprenait sa lecture, mais elle était lasse de s’intéresser à la vie des autres ; elle brûlait de vivre elle-même.

La première rencontre entre Anna et Vronskï a lieu à la gare de Moscou. Ce dernier, venu chercher sa mère, est accompagné du frère d’Anna, le prince Stépan Arkadiévitch Oblonskï. L’attirance est immédiate. Le bal donné quelques jours plus tard achèvera de concrétiser cette première impression. Le train chez Tolstoï est particulièrement signifiant. Tous les événements tragiques du roman s’y déroulant : la mort accidentelle d’un mécanicien lors de cette première rencontre fera planer sur leur relation « un mauvais présage », matérialisé par le suicide d’Anna des années après, quand acculée, isolée et se sentant abandonnée elle capitulera. Le développement du chemin de fer au 19e est le symbole du progrès, de la modernisation de la Russie que Tolstoï n’aura de cesse de critiquer dans la seconde partie de sa vie. Préférant au modèle européen, le charme et la simplicité de la vie rurale. 

Avec le flair particulier de l’homme du monde, Vronskï reconnut du premier coup d’œil que cette personne appartenait à la haute société. Il s’excusa et pénétra dans la voiture ; mais il éprouva le besoin de regarder la dame encore une fois, non à cause de sa beauté, de son élégance ou de la grâce discrète qui émanait de toute sa personne, mais parce qu’il avait remarqué, au moment même où elle passait devant lui, l’expression douce et tendre du joli visage. Elle tourna aussi la tête au même moment. Ses yeux gris et brillants qui semblaient noirs à cause des sourcils très épais, s’arrêtèrent amicalement et attentivement sur le visage de Vronskï, comme si elle l’eût reconnu, et ensuite se reportèrent vers la foule en mouvement comme y cherchant quelqu’un. Dans ce coup d’œil rapide, Vronskï remarqua l’animation retenue qui se peignait sur le visage de la jeune femme et dans ses yeux brillants, et le sourire à peine visible qui glissait sur ses lèvres rouges. Tout son être semblait déborder malgré elle, dans l’éclat de son regard et dans la joie de son sourire. Elle s’efforça d’atténuer le feu de son regard, mais il continua de briller à son insu, au fond du sourire imperceptible.

Mariée avec un homme de vingt ans son aîné, mère d’un fils – Serge, qu’elle adore, Anna est d’une beauté ensorceleuse, voire dangereuse. Ses yeux gris, surplombés par des cils lourds, brillent d’un éclat vif. Altière, Anna est un être entier, pur, animé par une pulsion de vie qu’un mariage arrangé a affaiblie. Son visage si expressif, trahit les tourments intérieurs qui la saisissent, les sentiments qui la tiraillent et les tressaillements de son âme. C’est d’ailleurs sa physionomie gaie et ses traits exaltés qui dévoilent à une Kitty mortifiée par l’affront qu’elle subit de la part de Vronskï la joie contenue d’Anna. Charmée par le jeune officier, Kitty, dernière fille à marier d’une famille de l’aristocratie, vient de décliner la demande en mariage de Lévine, pensant le Comte prêt à se déclarer. Un bal est donné réunissant toute la haute société moscovite. Mais ce qui aurait dû sacrer le triomphe de Kitty, se révèle une humiliation que la beauté éclatante d’Anna habillée d’une robe noir décolleté laissant entrevoir l’arrondi délicat de ses épaules et que le mince sourire tout de joie contenue, trahissant le plaisir pris dans les bras de son cavalier, ravive douloureusement.

Elle n’avait pas revu Anna depuis le commencement du bal, et subitement, la jeune femme lui apparaissait de nouveau, mais sous un aspect tout à fait différent et inattendu. Kitty crut remarquer en son amie ce genre d’excitation qu’elle connaissait si bien par expérience et que provoque généralement le succès. Elle voyait qu’Anna était grisée par l’admiration qu’elle avait soulevée ; Kitty connaissait ce sentiment pour l’avoir éprouvé, et il lui semblait qu’Anna en révélait les symptômes ; elle voyait l’éclat tremblant dont brillaient les yeux de la jeune femme, le sourire de bonheur et de béatitude qui s’épanouissaient sur ses lèvres et la grâce particulière, pleine de sureté et d’élégance, de ses mouvements.

« Pour qui tout cela ? se demanda-t-elle, pour tous ou pour un seul ? » Sans venir en aide au jeune homme avec qui elle dansait, et qui ne savait pas comment renouer la conversation dont il avait perdu le fil, Kitty obéissant machinalement, joyeusement, aux cris aigus et impérieux de Korsounskï, lequel tantôt entraînait tous les danseurs dans une grande ronde, tantôt leur faisait former une chaîne, observait Anna et son cœur se serrait de plus en plus. « Non, ce n’est pas l’admiration de la foule qui l’excite ainsi, c’est l’admiration d’un seul. Mais lequel ? Serait-ce lui ? » Chaque fois que Vronskï reparaissait avec Anna, les yeux de celle-ci brillaient d’un éclat joyeux et un sourire de bonheur contractait ses lèvres rouges. Elle semblait faire un effort sur elle-même pour ne pas laisser transparaître une joie qui malgré cela, sur ses traits, se décelait d’elle-même. Et lui ? Kitty regardait Vronskï et s’effrayait. Ce qu’elle avait vu clairement sur le visage d’Anna, elle le remarqua également sur le visage de son cavalier. Où donc était sa contenance tranquille et assurée, l’expression inconsciente et calme qu’il montrait d’ordinaire ? À présent, chaque fois qu’il s’adressait à sa danseuse, il baissait un peu la tête, comme s’il eût voulu se prosterner à ses pieds et son regard exprimait la soumission et la crainte. « Je ne veux pas vous blesser, semblait-il dire, mais je veux me sauver moi-même et je ne sais comment. » Jamais, jusqu’à ce jour, Kitty n’avait observé chez le jeune homme cette expression qu’elle lui voyait à ce moment.

Le sens du détail, la minutie des descriptions et le soin avec lequel il restitue les oscillations de l’âme sont caractéristiques du style du romancier. Tolstoï invite le lecteur à observer le mouvement des sentiments avec un souci du réalisme. De toucher au plus près de ce qui est. De l’indifférence, au plaisir pris à être courtisée, jusqu’à la prise de conscience d’un amour naissant, Tolstoï fait en sorte que son lecteur suive chaque étape de l’évolution de la relation entre Anna et Vronskï, et ce, sur le même plan que ses personnages.

Les premiers temps, Anna se crut sincèrement mécontente de Vronskï parce qu’il se permettait de la poursuivre ; mais un soir, ne l’ayant pas rencontré à une soirée où elle comptait le voir, elle avait compris clairement, à la tristesse qui l’avait saisie, qu’elle s’était trompée et que cette poursuite non seulement ne lui était pas désagréable mais constituait au contraire tout l’intérêt de sa vie.

Tolstoï ne laisse aucun doute quant à l’issue tragique du roman. Des indices sont glissés entre les pages. Anna et Vronskï incarnent le couple romantique, torturé par excellence, condamné d’emblée, puisque immoral. Il porte en germe sa fin. La quête de la fusion ne pouvant conduire qu’à la destruction, ou à l’absorption. En cela, les deux couples évoluent en miroir : l’un tendant vers la lumière, l’autre sombrant peu à peu.

– Ne savez-vous pas que vous êtes toute ma vie ? Mais la tranquillité ? Je ne sais que faire… Je ne puis pas vous la donner, je suis à vous tout entier, oui, mon amour vous appartient, je ne puis imaginer de séparation entre nous, car vous et moi ne sommes qu’un. Il ne saurait y avoir de calme ni pour vous, ni pour moi, mais au contraire, désespoir et malheur… au lieu du bonheur… et quel bonheur ! N’est-il pas possible ?

…ou un autoportrait du romancier ?

Anna Karénine – rien que le titre est éloquent – est davantage présenté comme le destin tragique d’une femme adultère condamnée par la bonne société russe du 19e siècle, que comme le roman d’un homme en quête d’absolu, de vérité. Un homme bon, guidé par un idéal vertueux, faisant écho aux questionnements qui ont intimement bouleversé Tolstoï à cinquante ans. Comme son personnage Lévine, c’est au chevet de son frère mourant que l’écrivain est confronté à l’épreuve de la mort. Épisode fondateur qui amorce une profonde crise existentielle marquant un tournant dans sa vie et son œuvre. La huitième partie d’Anna Karénine est dans cette perspective largement autobiographique. En se tournant vers la religion et la spiritualité, en décidant de suivre « la loi du bien », Lévine/Tolstoï trouve le sens que sa vie avait perdu. Si tout doit disparaître, à quoi sert-il d’exister ? Comment vivre en ayant conscience de notre finalité ? En faisant le bien. En faisant preuve d’humanité, d’amour. En refusant la guerre et en œuvrant pour la paix. La conversion de Tolstoï lui permettra d’appréhender sa propre mort avec plus de sérénité, tout comme Lévine que la pensée du suicide effleure. Les derniers mots du roman éclaire le projet romanesque de Tolstoï et prouve que la crise est passée et la paix retrouvée, faisant de l’immense romancier russe un humaniste convaincu.

[…] il ne savait pas et ne pouvait savoir en quoi consistait le bien général, mais il savait indubitablement que ce bien ne pouvait s’atteindre que par l’accomplissement strict de la loi du bien, qui est révélée à chacun. C’est pourquoi il ne pouvait désirer la guerre, ni la prôner à n’importe quelle fin d’ordre général.

« Qu’est-ce qui m’arrête ? » se demanda Lévine, qui sentait d’avance que la réponse, encore inconnue, à cette question était prête dans son âme. « Oui, la seule manifestation évidemment indiscutable de la divinité réside dans les lois du bien, données au monde par la révélation, et que je sens en moi, que je reconnais, m’unissant ainsi, bon gré mal gré, aux autres hommes… »

« À moi personnellement, à mon cœur, est révélée indiscutablement une connaissance, incompréhensible par la raison ; et moi je veux la connaître par la raison et l’exprimer par des paroles ! »

« Ce nouveau sentiment, de même que le sentiment paternel, ne m’a pas changé, ne m’a pas rendu heureux, ne m’a pas éclairé d’un coup, ainsi que je l’avais cru ; il n’y eut aussi aucune surprise. La foi, le manque de foi, je ne sais pas ce que c’est ; mais ce sentiment est entré imperceptiblement dans mon âme, par la souffrance, et s’y est installé solidement.
Je me fâcherai encore contre le cocher Ivan ; je continuerai à discuter bien ou mal à propos ; il y aura toujours le même mur entre les profondeurs de mon âme et les autres, même ma femme ; je l’accuserai de la même façon pour une crainte qui m’a effleuré, et je le regretterai ; je continuerai à ne pas comprendre par la raison pourquoi je prie, mais je prierai quand même. Cependant, maintenant ma vie, toute ma vie, indépendamment de tout ce qui peut m’arriver à n’importe quel moment, non seulement n’est plus dénuée de sens comme autrefois, mais a acquis un sens indiscutable, celui du bien que j’y puis faire entrer. »


Mon évaluation : 4,5/5

Date de parution : 1878. Éditions du Livre de Poche, traduit du russe par Boris de Schloezer, 1 024 pages.

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Requiem. Poème sans héros, Anna Akhmatova : poétesse et icône des lettres russes victime de la censure

Solitude

Faible est ma voix, mais mon vouloir ne cède pas,
Et même, sans amour, je me sens plus légère.
Dans les hauteurs du ciel un vent souffle ample et pur
Et mes pensées ignorent la souillure.

La servante Insomnie a quitté mon chevet ;
Je ne me morfonds plus près de la cendre grise,
Et sur la tour l’aiguille courbe de l’horloge
Ne me fait plus l’effet d’une flèche qui tue.

Donc le passé sur moi perd son pouvoir.
La délivrance est proche. Je pardonne
En regardant la lumière qui joue
Sur le lierre mouillé par le printemps.

 


Anna Akhmatova – – surnommée « la reine de la Neva », née en 1889 à Odessa et décédée en 1966 à Moscou, est une icône des lettres russes. Censurée, persécutée et muselée par le régime soviétique, qui tenta d’éradiquer ses écrits, la poétesse par sa poésie expérimenta un espace de liberté infini. Comme ses vers, le message politique est clair. Acculée en Russie, elle ne s’exilera pas. Faible est sa voix, mais sa volonté ne cédera pas. Tant qu’elle vit, son souffle, même sous la forme d’un mince filet, traversera la chape de plomb censée étouffer toutes velléités de liberté. Si l’amour participe au sentiment de légèreté, ce serait un leurre que de la faire dépendre de l’extérieur. D’ailleurs, Anna Akhmatova insiste en tournant le curseur vers un travail intérieur : « Et même, sans amour, je me sens plus légère. » Autrui ne délivre pas. La liberté s’obtient à force de volonté. La femme de lettres russe ne se morfond plus près de ce qui a été (« cendre grise »). Son regard, initialement tourné vers le passé, opère un revirement à cent quatre-vingt degrés. En coupant le fil qui la tirait en arrière, elle s’affranchit du passé. Le temps cesse d’être une source d’angoisse. Telle une éclipse masquant le soleil et obscurcissant le ciel, la peur de la mort provoquant l’inertie s’évapore. Délestée des scories du passé, la vie s’épanouit. Le « printemps » symbolise ce renouveau : l’espoir après le noir.


Date de parution : 1963. Éditions Gallimard, collection Poésie/Gallimard, traduit du russe par Jean-Louis Backès, 384 pages.

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Vers Calais, en Temps ordinaire, James Meek : le Moyen-Âge dépoussiéré

Pari réussi pour l’écrivain écossais James Meek ! À rebours des clichés répandus sur le Moyen-Âge : obscurantisme religieux, insalubrité, violence, preux chevaliers au premier plan et femmes reléguées dans les replis de l’histoire, James Meek fait de la société médiévale le matériau d’un roman historique et initiatique s’émancipant des normes genrées. L’épidémie de peste noire qui sévit en 1348 en Angleterre nivelle les écarts de classes. La sexualité est non-binaire. Les contours entre masculinité et féminité gommés : « il demeure le même sous la robe d’une demoiselle que sous la tunique d’un homme » et les femmes s’émancipent d’un schéma romantique éculé : « je préférerais exister d’une manière qui ne fût pas entièrement relative à votre honneur ». En pleine guerre de Cent Ans, sous le commandement du seigneur Laurence Haket, une équipée de vingt archers entreprend un voyage à pieds à travers le sud-ouest de l’Angleterre pour rejoindre Calais passé aux mains des anglais, où un navire à destination de la France les attend. Sous leurs airs grossiers de mâles en quête de virilité, les hommes de la troupe sont en proie à un sentiment de culpabilité grandissant qui, telle une aiguille pénétrant la chair, gagne en intensité au fil du roman. À Cess, jeune paysanne repérée pour sa beauté par les archers, violée et kidnappée, deux ans auparavant, s’ajoutent Will Quate un serf épris de liberté, Thomas Pitkerro, un procureur écossais et Dame Bernadine. Bercée par Le Roman de la Rose, la jeune noble enamourée se languit à l’idée d’être enlevée par Laurence Haket. Ce ravissement lui permettant d’échapper à un mariage arrangé. Au fil des pages, pourtant, l’homme idéalisé se révèle une version miniature de celui qu’elle doit épouser et les flèches que possède le Dieu de l’Amour : « Beauté », « Simplicité », « Beau-Semblant », « Courtoisie » et « Jeunesse », des qualités creuses, inaptes à lui procurer le bonheur tant espéré. Version moderne du roman médiéval, l’amour chez James Meek se défie de tous les carcans et s’incarne magnifiquement dans le couple gay formé par Will et son ami travesti en fille. Le Moyen-Âge, poussiéreux vous avez dit ?


Mon évaluation : 3,5/5

Date de parution : 2022. Éditions Métailié, traduit de l’anglais (Écosse) par David Fauquemberg, 464 pages.


Idées de lecture…

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Une chance insolente, Fabio Bacà : la part d’imprévu dans nos vies

« Le doute est un état mental désagréable, mais la certitude est ridicule. » Énoncée par Voltaire, cette vérité est finement incarnée dans le premier roman jubilatoire de Fabio Bacà, où le héros, homme rationnel et cadre supérieur au siège londonien de l’Organisme national de statistiques, voit son système de pensée chavirer face à une succession d’événements défiant les lois de la probabilité. Kurt O’Reilly a la trentaine, de l’argent, un statut social enviable et une femme brillante jouissant d’une certaine notoriété dans le milieu littéraire. Bien que les élans créatifs d’Elizabeth Brooks aient redéfini la géographie de leur vie conjugale : contraignant le couple à occuper des appartements adjacents et à s’allonger sur le divan de diverses praticiens londoniens pour trouver matière à alimenter ses romans. Pourtant, depuis trois mois, la chance semble s’acharner. Le moindre événement tourne à l’avantage de Kurt, bousculant ses préjugés : cotations boursières à la hausse, indemnités gouvernementales, promotion injustifiée, impôts remboursés, sex-appeal décuplé ou encore arme pointée sur la tempe s’enrayant lamentablement… Ironie du sort pour un statisticien peu enclin à laisser l’imprévu s’immiscer dans sa vie. Préférant l’espoir à la certitude, Kurt refuse obstinément de voir tout un pan des sentiments lui échapper en baignant dans le bonheur sans aspérités d’une existence toute tracée. Bien décidé à élucider le mystère, le héros nous balade dans les rues londoniennes dans une quête existentielle drôle et enlevée. Chaque aventure, chaque confrontation avec l’altérité l’invitant à repenser sa façon d’appréhender le monde, à se laisser cueillir par l’inattendu, se décentrer et se délester d’un sentiment de culpabilité dont il ne s’est jamais défait. La City en toile de fond donne sa dimension satirique au roman, qui sous couvert d’une fable flirtant avec le surnaturel croque les travers d’un système capitaliste polarisé autour du mythe laïc : de l’individu et de l’argent. L’intelligence avec laquelle les enseignements sont délicatement amenés culmine dans un épilogue tendre et savoureux, comme un clin d’œil malicieux.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 2022. Éditions Gallimard, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, 240 pages.

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La Curée, Émile Zola (Tome II) : « La note de l’or et de la chair » {#Classique}

« La chasse aux aventures, aux femmes, aux millions, commençait enfin. […] son instinct de bête affamée saisissait merveilleusement au passage les moindres indices de la curée chaude dont la ville allait être le théâtre. » Rituel de la chasse à courre, la curée, ce sont les entrailles et viscères du gibier jetées en pâture aux chiens. Dans ce second tome de la fresque familiale des Rougon-Macquart, Paris est l’animal éventré, la meute les spéculateurs immobiliers véreux, qui à coup de montages financiers alambiqués bâtissent leur fortune sur une ville pillée. Alors que le 2 décembre 1851, Louis-Napoléon s’empare du pouvoir par la force, concomitamment Aristide Saccard, prend d’assaut Paris, flairant l’argent avec un instinct d’oiseau de proie. Les poches vides, mais la tête fourmillant de projets, il trouve les ressources pour se lancer en épousant Renée, l’héritière d’une vieille famille bourgeoise dont la vertu est mise sur le marché. En 1855, sous la houlette du baron Haussmann, la capitale devient un chantier à ciel ouvert, traversée par des grandes artères, dont la construction nécessite la démolition des vieux quartiers et l’expropriation des locataires. Le génie des affaires d’Aristide trouve là matière à spéculation : en achetant les biens promis à la délocalisation, il empoche des indemnités. Pour peu que les experts chargés de les estimer soient corrompus, la plus-value s’élève à des milliers. Tandis que projetée dans une société orgiaque de luxe et de débauche, Renée s’étourdit, écartelée entre l’immoralité et la fièvre de ses appétits frénétiques, quêtant la jouissance aiguë susceptible de la rassasier. Dans cette atmosphère viciée, la promiscuité avec son beau-fils Maxime se muant en une intimité incestueuse, achèvera de détraquer son esprit fragilisé. Tout le talent du romancier naturaliste qu’est Zola se déploie dans une écriture sensuelle et luxuriante retranscrivant magnifiquement les déchirements intimes d’une femme au destin épique, tragique, broyée par les hommes, ainsi qu’une construction circulaire exemplaire. La Curée se clôturant sur la scène inaugurale mâtinée d’une note amère par la déchéance de Renée.


Dans l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, La Curée est la note de l’or et de la chair. L’artiste en moi se refusait à faire de l’ombre sur cet éclat de la vie à outrance qui a éclairé tout le règne d’un jour suspect de mauvais lieu. / J’ai voulu montrer l’épuisement prématuré d’une race qui a vécu trop vite et aboutit à l’homme-femme des sociétés pourries ; la spéculation furieuse d’une époque s’incarnant dans un tempérament sans scrupule, enclin aux aventures ; le détraquement nerveux d’une femme dont un milieu de luxe et de honte décuple les appétits natifs. Et, avec ces trois monstruosités sociales, j’ai essayé d’écrire une œuvre d’art et de science qui fût en même temps une des pages les plus étranges de nos mœurs.

Extrait de la préface d’Émile Zola

Le choix de La Curée comme titre – terme emprunté au lexique de la chasse à courre – sied parfaitement au roman. Il préfigure « la débâcle d’une société ». Frais émoulu de sa province méridionale, Aristide Rougon monte sur Paris faire fortune, accompagné de sa première épouse. Encore honteux d’avoir choisi le mauvais camp, en soutenant la République, alors que Plassans était à feu et à sang (La fortune des Rougon, tome I). L’œil brillant de la revanche qu’il s’apprête à prendre sur dix longues années de vache maigre, Aristide, sur les conseils avisés de son frère Eugène Rougon, qui « après avoir été un des agents les plus actifs du coup d’État, était à cette heure une puissance occulte, un petit avocat dans lequel naissait un grand homme politique », troque le nom de Rougon pour Saccard. Patronyme dont son frère, avec un plaisir non dissimulé, se plaît à souligner le caractère ironique des sonorités : « un nom à aller au bagne ou à gagner des millions » (note de bas de page : dans le nom de Saccard résonnent à la fois les sacs d’or et d’argent, et la finale de bagnard). Son épouse morte, son fils en pension et sa fille envoyée dans sa famille, Aristide a le champ libre pour prendre ses quartiers. Il épouse en seconde noce Renée. Tout juste sortie d’une pension de jeunes filles, Renée est abusée par le père d’une de ses amies. Du viol résulte une grossesse. Pour que le scandale n’entache pas les Béraud du Châtel, le père met aux enchères l’honneur de sa fille. La valeur de celui-ci est estimé à 100 000 francs. Montant qu’Aristide doublera aisément. Puisqu’il doit lui servir de trépied pour sa lancer dans le monde. Le mariage scellé, une vie de débauche les attend. Le fils d’Aristide est rappelé par son père à Paris. En vrai dandy, la mine efféminée, Maxime prend un plaisir indicible à cristalliser l’attention des femmes, à se vautrer dans le luxe. Son tempérament résultant du « mélange des appétits furieux de son père et des abandons, des mollesses de sa mère, il était un produit défectueux, où les défauts des parents se complétaient en s’empirant. » Un être où prédominent l’indolence et la lâcheté.

Inspiré de La Comédie humaine de Balzac, le cycle des Rougon-Macquart a pour ambition de suivre l’évolution d’une famille sur plusieurs générations, observant ainsi comment une tare initiale se transmet entre les différents membres d’une fratrie.

Une vie dissolue

Au premier étage de la rue de Rivoli, puis plus tard à l’hôtel particulier des Saccard, les portes claquent, l’argent ruisselle, les plantes exotiques de la serre encapsulent tout le luxe et la volupté d’une période d’excès. Le trio vit dans un tourbillon de plaisir.

Appartement de tapage, d’affaires et de plaisirs, où la vie moderne avec son bruit d’or sonnant, de toilettes froissées, s’engouffrait comme un coup de vent.

« Tel un équilibriste sur la corde roide de la spéculation », Aristide multiplie les opérations, se grisant de cet état d’insécurité permanent, qui le condamne comme un joueur impénitent à faire tapis, et tenter le tout pour le tout quotidiennement. Dès son arrivée, Aristide a su capter l’air du temps, prédire du haut de la Butte Montmartre les changements dont Paris sera le chantier, traçant de sa main effilée comme un couperet les lignes de coupe, le quadrillage architectural encore à l’état de projet dans l’esprit des architectes.

Aristide Saccard, depuis les premiers jours, sentait venir ce flot montant de la spéculation, dont l’écume allait couvrir Paris entier.

Il vivait sur la dette, parmi un peuple de créanciers qui engloutissaient au jour le jour les bénéfices scandaleux qu’il réalisait dans certaines affaires. Pendant ce temps, au même moment, des sociétés s’écroulaient sous lui, de nouveaux trous se creusaient plus profonds, par-dessus lesquels il sautait, ne pouvant les combler. Il marchait ainsi sur un terrain miné, dans une crise continuelle, soldant des notes de cinquante mille francs et ne payant pas les gages de son cocher, marchant toujours avec un aplomb de plus en plus royal, vivant avec plus de rage sur Paris sa caisse vide, d’où le fleuve d’or aux sources légendaires continuait à sortir.

[…] D’aventure en aventure, il n’avait plus que la façade dorée d’un capital absent.

Aristide Saccard avait enfin trouvé son milieu. Il s’était révélé grand spéculateur, brasseur de millions.

Renée sacrifiée, tiraillée entre une morale bourgeoise et ses appétits aiguisés par une vie de mondanités

Renée est le grand personnage du roman. Plus qu’Aristide ou que Maxime, qui poursuivent le chemin de leurs inclinations. Renée est complexe, tiraillée par des forces contraires, broyée entre les intérêts du père et du fils, soumise aux assauts d’une éducation bourgeoise fermement enracinée qui vient se fracasser sur la réalité. Comme toujours chez Zola, tout est signifiant. L’épilogue du roman, les derniers mots posés, en ce sens, sont un exemple parfaitement maîtrisé des talents du romancier. Son entreprise est circulaire. Rien n’est laissé au hasard, tout compte. Émile Zola est une sorte de démiurge tout-puissant qui dirige ses personnages, ne leur laissant aucun libre arbitre. Leurs destins se devant d’épouser le projet qu’il a conçu en amont : démontrer à travers plusieurs générations la transmission d’une tare et observer comment celle-ci s’illustre en fonction des milieux. Sachant que les personnages et les milieux dans lesquels ils évoluent sont poreux. Le milieu influe sur leurs agissements, les déterminent. Ailleurs, Renée aurait peut-être pu espérer se sauver. Zola en a décidé autrement…

Cette folle de Renée, qui était apparue une nuit dans le ciel parisien comme la fée excentrique des voluptés mondaines, était la moins analysable des femmes. Élevée au logis, elle eût sans doute émoussé, par la religion ou par quelque autre satisfaction nerveuse, les pointes des désirs dont les piqûres l’affolaient par instants. De tête, elle était bourgeoise ; elle avait une honnêteté absolue, un amour des choses logiques, une crainte du ciel et de l’enfer, une dose énorme de préjugés ; elle appartenait à son père, à cette race calme et prudente où fleurissent les vertus du foyer. Et c’était dans cette nature que germaient, que grandissaient les fantaisies prodigieuses, les curiosités sans cesse renaissantes, les désirs inavouables. […] La faute qui amena plus tard son mariage avec Saccard, ce viol brutal qu’elle subit avec une sorte d’attente épouvantée, la fit ensuite se mépriser, et fut pour beaucoup dans l’abandon de toute sa vie. Elle pensa qu’elle n’avait plus à lutter contre le mal, qu’il était en elle, que la logique l’autorisait à aller jusqu’au bout de la science mauvaise. Elle était plus encore une curiosité qu’un appétit. Jetée dans le monde du Second Empire, abandonnée à ses imaginations, entretenue d’argent, encouragée dans ses excentricités les plus tapageuses, elle se livra, le regretta, puis réussit enfin à tuer son honnêteté expirante, toujours fouettée, toujours poussée en avant par son insatiable besoin et de sentir.


Mon évaluation : 4,5/5

Date de parution : 1871. Éditions du Livre de Poche, 416 pages.


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