Plaçons dont la question juive où elle est : en Pologne, en Russie, en Roumanie, en Tchécoslovaquie, en Hongrie. Là, erre le Juif errant. […] Et, suivant le long bras du lord anglais, le Juif errant atteignit, voilà dix ans, la terre de Palestine. […] À l’ombre du bras de Lord Balfour, il y avait les Arabes.
Démonstration de la nécessité vitale de l’établissement d’un foyer national juif, 10 ans avant la mise en œuvre de la « Solution finale » (!), cette série de reportages publiés en 1929 par le journaliste français Albert Londres est le fruit de son observation puis d’une retranscription réaliste, dont le sens de l’humour et de la formule évite l’écueil misérabiliste, du dénuement des communautés juives d’Europe centrale et orientale. Vivant en étau entre une misère extrême, consécutive aux politiques d’ostracisation menées par les gouvernements – interdiction d’occuper les postes de fonctionnaires, d’employés, de travailler la terre ; zones de résidence strictement délimitées, et le spectre des pogromes, les obligeant à vivre en état d’alerte permanent.
La Pologne et la Roumanie ont acheté à la Russie, ses stocks antisémites. Le Juif, là-bas, est toujours un Juif. Peut-être est-il un homme, en tout cas, ce n’est ni un Roumain ni un Polonais. Et s’il est un homme, c’est un homme qu’il faut empêcher de grandir. De toute l’histoire des Juifs, l’Europe orientale n’a retenu que celle de Job.
10 ans avant l’Holocauste et quelques mois après le 7 octobre 2023, qui a réactivé un antisémitisme latent en Occident, ce récit édifiant atteste de la prescience d’Albert Londres concernant la nature et la persistance du « problème juif ». Tout en soulevant des interrogations existentielles demeurant encore aujourd’hui en suspens.
Le problème juif est compliqué, mais je crois qu’il se résume en une question d’air. Respirer ou ne pas respirer. Ni plus ni moins.
En entamant ce grand voyage européen à destination de la Terre promise : des Carpates, terre du Bal Chem Tov, à la Transylvanie, en passant par les montagnes de Marmaroches, l’Ukraine, la Lituanie, la Pologne, la Roumanie jusqu’aux allées ensoleillées du boulevard Rothschild à Tel Aviv ou au Mont des Oliviers, le grand reporter s’inscrit dans les pas d’une silhouette légendaire. L’allégorie de la destinée du peuple juif en exil sous les traits d’un vieillard bâton à la main, papillotes et caftan au vent, chevelure noire, chapeau large, penché en avant. Vivant en diaspora, le Juif est hôte où qu’il soit. Vulnérabilité qui rendra possible dans la pratique la Shoah.
Croient-ils donc demeurer jusqu’à la fin des siècles dans les pays où ils respirent par hasard ? Un peuple comme le nôtre doit avoir son bâton à portée de main, car les lois des pays qui l’ont recueilli deviennent parfois si mauvaises pour lui qu’il lui faut aller chercher sa vie ailleurs.
Ils s’arrêtèrent où ils étaient pour se terrer. Si la peur ouvre les yeux, elle rétrécit les horizons, aussi se tassèrent-ils dans un même quartier. Ce fut la naissance du ghetto, la patrie dans les patries. […] Alors ? Alors, c’est le ghetto, tout simplement. La résignation tiendra longtemps lieu de solution.
100 après, les choses ont-elles réellement changé ? Seule erreur d’appréciation de la part d’Albert Londres : ne pas avoir su anticiper le glissement du problème juif de l’Est vers l’Ouest. D’avoir cru naïvement que la double identité citoyenne et religieuse des « Juifs assimilés » français, allemands, autrichiens…les protégerait. Conflit identitaire (vécu entre autres par Jakob Wassermann et Stefan Zweig) que l’Allemagne nazie résoudra aisément : la nationalité est écartée, seule la race compte. Pris de court, par confiance excessive et aveuglement, les Juifs intégrés vont tarder à prendre la mesure réelle de la menace provenant de l’intérieur qui pèse sur eux. Les plus chanceux s’exileront en Amérique ou en Palestine, quand 6 millions de ceux restés sur le continent finiront fusillés et jetés dans des fosses communes ou gazés dans les camps. Finalement, de la typologie établie entre « les assimilés » (Europe de l’Ouest)/ »les emprisonnés » (dans les ghettos d’Europe centrale et orientale)/ »les illuminés » (Palestine) et les exilés, quid du plus heureux ? Bien qu’Albert Londres entrevoit dans le sionisme de Theodor Herzl une solution, il ne manque pas d’identifier les tensions inhérentes au projet, faisant de la Palestine l’épicentre d’un conflit territorial insoluble, même un siècle après. Après avoir rappelé qu’« un progrome est une espèce de rage […] comme un incendie de forêt : le premier arbre qui flambe allume tous les autres », le journaliste conclue ainsi son récit : « Vivez donc, Juifs ! de massacre en massacre… » Glaçant.
J’ai rencontré le Juif errant. Il marchait dans les Carpates, peu après le village de Volchovetz. Ses bottes étaient trouées, on voyait que ses chaussettes l’étaient aussi. Un caftan bien pris à la taille l’habillait du cou aux chevilles. Sur sa chevelure noire, un chapeau large et plat d’où s’échappaient deux papillotes soignées achevait une silhouette légendaire. Une étoffe à carreau formant double besace, dont l’une battait son ventre, l’autre son dos, pendait de son épaule gauche. Il allait à grandes enjambées, marquant son chemin dans la neige. On fit arrêter la voiture. Puis on approcha de lui. Devant notre menace, il allongea le pas. Ben l’appela. Il ne voulut pas entendre. On le rattrapa. Un regard effarouché anima son visage. C’était lui, Ahasvérus. Ses chaussures n’étaient pas encore trop usées depuis dix-neuf cents ans ! L’émotion me transportait.
La passion d’apprendre est aussi uniquement juive. Percer les mystères, faire reculer l’ombre, cravacher son intelligence qui ne galope jamais assez vite, n’atteindre un sommet de la compréhension que pour s’élancer sur un autre sommet, spéculer sur toutes causes et sur tous principes, telles sont les seules préoccupations de ces infatigables théoriciens.
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 1930. Éditions de L’Antilope dans la collection Antilopoche, 288 pages.
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