Ce n’est pas le rêve qui est mauvais, c’est l’homme qui n’est pas à la hauteur de ses rêves.
Poussé par un sentiment d’urgence à la fin de sa vie, le grand poète et dramaturge yiddish H. Leivick signe à 70 ans son premier et unique texte en prose. Et quel texte ! Le récit de son incarcération à 17 ans, pendant 6 ans (1906-1912), dans les geôles tsaristes, suivie de son assignation à perpétuité en Sibérie pour avoir pris part à la première révolution russe de 1905. Révolutionnaire et militant socialiste, H. Leivick est un humaniste convaincu, qui croit avec ferveur en la synergie qui émane du groupe. Faire communauté est synonyme de solidarité, même au plus fort du dénuement. De son expérience carcérale, qu’il aura mis cinquante ans à coucher sur le papier, le poète extrait une réflexion lumineuse sur le bien et le mal. L’homme est-il intrinsèquement bon ou mauvais ? Jusqu’où le plus « pur » des hommes guidé par un idéal peut-il se sacrifier pour une cause qu’il juge juste – donc faire primer l’esprit sur le corps, avant que ne se rappelle à lui son instinct de survie ?
Cet événement m’obsède sans arrêt, que l’homme puisse en un court laps de temps faire quinze révolutions, abattre des dizaines de trônes, se sacrifier, aller jusqu’au gibet, mais en même temps ne pas parvenir à supporter la moindre bagatelle quand il s’agit de son obscur ego. Vous, Chapiro, vous avez appelé ça, « sauver sa peau ».
Et si, en chacun de nous coexiste le bien et le mal, faut-il condamner l’humanité entière, désespérer éternellement de la condition humaine ? Que ce soit dans sa cellule partagée au bagne ou pendant la traversée de la Russie à destination de la Sibérie, le jeune révolutionnaire condamné pour son adhésion au Bund – mouvement socialiste juif, récolte les témoignages de prisonniers politiques et de droit commun. Observe comment soumis à des conditions extrêmes l’homme survit et interagit avec autrui. Interroge notre degré de résistance à la tentation, la rapidité avec laquelle un homme acculé franchit la frontière entre le bien et le mal, transgresse ses principes moraux et se trahit ou au contraire transcende sa condition par un effort de volonté.
L’essentiel, c’est que l’homme qui passe par des épreuves est purifié. Même s’il a été un criminel il cesse de l’être. Il est purifié. Il faut chercher la pureté dans l’homme.
La grande marche à travers les steppes russes agit comme la maïeutique philosophique, démêlant la pensée de H. Leivick, qui ne réfléchit plus en terme de pureté mais d’éthique. De choix. Dix ans plus tard, en 1968, le romancier américain Bernard Malamud fera le même constat. Victime arbitraire de l’absurdité du système judiciaire russe, son héros Yakov Bok, trouvera dans l’exercice de son libre arbitre la force de faire face à l’injustice du monde. En donnant un sens à notre existence, le respect d’une éthique nous élève et désentrave celui qui se sent captif des chaînes qu’il a au pied. Le débat sur le bien et le mal se résout dans l’action. La doctrine « mélioriste » de L’homme de Kiev : « c’est-à-dire que j’ai décidé d’agir en optimiste le jour où je me suis aperçu que le pessimisme m’empêchait d’agir » peut être transposée comme ceci : « c’est-à-dire que j’ai décidé d’agir en [homme juste/bon] le jour où je me suis aperçu que [mal me comporter] m’empêchait [de me respecter/considérer] ».
Mon appréciation : 3,5/5
Date de parution : 1958. Grand format et poche aux Éditions de L’Antilope, traduit du yiddish par Rachel Ertel, 512 pages.
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