Chacun d’eux avait ses raisons d’être absent, et tous reviendraient un jour. Il est difficile de dire où cela s’achève et même où cela a commencé, car on finit fatalement par se rendre compte que la linéarité n’existe pas. Tout ce qui existe, c’est ce lance-flammes délirant, ce rêve collectif dans lequel nous naissons, voyageons et mourons.
13 octobre 2007, l’enterrement du caporal Rick Brinklan, abattu à vingt ans d’une balle dans la tempe par un sniper à Bagdad, ancienne star de l’équipe de foot de New Canaan High « gaulé comme une Jeep sur laquelle on aurait étiré une solide peau de garçon de ferme » est célébré en grande pompe : défilé de bannières étoilées, cortège militaire, discours patriotiques dégoulinants. Entre cette scène d’ouverture magistrale, où tout est encore en suspens, et un final en apothéose 600 pages plus tard culminant en un feu d’artifice de vengeance et de sang, le journaliste américain Stephen Markley prend le pouls d’une Amérique radicale. Ohio reprend les codes du campus novel : passage à l’âge adulte, rituels d’intégration, violences sexuelles, drogues, alcool, emprise et jeux de pouvoir ; façon roman noir : réalisme sociale et critiques au vitriol des institutions. La narration polyphonique tient par un suspense qui ne faiblit pas faisant graviter un groupe d’adolescents autour d’un mystérieux « Meurtre qui a jamais existé ». Les trajectoires des quatre amis convergeant irrésistiblement, dix ans après avoir quitté le lycée, vers New Canaan. Petite ville de la Rust Belt, ancien fleuron de l’industrie américaine aujourd’hui à l’abandon, où fleurissent les avis d’expulsion. Miroir d’une jeunesse américaine post 9/11, désillusionnée, qui n’aura connu du rêve américain que le World Trade Center, les guerres stériles au Moyen-Orient, les crises ; économiques : des subprimes et sanitaires : des opioïdes, le nationalisme et la montée des extrémismes. Autant de marqueurs d’un modèle social à bout de souffle. Dont ils sont le reflet :
New Canaan était maudite, avait-on décidé collégialement. Leur génération, celle des cinq premières promotions du millénaire naissant, évoluait dans la vie avec un piano suspendu, au-dessus de la tête et une cible peinte sur le crâne.
« Le Kurt Cobain de New Canaan High », Ben Harrington, décède d’une overdose d’héroïne. Précédé sur cette voie par le solide quaterback Curtis Morreti. Dan Eaton a « donné sa jeunesse à la poussière » et laissé un œil en Afghanistan. Tandis que la carrière de joueur universitaire de Todd Beaufort n’a jamais décollé. Vestiges de ce groupe décimé : Kaylyn Lynn l’ancienne reine de beauté manipulatrice et retorse, Bill Ashcraft le gaucho militant complètement camé qui prend la route pour acheminer un paquet anonyme de la Louisiane à New Canaan, Stacey Moore sur les traces de son amie disparue venue régler ses comptes et Tina Ross de retour pour faire payer à son premier amour les humiliations qu’il lui a infligées. Une nuit chaude de juillet 2013, la malédiction planant sur la petite ville du Midwest américain est mise à exécution. Dévastateur, addictif et poisseux, mais aussi touchant par sa nostalgie de l’âge de tous les possibles, Ohio figure les ratages individuels à l’aune d’un échec collectif de société. Il est même étourdissant de se dire qu’il s’agit là d’un premier roman, cruel, décapant, jouant sur la mythologie d’une commune de province désaffectée « berceau du maïs et de la rouille » pour en faire le théâtre d’une tragédie écrite dix ans auparavant. Le style fulgurant achevant de propulser Stephen Markley au sommet des lettres américaines !
L’histoire est faite de cycles et nous en sommes le produit, même si nous ne les comprenons pas sur le moment. Cycles de la politique, de l’exploitation, de l’immigration, de l’organisation, de l’accumulation, de la distribution, de la peine, du désespoir, de l’espoir. La grande erreur, c’est de croire qu’on vit un moment inédit.
Mon appréciation : 5/5
GRAND PRIX DE LITTÉRATURE AMÉRICAINE 2020
Date de parution : 2018. Grand format aux Éditions Albin Michel dans la collection Terres d’Amérique et poche au Livre de Poche, traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé, 640 pages.
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