Aucun de nous trois ne trahit jamais sa parole, et on n’en parla même plus entre nous. Il s’agissait d’un pacte secret et contraignant, contracté par une famille brillant par sa stupidité et que ses protocoles de déni menèrent au désastre. Et c’est en silence qu’on honora notre honte, jurée indicible.
L’adage veut que la souffrance serve de terreau fertile au processus créatif. Les fêlures creusées par les épreuves dans le subconscient de l’artiste le rendant plus poreux au monde environnant. Sa sensibilité, ainsi exacerbée, approcherait une vérité indicible. Le génie de l’immense poétesse féministe Savannah Wingo, éclatant dans des élégies déchirantes, relève de ce savant mélange d’acuité, de névroses et d’épisodes traumatiques refoulés.
Depuis sa plus tendre enfance, Savannah avait été désignée pour porter le poids de la psychose accumulée dans notre famille. Sa sensibilité lumineuse la livrait à la violence et au ressentiment de toute la maison et nous faisions d’elle le réservoir où s’accumulait l’amertume. […] Comme il en allait de tous les grands poètes féminins de notre siècle, l’impérissable beauté de son art se nourrissait de ses propres blessures et déchirements.
Acculé, l’esprit puise dans la matière d’une histoire familiale chaotique des trésors de poésie. Un certain talent à sublimer des souvenirs meurtriers. En écrivant Le Prince des marées, inspiré de sa vie dans le Sud des États-Unis, Pat Conroy fait d’une enfance saccagée la matière d’un monument de la littérature américaine, érigeant au rang de chef-d’œuvre la chronique lyrique d’une lignée maudite :
L’histoire des Wingo est une histoire faite d’humour, de grotesque et de tragédie. Avec une prédominance pour la tragédie […] une histoire d’eau salée, de bateaux et de crevettes, de larmes et de tempêtes.
Installé avec sa femme sur la véranda de sa maison de Sullivan’s Island, près de la ville portuaire de Charleston en Caroline du Sud, Tom Wingo reçoit un appel de sa mère lui indiquant que sa sœur, qui a coupé tout contact depuis trois ans, a été internée en hôpital psychiatrique après une énième tentative de suicide. Tom se précipite à son chevet, désertant son foyer avec d’autant plus d’empressement que Sallie vient de lui annoncer avoir une liaison. Cette débâcle maritale, découlant directement de sa propre lâcheté à confronter son passé, vient clore la spirale d’échecs initiée par la mort de son frère Luke, sa dépression, suivie de son licenciement.
Tellement de choses sont la faute de tes parents, Tom. Où commence ta responsabilité propre ? À quel moment de ta vie devient-elle ton affaire à toi ? À partir de quand acceptes-tu d’endosser l’appréciation positive ou négative de tes actes ?
Optant pour l’oubli, Tom a entamé une fuite en avant, n’imaginant pas qu’un jour les souvenirs enfouis resurgiraient avec une violence décuplée.
Mes parents avaient réussi à me rendre étranger à moi-même. » « J’étais tombé dans le piège que je m’étais tendu à moi-même en acceptant au pied de la lettre la définition du moi conçue par mes parents. […] J’avais besoin de renouer avec une chose que j’avais perdue. Et quelque part, j’avais perdu le contact avec l’homme qui existait potentiellement en moi.
Des hauteurs de Manhattan, le temps d’un été, dans une ultime tentative pour sauver sa jumelle névrotique, Tom s’attelle à l’autopsie de sa famille. Déroule la chronologie des événements que la mémoire lacunaire de Savannah a censurés. Officiant en tant que « glaneur du passé troublé de sa sœur » pour enfin comprendre la nature de « la terreur débilitante et floue » qui nourrit ses hallucinations. Démarre une descente dans un monde souterrain. Au fil des séances et des anecdotes racontées, une complicité mâtinée de séduction née entre Tom Wingo et le docteur Lowenstein, ainsi qu’une image plus nette des traumatismes subis. Un père pêcheur de crevettes vulnérable, faible, tyrannique et instable, dont dans la violence sert d’exutoire à sa frustration d’être un mari humilié. Lila Wingo est une femme ambitieuse, as de la manipulation et du chantage affectif pratiqué sur ses enfants, suivant une stratégie efficace du diviser pour mieux régner. À l’étroit dans son rôle de femme au foyer, elle rêve de s’introduire dans la bourgeoisie sudiste conformiste de Colleton County. Ascension sociale freinée par le dénuement qu’Henri Wingo, homme d’affaires raté, leur a imposé. Ce désir d’émancipation aura l’effet d’une bombe à retardement soufflant les vestiges d’une fratrie déjà meurtrie. Face à la défaillance de leurs parents, Tom, Savannah et Luke activent des mécanismes de survie. Refoulement post-traumatique, création artistique, militantisme à la limite du fanatisme, ou dans le cas de Tom une certaine inertie l’empêchant d’avancer. Une stratégie d’auto-défense visant à se retrancher derrière un humour caustique et un détachement de façade. Prêt à tout pour sauver sa sœur de cette spirale auto-destructrice, Tom va devoir briser le mur du silence. Retracer étape par étape l’agonie familiale jusqu’au drame qui a scellé leur destin. Un secret que leur mère, sous couvert de « loyauté familiale » leur a fait promettre de ne jamais révéler.
Seule Savannah rompit le pacte, mais avec une majesté sans parole, terrible. Trois jours après, elle s’ouvrit les veines des poignets pour la première fois. Ma mère avait éduqué une fille qui savait se taire mais ignorait le mensonge.
Brouillant la frontière entre le thérapeute et son patient, Susan Lowenstein le conduit en douceur vers cette ultime confession. La parole enfin libérée, le processus de reconstruction peut commencer. Pavé de plus de mille pages, Le Prince des marées est une bouleversante fresque familiale au suspense croissant. Une illustration aboutie de l’incipit d’Anna Karénine : « Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon » et la démonstration magistrale des vertus d’un travail psychanalytique pour contrer les effets du refoulement et d’une interprétation parcellaire des événements. Le souffle romanesque puissant, la solidarité entre les enfants, les épisodes savoureux comme la vengeance façon « Tortue de chez les Newbury », l’humour omniprésent, compose un page turner lumineux, transfiguré par l’amour d’une fratrie soudée, venant compenser le constat inéluctable et déprimant d’un processus éducatif impliquant la destruction systématique des enfants par les parents dans leur tentative maladroite de ne pas reproduire les schémas vécus. Si de nombreux enseignements sont dispensés par Pat Conroy dans cette somme colossale, suggérant que l’écrivain a longtemps maturé son sujet, l’un, précieux, situe le passage à l’âge adulte au moment charnière où l’on est prêt à pardonner à ses parents « d’être exactement ce qu’ils étaient destinés à être », soit « de n’être pas nés parfaits ».
Ma vie ne commença réellement qu’à dater du jour où je trouvai en moi la force de pardonner à mon père d’avoir fait de mon enfance une longue marche de terreur.
C’est ce long processus de réconciliation, culminant le jour où le regard plus distant de l’adulte éclipse celui de l’enfant blessé, que Tom Wingo entreprend. Un voyage psychanalytique dans les limbes de l’inconscient d’une poétesse de génie façonnée par les basses-terres marécageuses du Sud raciste, anciennement ségrégationniste, des États-Unis.
Quand un enfant subit la réprobation de ses parents, surtout si les parents jouent de cette réprobation, il n’y aura jamais pour lui d’aube nouvelle lui permettant de se convaincre de sa propre valeur. Une enfance saccagée ne se répare pas. Le dindon d’une telle farce ne peut pas avoir d’autre espoir que celui de surnager.
Et pourtant, Pat Conroy croit aux pouvoirs réparateurs du pardon et au miracle de la rédemption. Et moi, en la faculté d’un pays aussi miné par le fanatisme de nous offrir, de temps en temps, de tels monuments littéraires, encapsulant en quelques centaines de pages salvatrices toute la richesse et les contradictions de notre condition d’être humain.
Mon appréciation : 5/5
Date de parution : 1986. Grand format aux Éditions Albin Michel et poche au Livre de Poche, traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Cartano, 1 080 pages.
Un grand merci à la collection Terres d’Amérique qui l’a réédité alors qu’il était indisponible depuis des années !
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