Comme tous les grands politiques, Vladimir Poutine appartient à la race des grands acteurs : l’acteur qui se met lui-même en scène, qui n’a pas besoin de jouer parce qu’il est à tel point pénétré par le rôle que l’intrigue de la pièce est devenue son histoire, elle coule dans ses veines.
Pendant quinze années, Vadim Baranov, personnage énigmatique et secret, a arpenté les couloirs du Kremlin en qualité de conseiller du président de la Fédération de Russie. Mais qui est ce nouveau Raspoutine, l’homme de l’ombre qui murmure à l’oreille de Poutine ? À sa démission, rien ne filtre. Un communiqué expéditif. Le temps d’un entretien, le chef de la propagande se confie. Commence une plongée dans les arcanes du pouvoir russe. La chute de l’URSS, le règne des oligarques, dont la stratégie à l’orée du nouveau millénaire de miser sur un homme de paille en optant pour l’ex-chef du KGB pour succéder au président sortant Eltsine leur a échappé.
La montée en puissance des oligarques s’était produite pendant cette sorte d’entracte féodal qui avait suivi la chute du régime soviétique. […] Quand ils avaient décidé de parier sur Poutine, les oligarques pensaient simplement changer de représentant, pas changer de système.
Avec l’arrivée au pouvoir de « l’homme blond pâle aux traits décolorés » et « regard minéral » tiré de son cabinet des services secrets, une nouvelle ère s’ouvre. Celle de « la verticale du pouvoir », « la seule réponse satisfaisante, l’unique capable de calmer l’angoisse de l’homme exposé à la férocité du monde ». Le mage du Kremlin met en lumière notre erreur d’appréciation : avoir sous-estimé la puissance de l’humiliation qu’a représenté l’effondrement de l’empire soviétique et son effritement pour Poutine. Une idée fixe née : restaurer l’empire russe sur la scène internationale, en prenant de court les puissances occidentales. Publié quelques semaines après le début de la guerre en Ukraine, le premier roman du politologue italo-suisse Giuliano da Empoli, atteste d’une prescience vertigineuse. Ou peut-être que tous les ingrédients d’une guerre imminente étaient là, sous nos yeux d’Occidentaux, si peu habitués à l’exercice du « pouvoir à l’état pur ».
L’empire du Tsar naissait de la guerre et il était logique qu’à la fin il retournât à la guerre.
Le destin du milliardaire Mikhaïl Khodorkovski préfigurait déjà celui de l’opposant Alexeï Navalny…
Le message devait être clair : de la une du Forbes à la prison, il n’y a qu’un pas si le Tsar décide de te le faire franchir.
Ancien collaborateur, golden boy de la finance ou dissident politique, personne n’est intouchable. La punition est arbitraire, aléatoire et implacable. Si d’aucuns lui attribuent des pouvoirs surnaturels, Giuliano da Empoli montre que l’ascension du dictateur omnipotent aux velléités expansionnistes repose sur trois composantes : une humiliation originelle – alimentant un désir de vengeance, la poursuite d’une idée fixe – restaurer la grandeur d’un « empire perdu », et « la capacité à saisir les circonstances ; ne pas prétendre les diriger mais les saisir d’une main ferme », que viennent solidifier de grandes purges, des outils de propagande, l’étouffement de la dissidence… Outre cet éclairage édifiant et terrifiant de l’actualité faisant état d’un pays de 150 millions de citoyens dirigé par un leader hors-sol orchestrant en coulisse une stratégie du chaos, le grand mérite de Giuliano da Empoli réside dans le désaxement qu’il nous oblige à opérer en distinguant la nature du pouvoir entre la Russie et l’Occident, nous donnant ainsi des clés pour comprendre notre aveuglement. Maigre réconfort après cette lecture, se rappeler que :
Aussi excitante soit-elle notre époque n’est que l’énième variation de la comédie dont les infimes variations se déploient au cours des siècles.
Mon appréciation : 3,5/5
Date de parution : 2022. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, 320 pages.
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