En Amérique, ces tragédies ne sont pas rares. La mort de l’idéaliste, d’un homme désintéressé. C’est le prix à payer quand on affronte la marée noire de l’ignorance et de la superstition. Il y a une guerre aux États-Unis – cette guerre est là depuis toujours. Les rationalistes parmi nous ne peuvent l’emporter, car le penchant américain pour l’irrationalité est plus fort, plus primordial et plus virulent.
Le 2 novembre 1999, à Muskegee Falls dans l’Ohio, le médecin avorteur Augustus Voorhees, militant pro-choice, activiste féministe défendant le droit des femmes à disposer de leur corps, est abattu devant le centre des femmes du comté de Broome par Luther Dunphy, soldat de l’armée de Dieu, de plusieurs balles à bout portant. Au moment des faits, Gus Voorhees figurait en troisième position sur la liste : Avis de recherche des tueurs d’enfants sont parmi nous, qui circule dans les milieux fondamentalistes chrétiens, comme une invitation à exécuter. Quel enchaînement d’événements entraîne un père de famille croyant, militant pro-life, à s’arroger le droit de tuer un homme de sang-froid ? Par une lecture littérale des textes bibliques, Luther Dunphy s’érige en martyr du droit à la vie. La genèse ne dit-elle pas :
Si quelqu’un verse le sang de l’homme, par l’homme son sang sera versé, car Dieu a fait l’homme à Son image. […] Fais confiance à Jésus. Si Jésus demeure dans ton cœur, tu ne peux pas faire le mal. Et aucun mal ne te sera fait.
Fanatisme religieux vs rationalité scientifique, pro-life vs pro-choice, obscurantisme vs progressisme, républicains conservateurs vs démocrates…ce dualisme incarné par les combats de deux hommes placés aux extrémités de l’échiquier politique, aurait pu donner libre cours à une lecture manichéenne de la société américaine. Un affrontement assez binaire entre le bien et le mal. C’est sans compter sur le talent immense de Joyce Carol Oates qui prend à bras-le-corps la guerre religieuse sévissant aux États-Unis, opposant idéalistes et fondamentalistes, et se cristallisant sur le terrain du droit à l’avortement, pour en faire la matière d’une somme colossale plongeant aux sources d’une Amérique radicale. Le corps des femmes faisant office de de champ de bataille.
Il me fallait un certain temps pour comprendre qu’ils parlaient d’une guerre à l’intérieur des États-Unis, chrétiens contre athées, pour l’âme de l’Amérique.
Le droit à l’avortement n’est pas tant le sujet principal du roman qu’un catalyseur d’émotion propice à observer comment une idéologie, de quelque nature qu’elle soit, conduit deux pères jusqu’au-boutistes à sacrifier leur famille au nom d’une cause qu’ils jugent juste. Comment l’onde de choc provoquée par un événement dramatique se répercute sur la vie des survivants. Altère le destin fracassé des « enfants du désastre », « dommages collatéraux » laissés sur le carreau. Comment les partis politiques radicalisent l’opinion en instrumentalisant des enjeux de santé publique, capitalisant sur la frustration d’une frange de la population guidée par une foi aveugle. La Constitution, garantissant par le premier Amendement la liberté d’expression, et par le second le port d’armes, participe non seulement à l’établissement de poches de radicalisation sur le territoire, mais également à leur armement. Faisant le jeu d’un « patriotisme écœurant et servile. Un patriotisme qui est un Dieu-isme car ils sont tous chrétiens. » Aux origines de la violence : une humiliation originelle, un sentiment de frustration, et une culpabilité terrible. Notamment celle d’avoir causé la mort par accident de son enfant. À cela, s’ajoute un système patriarcal donnant libre cours à des prises de décisions unilatérales. À cet égard, le retour à la vie d’Edna Mae, suite à l’exécution de son mari et des années de léthargie, montre le poids de la domination masculine au sein du foyer. Quant aux enfants, dont les destinées sont conditionnées par les choix des parents, un long tunnel les attend. Des années à consumer leur colère et essorer leur douleur pour espérer s’en libérer. En filigrane, la romancière américaine, dont l’œuvre prolifique ausculte avec férocité, minutieusement, pesant tous les arguments, les démons de l’Amérique, pose la question de l’allégeance. Quid d’un pays « démocratique » où – pour certains – la loi divine, considérée comme sacrée, donc supérieure, a la primauté sur la loi séculière ? Et qui, par un raisonnement déductif fallacieux, transforme le meurtre d’un médecin avorteur en un « homicide justifiable », un acte de « légitime défense », plutôt qu’un exutoire émotionnel aux engouements irrationnels de citoyens déséquilibrés. Fine observatrice des dérives de son pays, tout muscles bandés, Joyce Carol Oates prend la plume comme on entrerait sur le ring et déploie deux trajectoires familiales en miroir, convergeant, après 850 pages d’une écriture serrée, addictive et suffocante, tellement précise qu’elle en devient immersive, vers un affrontement final, où pointe l’espoir d’une réconciliation. La possibilité d’une reconstruction par la reconnaissance mutuelle d’une douleur commune, d’un deuil à vif impossible à faire, sauf à le partager.
Dans la consolation de leur chagrin, elles se tenaient embrassées et voulaient ne jamais se déprendre.
JCO, future prix Nobel de littérature ?
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 2007. Grand format aux Éditions Philippe Rey et poche aux Éditions Points, traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Seban, 864 pages.
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