Certains hommes naissent déjà construits, tandis que d’autres doivent atteindre cet état de félicité au prix d’une lutte qui leur permettra d’achever l’ordre. Il ne s’agit pas d’une perte à proprement parler ; au bout du compte, une telle quête devient le sujet même de la littérature.
Par ces mots, Bernard Malamud, représentant à l’instar de Philip Roth et Saul Bellow d’une littérature juive américaine – appellation controversée qu’il serait judicieux de ranger dans la catégorie plus large, celle-ci attestée, d’une littérature juive de la Diaspora – résume toute son œuvre. Le projet sous-jacent qui relie par un fil invisible ses écrits. Confrontés à des épreuves, ses héros doivent lutter contre leurs penchants naturels : opportunisme et refus de s’engager, à travers le personnage de Yakov Bok, victime de l’absurdité du système judiciaire dans son chef-d’œuvre : L’homme de Kiev ; ou ici, les préjugés antisémites et la criminalité.
Si vous voulez la vérité, dit-il, je n’aimais pas beaucoup les Juifs. […] Je veux dire autrefois…avant de les connaître, poursuivit Frank le front inondé de sueur. Je me faisais toutes sortes d’idées… – C’est souvent comme ça, dit Morris. Et, une fois de plus, la confession n’alla pas plus loin.
Puisant dans son expérience personnelle, Bernard Malamud transpose dans Le commis le Brooklyn de son enfance. Celui des années 50, des immigrés juifs new-yorkais ayant fui les pogroms en Russie. Faisant d’une épicerie au bord de la faillite, où les regrets des uns, les remords et espoirs des autres s’entrechoquent, le décor d’un huis clos au potentiel tragique inattendu. Dans un style limpide, rendant compte de la vie rétrécie par la pauvreté de petits boutiquiers, sans effet de manche, à même de décontenancer au début le lecteur, pour finalement se révéler au fil des pages un tour de force nous rendant captifs, avides de connaître la chute, réside la magie de Bernard Malamud. Quelle issue attend Morris Bober, l’épicier ruiné immigré d’Europe de l’Est qui joue depuis 21 ans de malchance, laquelle s’est dernièrement manifestée par la présence dans son échoppe de deux bandits venus le cambrioler ? L’ambition de sa fille Helen de suivre un cursus littéraire à l’université, faute de moyens financiers, est-elle définitivement enterrée ? Quant à Frank Alpine, quel sombre secret cachent ses manières empressées, son acharnement à seconder l’épicier ? Comme si par sa dévotion, l’orphelin de mère abandonné par son père cherchait à expier quelques péchés, à soulager sa conscience et s’amender. Le temps de sa convalescence, l’épicier juif accepte l’aide du « goy », lui pardonnant au passage les vols quotidiens d’une bouteille de lait et de deux pains, plus quelques petits larcins. La proximité favorise l’abaissement des barrières, dont celle en apparence infranchissable de la judéité. Si bien qu’Helen Bober, qui a appris à apprécier ses qualités, se rapproche du commis. Mais la proximité et l’amour, suffisent-ils à rendre figure humaine à celui que l’on considérait, il y a encore peu, comme un étranger ? Une des leçons du Commis tient à ce que les Hommes ne sont pas d’un seul tenant, bons ou mauvais, fanatiques ou tolérants, mais en constante évolution. Suivant la doctrine du juge d’instruction Bibikov (L’homme de Kiev) adepte du « méliorisme » : « c’est-à-dire que j’ai décidé d’agir en optimiste le jour où je me suis aperçu que le pessimisme m’empêchait d’agir », Bernard Malamud ne condamne jamais ses personnages, ni ne cède à la facilité en portant sur eux des jugements définitifs. Il revient à chacun de choisir son chemin vers le bien. Par sa bonté, sa droiture morale, Morris Bober active chez son employé un processus intérieur qui le modifie en profondeur. En cela, Bernard Malamud est un grand humaniste, puisqu’il croit en la capacité des êtres, par leurs choix, à s’élever. Travail laborieux qui passe par l’observance de valeurs morales. De la Loi, soit chez les Juifs de la Torah. L’honnêteté, la pénitence et la confession sont au cœur du processus de rédemption. En nous rendant acteurs, et non plus simples spectateurs de nos vies, état auquel nous condamne l’idée d’un destin tout tracé, l’écrivain américain réaffirme l’importance du libre arbitre dans l’existence, tout en n’occultant pas les devoirs auxquels il incombe à chacun de se plier.
[…] mais ce n’est pas être libre que d’obéir à son instinct […] à sa grande surprise, le sens de ce qu’elle venait de dire lui apparut clairement. Cette discipline qu’elle s’imposait, voilà ce qui lui avait toujours manqué. […] Depuis le jour où il avait reçu Helen dans sa chambre, il était poursuivi par ce qu’elle lui avait dit sur la nécessité de s’imposer une règle de conduite. Il se demandait pourquoi ses mots l’avaient tant ému, pourquoi ils cognaient dans son esprit comme une baguette sur un tambour. À force de réfléchir, il avait découvert ce qu’il y avait de beau dans cette notion de discipline : quelqu’un qui possédait une parfaite maîtrise de soi pouvait diriger les événements à son gré, réussir dans toutes les entreprises et même faire le bien s’il le voulait.
Tenant autant de la fable allégorique que du roman d’apprentissage, Le commis est un texte véhiculant un message d’espoir fort et dispensant un enseignement important, qu’il faut laisser infuser pour en saisir toute la portée.
Mon appréciation : 3,5/5
Date de parution : 1957. Grand format et poche aux Éditions Rivages, traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Cohen, 340 pages.
Qu'en pensez-vous ?