Charlie avait décidé de devenir écrivain. Il avait l’impression d’avoir tant à dire. À présent, il savait qu’il n’en dirait rien. La plupart des choses avaient déjà été dites. Le reste n’avait pas besoin d’être exprimé. S’il abandonnait, le monde ne perdrait rien. Il avait eu de la valeur en tant que romancier potentiel, mais il n’en avait plus.
Un dernier verre au bar sans nom… La beauté du titre, ainsi que l’histoire éditoriale insolite qui se cache derrière la publication de ce manuscrit inachevé rendent un vibrant hommage aux rêves d’écriture d’aspirants romanciers symboles de la beat generation. Un texte posthume lumineux sur la création littéraire, la douleur de ne pas parvenir à coucher sur le papier ses idées et les tourments de ceux qui ne perceront jamais, dilués dans les valeurs d’alcool des bars interlopes de la côte Ouest des États-Unis, reliant l’Oregon à la Californie. Avec Don Carpenter, on est loin du road trip masculin à la Kerouac, où les femmes font tapisserie. Dans ce magnifique roman sur lequel plane une douce nostalgie, Don Carpenter dément le cliché viriliste, en campant des personnages masculins traversés par des doutes existentiels. Des questionnements quant à leur valeur d’écrivains, amants, époux, amis. Et de femmes émancipées qui infléchissent leur destin. Mariés au sortir de l’université, le couple Jaime et Charlie est emblématique d’une Amérique marginale pré hippie entre deux interventions américaines armées à l’étranger : la guerre de Corée, suivie du Vietnam. Fin des années cinquante, le couple se rencontre sur les bancs de l’université, le bébé suit rapidement. Jaime a dix-neuf ans, a été élevée dans une maison victorienne perchée sur les hauteurs de San Francisco, très classe moyenne – tranche haute – américaine. Vétéran de la guerre de Corée, Charlie est, quant à lui, promis à une brillante carrière littéraire. De son expérience militaire des camps de prisonniers, il ambitionne d’en tirer un Moby Dick de la guerre. Une somme monumentale, épique. Une révolution des lettres américaines qui demeurera à l’état embryonnaire, quand Jaime prendra de court le groupe de Portland : Charlie, Dick, Linda, Stan et Marty en publiant son « petit » roman. Une chronique familiale sans grande envergure, pourtant plébiscitée par le New York Times. Comment expliquer un tel succès quand Charlie voit son grand roman tronçonné, passé au moulinet des scénaristes hollywoodiens, Dick peine à placer ses nouvelles dans les pages de Playboy et Stan réalise une percée dans le polar de gare ? La jeunesse envolée, les grandes ambitions s’essoufflent et l’amour, entamé par les désillusions, la médiocrité pointant chez le compagnon idéalisé, subit les ravages du temps. En cela, Don Carpenter nous offre une scène d’anthologie lorsque Charlie pète un plomb quand sa femme lui annonce avoir achevé son premier roman. Une fuite qui en dit long sur la difficulté au sein du couple à saluer les succès de l’autre sans y voir en miroir ses propres échecs, à faire cohabiter amour et ambition tout en évitant que la jalousie et le cynisme ne tarissent les sentiments.
Mais allongée dans son lit ce soir-là, l’estomac noué, elle réfléchit à l’effet dévastateur que son roman avait dû avoir sur lui. Un homme aussi bon ne pouvait sans doute pas faire face à la montée de la jalousie, de l’envie, de la rage qui l’avait saisi en voyant que Jaime avait réussi là où lui-même échouait. Il n’avait certainement pas pu affronter le flot de laideur qui émanait de lui. Du coup, constatant les vices inhérents à son caractère, il s’était enfui avec une femme.
Mon appréciation : 4/5
Date de parution : œuvre posthume. Nouvelle édition aux Éditions Cambourakis, traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, 384 pages.
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