Puisqu’ils prenaient notre vie, c’est qu’elle était un trésor, puisque les miens étaient morts j’étais dépositaire de leurs vies. Ils m’avaient légué leur passé, ce qu’ils auraient pu devenir et ce qu’ils avaient vécu de joies et de peine. […] Et par moi vivait la vengeance. J’ai décidé de vivre. J’ai décidé de m’enfuir. Au nom de tous les miens.
Témoin de l’édification des murs du ghetto de Varsovie, chef à seulement 17 ans d’une organisation de contrebande approvisionnant les siens crevant de faim en denrées alimentaires via des réseaux clandestins, déporté à Treblinka – seul membre de sa famille à avoir survécu, combattant acharné qui, après son évasion du camp prend part à l’insurrection du ghetto, chasseur de collabos aux côtés des partisans cachés dans les forêts de Lublin, plus tard de la N.K.V.D, venant grossir les rangs de l’Armée rouge faisant marche sur Berlin, Martin Gray aura été de tous les combats pendant la Seconde Guerre mondiale. La rage au ventre, le désir de vivre chevillé au corps et la volonté de faire payer à ceux qui ont décimé son peuple, sa mère, ses frères, son père abattu d’une balle devant ses yeux, ses compagnons de lutte. Son arme : une intelligence rare dans la perception des événements, la capacité à rebondir, s’adapter, troquer l’étoile bleue sur fond blanc pour le brassard rouge à croix gammée, à se glisser dans la peau d’un jeune polonais aryen, d’un camarade soviétique ou d’un nouvel émigrant américain. Avec une constance de jugement. Une éthique claire. « Il faut faire attention, maintenant nous sommes les plus forts. Il faut être deux fois un homme. » En somme, un opportunisme périlleux combinant ingéniosité et droiture morale, permise par une résistance psychique au mal le retenant de franchir la ligne de démarcation victime/tortionnaire que d’aucuns transgresseront :
Mais pourquoi survivre si je devenais moi aussi un bourreau ? […] ils faisaient germer en nous la graine de la lâcheté. Ils voulaient nous détruire et nous pourrir.
De toutes les horreurs endurées, la révélation la plus violente réside certainement pour l’adolescent dans le constat que le mal est consubstantiel à la nature humaine, en sa versatilité, avec pour corollaire la lâcheté.
Des chiens comme des hommes on pouvait faire n’importe quoi. Il n’y avait ni homme, ni chien, ni race maudite, seulement des hommes qui étaient devenus des bourreaux, d’autres qui les avaient dressés, peut-être des sociétés qui fabriquaient plus que d’autres des bourreaux.
La bête n’a rien à envier au paysan polonais dénonçant par intérêts une famille juive cachée ou au SS agissant en toute impunité, fixant aux 400 000 Juifs agglutinés sur une superficie de 300 hectares à 200 calories le besoin énergétique journalier.
Ici était le fond. Le fond de la vie, le fond de l’homme. Car les bourreaux avaient visages d’hommes, ils étaient semblables à ces corps que je jetais, ils étaient pareils à moi. Et ils avaient inventé cette fabrique à tuer.
Les oreilles bourdonnant la journée du bruit régulier de l’excavatrice creusant le sable jaune de Treblinka et la nuit, du son mat de la caisse retirée au rythme du « Enlevez » suivi de celui du corps qui tombe, Martin Gray, assigné au camp du bas, effectue son travail de « Totenjuden : Juif de la mort ». Effectuant la navette des chambres à gaz aux fosses communes, empilant les cadavres sur des brancards et étranglant de ses mains les enfants encore vivants. Détourner le regard, succomber à la cécité face au malheur des siens, jamais. Martin Gray veut être témoin « de ce royaume où chacun se prolongeait par miracle », pour raconter plus tard.
Moi, je voulais voir. Ce n’était même plus la volonté de vendre qui me poussait dans les rues tous les matins mais bien celle de regarder, d’enregistrer, de savoir : les événements étaient devenus pour moi comme un alcool. Il fallait que je sache, que je prenne ce monde sauvage dans mes yeux, dans ma tête, pour dire un jour tout ce que j’avais vu, tout ce que nous avions souffert.
« Je veux savoir car je ne veux pas me laisser enfermer. » Puisqu’il le sait, il survivra, et en fondant à son tour une famille refera vivre les 6 millions de morts en donnant la vie. Faire jaillir la lumière là où d’autres s’activent à sonder toujours plus avant les ténèbres de la nature humaine, en perfectionnant leur fabrique à tuer. Au nom de quoi ? D’une idéologie, mais sans doute aussi par lâcheté, haine viscérale et jalousie. Résultat d’un mal-être profondément enraciné mâtiné de dégoût de soi. Le résultat de ce récit de survie autobiographique écrit à quatre mains avec Max Gallo qui a enregistré Martin Gray est un morceau de bravoure et une leçon d’humanité. D’autant plus qu’après avoir vu périr dans les camps toute sa famille, avoir assisté à la déliquescence morale de son pays et l’avilissement de la civilisation européenne ayant coopéré avec les nazis, Martin Gray a perdu sa femme et ses quatre enfants dans un incendie. Les mots de Max Gallo en préface ne sont pas de trop pour qualifier cette œuvre : « au croisement de l’histoire et d’un destin extrême ». « Martin Gray avait vécu le paroxysme de notre temps héroïque et barbare. Il témoignait pour son peuple martyr et indestructible. » « Sa vie est un engagement. » L’écrivain exprimera aussi son sentiment d’impuissance à se faire entendre auprès de ceux qui refusent d’écouter. Confessant son échec douloureux à alerter la population juive de ce qui l’attendait.
Ils ne voulaient pas me croire parce que le gouffre fait peur, et qu’ils préféraient ne pas voir, ne pas savoir ; ils ne pouvaient pas me croire parce qu’il était impossible d’imaginer Treblinka. Un homme sain ne peut pas comprendre qu’il est promis à la mort. […] Je ne pouvais pas montrer les cadavres, mes mains n’étaient que des mains, qui savait qu’elles avaient soulevé des centaines de corps ? Mes mots n’étaient que des mots.
Au nom de tous les miens est l’un des textes les plus importants du XXe siècle. Un récit bouleversant traversé par une fureur et une énergie intarissables, retraçant le destin tragique d’« un homme vrai, et debout » qui, refusant de succomber au défaitisme, a affiché face aux épreuves une résilience et une vitalité hors du commun.
C’était le jeu de la vie et de la mort. Ils serraient le lacet autour de notre cou, méthodiquement, et nous avions de plus en plus besoin d’air. J’apportais un peu de cet air. Mais les enchères montaient toujours.
Il fallait décider d’aller jusqu’à la tanière des bourreaux, rendre coup pour coup. Mourir les armes à la main ne suffisait pas. Il fallait vaincre, définitivement, les écraser sous nos talons. » […] C’était le moment de l’épreuve, j’étais avec les miens une arme à la main, nous allions commencer à leur faire payer et la dette était immense.
Nos vies avaient la résistance de la pierre et nos pierres l’éternité de la vie.
Venger les miens, tout mon peuple, c’était faire surgir une autre famille, jeter d’autres graines dans le sol et les protéger.
Allons, frères, je ne réussirai jamais à vous venger complètement et même si j’y réussissais vous ne revivriez pas. C’est ma défaite. La mort ne se rachète pas. Seule une autre vie peut l’effacer. D’autres vies.
et s’il y avait des bourreaux dans chaque camp, je ne serais jamais avec eux. Et si aucun des systèmes organisés par les hommes, dirigés par les Grands qu’on voyait passer en limousine noire ne me convient, je fonderai mon système, mon organisation, ma famille, une femme, des fils autour de moi, tous groupés comme dans une forteresse, liés entre nous par le sang et l’amour. Je construirai ma forteresse, mon château, pour eux.
Et parce que j’avais souffert, je me sentais juif jusqu’au plus profond de moi. Fier et heureux d’être juif car nous étions restés vivants et debout malgré la rage des bourreaux et l’indifférence du monde.
Mon appréciation : 5/5
Écrit par Max Gallo sur la base du témoignage de Martin Gray. Date de parution : 1971. Éditions Robert Laffont, poche aux Éditions Pocket, 384 pages.
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