« Au commencement est la mélancolie, la mélancolie d’être un homme ; l’âme qui saura la regarder jusqu’à son fond et la faire résonner en chacun, cette âme seule sera l’âme d’un artiste – d’un écrivain. » Qu’est-ce que cherche l’auteur en écrivant – à l’affût du mot précis comme il affûterait ses outils – et le lecteur en le lisant – cherchant avidement dans le récit des traces d’une résonance avec sa propre vie ? En 1938, un écrivain sénégalais publie sous le pseudonyme : T. C. Elimane ; abréviation aussi énigmatique que son absence médiatique ; un chef-d’œuvre. Livre unique aussitôt sous les feux de la critique : La Revue des deux Mondes vante les mérites de l’instruction dans les colonies, les colonnes du Figaro circonscrivent l’ambition littéraire à son enveloppe : « ce livre est la bave d’un sauvage », quant à l’avis plus nuancé de La Revue de Paris, il déplore tout de même un manque de « couleur tropicale, d’exotisme, trop peu de nègres », finalement… Pressenti pour les plus prestigieux prix, monté en épingle ou cloué au pilori, les journalistes s’étripent par journaux interposés à son sujet – ce qui sous la plume caustique et féroce de Mohamed Mbougar Sarr donne lieu à des joutes oratoires jubilatoires, un concentré de la médiocrité des médias français. Avant que des accusations de plagiat ne viennent éclabousser le « Rimbaud nègre » du journal l’Humanité. L’imposture révélée, Le Labyrinthe de l’inhumain apparaît comme un patchwork composé d’emprunts aux grandes œuvres classiques, tissés avec érudition – procédé forçant l’admiration, à une narration de sa propre invention. Les éditeurs ruinés et acculés ferment boutique. La polémique retombée, le livre rejoint la liste noire des œuvres controversées au parfum de soufre oubliées. En 2018, alors qu’il n’est plus édité depuis des décennies, Diégane Latyr Faye met la main sur l’un des derniers exemplaires. Envoûté par la prose hypnotique de l’écrivain sénégalais – comme lui – et le silence qui entoure sa vie, le primo-romancier part sur les traces d’Elimane de Paris à Buenos Aires, en passant par Amsterdam et le Sénégal.
Enquête littéraire semée d’ombres ou quête identitaire, Mohamed Mbougar Sarr fusionne les deux, dans une œuvre métalittéraire virtuose, intercalant les différentes temporalités, six enquêtes, une double mise en abyme, des coupures de presse, des extraits de journaux intimes et des confidences dans une construction complexe et fluide. Au cœur : son amour pour la littérature. La seule qui vaille tous les combats, les sacrifices, ne supporte aucune concession, une illusion que l’on poursuit, un désir d’absolu vain, donc essentiel. Derrière l’identité de l’auteur « d’un livre-fantôme », « un craquement d’allumettes dans la profonde nuit littéraire », « un de ces astres qui n’apparaissent qu’une fois dans le ciel de la littérature », le narrateur se cherche lui-même en tant qu’écrivain. Se fantasme en auteur d’un seul livre à l’image d’Elimane qui le fascine, une œuvre-monde, totale : « Tu voudrais écrire le biblicide, l’œuvre qui tuerait toutes les autres, effaçant celles qui l’ont précédée et dissuadant celles qui seraient tentées de naître à sa suite, de céder à cette folie. » Comme toujours dans les grands romans – Don Quichotte et sa recherche d’éternité, Le Nom de la rose un génial cluedo intellectuel et spirituel, Les détectives sauvages l’amitié et la poésie pour résister, la quête est un prétexte. Ici, l’enjeu réside dans l’identification du point névralgique. La source d’où naît la vocation. Le puits où, enfant, son ami Musimbwa se bouche les oreilles pour ne pas entendre les soldats pénétrer dans la cour et massacrer ses parents, que plus tard l’on retrouvera sous la forme de personnages sourds peuplant ses romans ; par exemple. « Ce qu’on cherche, n’est peut-être jamais la vérité comme révélation, mais comme possibilité, lueur au fond de la mine où nous creusons depuis toujours sans lampe frontale. Ce que je poursuis, c’est l’intensité d’un rêve, le feu d’une illusion, la passion du possible. »
Diégane Latyr Faye sent que son destin est intimement lié non pas à l’homme, mais au Labyrinthe de l’inhumain. Que quelque chose de l’ordre du mystique s’est noué. Pour advenir en tant que romancier, il va devoir « descendre un escalier dont les marches s’enfoncent dans les régions les plus profondes de son humanité », arpenter les dédales de sa mémoire, regarder en face son passé, ce qu’il est, ne pas nier son histoire, ni son identité en absorbant une culture qui n’est pas la sienne, pour la recracher tel un singe savant étiqueté « maître-artificier d’une langue dont il ne domine qu’insuffisamment le feu subtil », sous les applaudissements moqueurs de ses dépositaires : le milieu littéraire français de Saint-Germain-des-Prés. Microcosme intellectuel à l’affût de la bonne formule et du trait singulier auquel se rattacher : la race, le sexe, les engagements, le milieu social, identité de genre, nationalité, orientation sexuelle… Cherchant à plaquer une grille de lecture idéologique là où seul le contenu devrait primer. Ironie du sort, au moment de l’attribution du prestigieux prix Goncourt 2021, les journaux titraient : premier écrivain d’Afrique subsaharienne à remporter le Goncourt… Quand Mohamed Mbougar Sarr nous rappelle qu’ « un grand livre n’a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou à découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout. »
Oui, peut-être ; mais la vie, rajoutais-je, n’est rien d’autre que le trait d’union du mot peut-être. Je tente de marcher sur ce mince tiret.
Mon appréciation : 4,5/5
PRIX GONCOURT 2021
Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Philippe Rey, poche au Livre de Poche, 576 pages.
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