LITTÉRATURE ARGENTINE

L’Ancêtre, Juan José Saer : l’histoire vraie d’un naufragé au sein d’une communauté anthropophage, chef-d’œuvre or not ?

18 août 2023

« L’inconnu est une abstraction ; le connu, un désert ; mais le connu à demi, l’entr’aperçu, est le lieu parfait où faire onduler désir et hallucination. » En 1515, l’explorateur Juan Díaz de Solís, émissaire de la couronne espagnole, s’en va défricher le continent américain, où il accoste sur les côtes du Río Parana à la jonction entre l’Uruguay et l’Argentine. Accueilli par une volée de flèches, l’équipage est décimé par les Indiens Charrúas. Sauf un jeune mousse, Francisco del Puerto. Dans un village au cœur de la jungle sud-américaine, le rescapé assiste médusé au spectacle de ses compagnons découpés, grillés, assaisonnés, puis dévorés au cours d’une bacchanale. De cet échec cuisant de la Conquête Espagnole, quoique épique et au potentiel romanesque incontestable, l’écrivain argentin Juan José Saer en tire un conte ethnologique déconcertant, prenant à rebrousse-poil les théories anthropocentrées solidement ancrées dans notre système de pensée européen. Festins cannibales, orgies sexuelles, folie collective, rien ne nous est épargné des dix ans que le jeune mousse passe dans cette communauté anthropophage. Soixante ans après les faits, à la lumière d’une chandelle, le vieil homme se confie sur cette expérience qui l’a transformé. Tenant davantage de l’étude ethnologique que du roman d’aventures exotique, ses réflexions se modulent autour d’un doute qui ne cesse de le hanter : Pourquoi l’ont-ils épargné ? Très écrit, dans une langue verbeuse voire ampoulée, L’Ancêtre n’en est pas moins une tentative déstabilisante de renverser notre regard, et par là, notre lecture de l’Histoire. À la manière d’un compte-rendu clinique d’une civilisation perdue, et le sait ; peut-être par une forme de prescience de la marche de l’Histoire et des jeux de pouvoirs. Quant à lui, de ce voyage, il n’en reviendra jamais tout à fait : « J’étais argile tendre lorsque j’abordai à ces rivages de délire, et pierre immuable lorsque je les quittai […] ». Désabusé du monde occidental et ce qu’il charrie de concepts creux et de vacuité. C’est ce chemin-là précisément qu’il est intéressant d’arpenter… Un texte audacieux et ambitieux, certes. Chef-d’œuvre ? Non.


Mon évaluation : 3/5

Date de parution : 1998. Poche aux Éditions du Tripode, traduit de l’espagnol (Argentine) par Laure Bataillon, 170 pages.

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