« Je crois que lorsqu’on vit avec quelque chose qu’on ignore, on pressent que c’est horrible, inquiétant. Pendant des années cette inquiétude m’a habitée… L’angoisse de quelque chose d’amorphe qui ne tenait à rien de précis, qui surgissait comme ça, sans raison, comme faisant partie de moi-même. » En 1976, l’Argentine entre dans les temps sauvages. La junte militaire d’idéologie « national-catholique » est très claire : les subversifs communistes seront traqués et systématiquement éradiqués. Dans les centres de détention clandestins, les dissidentes enceintes subissent la torture à l’électricité, avant qu’on ne leur arrache leurs bébés pour les confier à des familles proches du régime. Luz née la même année, en captivité. Alors que la fille chérie d’Alfonso Dufau – lieutenant-colonel et poids lourd de « la guerre sale », accouche d’un fils mort-né, ce dernier saisit l’occasion pour le remplacer à la maternité. L’acte de naissance est falsifié, la mère liquidée, sur le papier le plan est parfaitement exécuté. Ce n’est que le jour où Luz devient mère à son tour que le déclic se fait. Le contact d’une tétine en caoutchouc active sa mémoire traumatique. Comme si ce simple toucher avait extirpé des abîmes de sa conscience une scène enfouie. Elle le sait, le sent dans ses tripes, n’en démord pas, elle est la fille d’un couple de disparus, et n’arrêtera « sa folle course » que lorsque la vérité aura éclaté. Sinon comment expliquer les cauchemars et crises d’angoisse à répétition, le dégoût que trahissent les yeux de sa mère, sa virulence, cette manière d’imputer à la génétique les comportements « malsains » de sa fille, l’atmosphère électrique, le silence qui entoure la mort de son père tué d’une balle dans la tempe et cette phrase énigmatique glissée par une inconnue dans la rue : « ce n’est pas ta maman ». Dans cette quête identitaire magnifiquement orchestrée, Elsa Osorio explore un pan sombre de l’histoire argentine : l’impunité avec laquelle ont opéré les militaires, l’institutionnalisation aux plus hautes instances étatiques des enlèvements d’enfants et l’obstination féroce des Grands-Mères de la place de Mai à les récupérer. Poignant.
Mon évaluation : 4,5/5
Date de parution : 1998. Grand format et poche aux Éditions Métailié, poche aux Éditions Points, traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, 480 pages.
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