« Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes. » Se revendiquant davantage de l’universalisme camusien, que de l’existentialisme sartrien, ancien militant de SOS racisme dans les années 80, universitaire spécialiste du maccarthysme – ironie quand on sait la chasse aux sorcières qui lui pend au nez, Jean Roscoff profite de sa retraite pour exhumer l’œuvre poétique de Robert Willow. Ce « sexagénaire aux jambes maigres, avec une bedaine » ressemblant morphologiquement à un « poulet-bicyclette », a tout de l’anti-héros porté sur la bouteille dépassé par les évènements. Un intellectuel français brillant d’un autre temps. Un des derniers spécimens d’une gauche mitterrandienne, néophyte du concept d’intersectionnalité croyant en l’égalité, sarcastique, un brin aigre, d’une grande lucidité ; une intelligence qui doute, en mouvement. Dès lors, comment imaginer que son essai confidentiel portant sur un poète oublié provoquerait un tel tollé ? Alimentant le bûcher de la cancel culture, avant d’être récupéré par les extrêmes. Sa faute ? Avoir porté un regard non racisant sur son sujet : un poète américain, communiste, et noir – ce que le lecteur ne découvre que page 154. La polémique enfle, les réseaux s’enflamment. On hurle à l’appropriation culturelle. Dans cette époque des jugements hâtifs et des sentences expéditives, Jean Roscoff – incarnation du « privilège blanc » – a péché par omission. Suivant la même mécanique de discrédit arbitraire ayant fait plonger le professeur de lettres classiques dans La tache de Philip Roth, une cabale est lancée. Slalomant entre les écueils, Abel Quentin – loin de s’empêtrer, croque les dérives puritaines de notre société : l’esprit de système, l’idéologie plaquée comme grille de lecture avec pour corollaire le repli identitaire. La pensée dominante circonscrite à l’air du temps, d’un manichéisme appauvrissant. Impertinent, intelligent et jubilatoire, Le voyant d’Étampes est un tour de force ! On rit franchement, tout en réfléchissant avec inquiétude aux nouveaux visages que l’Inquisition revêt.
Mon appréciation : 4,5/5
PRIX DE FLORE 2021
Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions de L’Observatoire et poche aux Éditions J’ai Lu, 448 pages.
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