Année du tour monde, de l’Interrail en Europe, 2023 a aussi été une formidable année littéraire ✨ Retour sur un TOP 5 de qualité réussissant mes deux auteurs contemporains préférés !
Suivant une construction à tiroirs parfaitement maîtrisée, Jón Kalman Stefánsson entrecroise les temporalités sur cinq générations, tissant ainsi une généalogie de la mélancolie. Sur 120 ans – à quelques modulations près – les destins de Guðríður, Jón, Skúli, Halldór et Eiríkur se répondent sur un même thème : les regrets. De n’avoir pas choisi « la boussole du cœur », d’avoir laissé filer – lâcheté ou responsabilité ? – l’être aimé. Par l’entremise d’un narrateur amnésique, prisonnier comme nous tous des abysses de la conscience, du doute, qu’il tente de dissiper en recollant les morceaux d’une histoire familiale fragmentée, l’auteur omniscient étudie avec acuité l’équilibre fragile de nos vies : les choix faits ayant pour corollaires les regrets – partir ou rester/aimer et trahir ou se retenir et passer à côté/haïr ou pardonner. Plus qu’une saga familiale nous transportant dans les fjords de l’ouest, Jón Kalman Stefánsson compose dans un style lyrique et hypnotique une éblouissante réflexion sur la transmission et la création.
🩵 Les racines du ciel de Romain Gary
Légende africaine, anarchiste, humanitaire misanthrope, idéaliste soupçonné d’officier en tant qu’agent double à la solde des Français, Morel, l’alter ego de Gary, a pris le maquis pour défendre les éléphants d’Afrique. Si au milieu du 20e siècle, le combat écologique en est encore à ses balbutiements, le choix des éléphants dans une région colonisée par l’homme blanc revêt un caractère symbolique. Suggérant une modernité fatiguée en quête d’exotisme pour se ressourcer. À l’instar de son héros magnifique, Romain Gary transcende sa misanthropie, faisant surgir du fond de l’ignominie une nouvelle espèce d’homme. Sa croisade écologique est une lutte « pour l’honneur du nom d’homme ». Épopée humanitaire doublée d’une critique de l’idéologie comme outil génocidaire, Les racines du ciel s’est révélé un chef-d’œuvre visionnaire. Un cri de résistance et un éloge de l’engagement contre la suprématie de l’Homme sur son environnement. Morel a ceci de prodigieux qu’il est animé par une foi contagieuse en la capacité de l’humanité à protéger cette marge de liberté et de dignité.
🩷 Apeirogon de Colum McCann
Histoire d’une amitié antinomique entre deux pères appartenant à des camps opposés : Rami Elhanan, israélien, juif, vivant à Jérusalem, membre du Cercle des parents, descendant d’un rescapé hongrois de la Shoah ayant émigré en Israël, beau-fils d’un ancien général idéaliste : socialiste, sioniste, démocrate, époux d’une intellectuelle engagée dénonçant avec virulence l’Occupation ; Bassam Aramin, palestinien, musulman, né dans une grotte d’Hébron, ayant purgé une peine de sept ans de prison pour activités terroristes, militant, co-fondateur des Combattants de la paix ayant rédigé son mémoire de maîtrise sur l’Holocauste, Apeirogon embrasse sans manichéisme, en l’incarnant magnifiquement, toute la complexité du conflit israélo-palestinien.
💜 Stupeur de Zeruya Shalev
Pour la première fois – et c’est pour moi, ce qui fait de Stupeur son roman le plus abouti, l’autrice israélienne étudie la cellule intime eu égard à la situation politique du pays : la création de l’État d’Israël, les dissensions internes entre le Yishouv et les groupuscules terroristes tels que le Lehi, l’Irgoun ou la Haganah, la légitimité de leur combat, les séquelles psychologiques du service militaire, la guerre comme état permanent, la récupération par des politiques corrompus d’un idéal travesti, l’échec d’une alliance avec les populations arabes et ses répercussions : terreau d’un conflit qui perdure encore aujourd’hui. Et par là, la transmission d’une culpabilité des parents aux enfants, qui fuyant cette violence systémique se tournent vers la religion. Un face-à-face magistral entre deux femmes, l’histoire d’Israël à la jonction de leur vie !
💛 Les enfants Oppermann
de Lion Feuchtwanger
Membre de l’intelligentsia allemande exilé en France, Lion Feuchtwanger publie en 1933 la chronique d’une famille juive bourgeoise berlinoise installée en Allemagne depuis des générations, qui assiste incrédule à l’anéantissement de l’esprit allemand. Ce témoignage édifiant est un texte exceptionnel à portée universelle. Un matériau de première main pour qui veut comprendre comment une civilisation éclairée – patrie de Freud et de Goethe, par inertie, sentimentalisme national, intérêts particuliers, se retrouve gagnée par la cécité. Comment chaque concession sape l’intégrité morale, contribue à s’aliéner, à se parjurer en réfutant une réalité ne se conformant pas à la dialectique historique enseignée par le parti dominant : l’idéologie raciale nazie.
Ex æquo
💛 L’homme de Kiev de Bernard Malamud
À l’instar d’Albert Camus, Bernard Malamud imagine un héros révolté face à l’absurdité de la condition humaine. Résistance passive se traduisant par le simple fait d’exister. Accusation montée de toutes pièces, preuves falsifiées, persécution, emprisonnement sans jugement, tortures… L’arbitraire et la négation du Droit, confèrent à L’homme de Kiev une dimension universelle. En décortiquant le processus de discrimination, qui déshumanise puisque transforme une sentence individuelle en un châtiment collectif, donc impersonnel, Bernard Malamud transcende son sujet. Hasard et Histoire scellent le destin d’un homme innocent. Seul son refus de collaborer en endossant la culpabilité d’un crime qu’il n’a pas commis permet à Yakov Bok de conserver sa dignité. Lauréat du prix Pulitzer 1967 et du National Book Award, L’homme de Kiev est un plaidoyer humaniste, un monument de la littérature américaine par l’un de ses maîtres.
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