Apprendre à être seul.e est essentiel à l’art d’aimer. Lorsque l’on apprécie la solitude, on apprécie la compagnie des autres sans les utiliser pour échapper à soi-même.
Gloria Jean Watkins – plus connue sous le nom de plume Bell Hooks (1952-2021) – est une des grandes figures du féminisme. Universitaire et théoricienne du Black Feminism, l’autrice afro-américaine née au milieu du 20e siècle propose une réflexion sur le concept d’amour basée sur ses propres observations. Élevée dans une famille dysfonctionnelle, ayant par mimétisme reproduit dans ses relations intimes avec les hommes des schémas vécus dans l’enfance, Bell Hooks tire de son expérience personnelle un essai de vulgarisation sur un sujet autour duquel tout le monde gravite, mais qui reste pourtant inexplicablement exclu de la théorie politique. Mettant à jour l’articulation étroite qui existe entre la sphère intime et politique, l’autrice expose comment le capitalisme, via le patriarcat, a structuré notre façon d’aimer. La restriction de la famille au noyau nucléaire – parents/enfants – a renforcé les rapports de codépendance et la figure autoritaire du père :
Capitalisme & patriarcat : l'échec d'un modèle
Le fait de substituer à la communauté familiale une plus petite unité privée autocratique maximise l’aliénation et facilite les abus de pouvoir. […] Dans notre culture, s’il y a une sphère de pouvoir institutionnalisé qui peut facilement dégénérer vers l’autocratie et le fascisme, c’est bien la vie privée de la famille.
L’échec de ce modèle a beau être depuis longtemps entériné, il reste la norme représentée. Un idéal à atteindre, aussi utopique que l’amour romantique, nous conduisant à cristalliser sur un autre que soi des attentes démesurées, tout en s’engageant souvent dans une relation asymétrique, une mystification, où est mise en avant la meilleure version de soi-même, de peur que la vulnérabilité passe pour une marque de fragilité. Cette répétition de schémas – fruit d’une socialisation sexiste – entérine des croyances malsaines, fragilisant l’estime de soi.
Parmi les gens qui cherchent l’amour nombreux sont ceux qui ont appris dans leur enfance à se sentir indignes, à croire que personne ne pourra les aimer tels qu’ils sont vraiment ; par conséquent, ces gens se construisent un faux moi. Dans leur vie adulte, ils rencontrent des personnes qui tombent amoureuses de leur faux moi. Mais cet amour ne dure pas. À un moment donné, le vrai soi se laisse entrevoir et la déception se produit. Rejetés par la personne avec qui ils ont choisi d’avoir une relation amoureuse, ces gens voient se confirmer le message reçu dans leur enfance : personne n’est susceptible de les aimer tels qu’ils sont vraiment.
Les vertus de la solitude
La solitude offre un cadre idéal pour se débarrasser du faux moi, qui fait office de membrane protectrice entre nous et l’extérieur :
Si l’isolement est pénible, la solitude est paisible. L’isolement nous pousse à nous accrocher aux autres en désespoir de cause, alors que la solitude nous permet de respecter chacun dans sa singularité et produit de la communauté.
Cathexis : confondre désir & amour
Symptomatique d’un rapport altéré à autrui, la substitution de la romance à l’amour – visant à entretenir des fantasmes, semble aussi répandue que la confusion entre « Cathexis » et amour. Défini par Freud comme un investissement libidinal, le fait de « cathecter » une personne consiste à investir en elle des sentiments ou des émotions. L’attirance, le désir pour l’autre, prémices – ou pas, d’ailleurs – d’une relation amoureuse, ne peut en aucun cas en être le fondement. Cette association simpliste entre désir et amour, Bell Hooks la dissipe en revenant à une définition claire du terme lui-même. Aimer et être aimé, qu’est-ce que c’est ? Bien qu’inégal sous certains aspects, l’essai prend ici tout son intérêt. Le premier chapitre s’ouvre sur une tentative plutôt réussie de circonscrire un terme galvaudé associé au fantasme d’une émotion instinctive, d’une reconnaissance entre deux âmes sœurs, faisant le jeu de la complémentarité et donc de la codépendance. Une personne célibataire, étant par nature incomplète selon les représentations normées de la société, se doit de chercher sa moitié.
De l'importance d'une définition claire de l'amour
La définition formulée par M. Scott Peck selon laquelle l’amour serait :
la volonté de s’étendre soi-même dans le but de nourrir sa propre croissance spirituelle ou celle d’autrui ; [par spirituel, il faut entendre : ] cette couche fondamentale de notre réalité, où l’esprit, le corps et l’âme ne font qu’un
invalide cette affirmation. L’amour n’est pas une évidence, une fatalité à laquelle on ne pourrait se soustraire, qui nous tombe dessus comme on tomberait d’une chaise ; au contraire, Bell Hooks introduit la dimension de volonté. Donc d’une responsabilité à l’égard de l’être aimé. La jalousie, la violence, l’humiliation… longtemps associés dans l’imaginaire collectif – la culture populaire ayant contribué à fixer dans nos esprits en la banalisant la dynamique des relations toxiques (Blair et Chuck dans Gossip Girl, Carrie et Mr. Big dans Sex & the City, Rachel et Ross dans Friends, et le phénomène de la Dark romance je n’en parle même pas) – à des débordements inhérents à la passion, n’entrent pas dans cette définition. Ces dérives apparaissent davantage comme le produit d’une société capitaliste reposant sur des rapports de domination, genrés, que l’on a intégrés.
Parce qu’on nous apprend des définitions erronées de l’amour dans notre jeunesse, il nous est difficile d’en faire preuve en grandissant.
L'amour : un sentiment subi ou un acte choisi ?
Pour aimer vraiment, nous devons apprendre à mélanger plusieurs ingrédients : soins, affection, reconnaissance, respect, engagement et confiance, ainsi qu’une communication honnête et ouverte.
Combien de couples, de familles, d’amitiés reposent réellement sur ces piliers ? En cherchant à adopter une ligne de conduite alignée sur ces valeurs, l’amour dépasse largement le cadre de la simple attirance réciproque, pour se penser en terme d’action, plutôt que comme un sentiment. Un des mythes à déboulonner est cette idée que l’amour et la maltraitance, ainsi que la négligence, peuvent coexister. Si les violences domestiques sont unanimement réprouvées, le terrorisme psychologique persiste, empruntant des formes détournées. Le mensonge, qui « est un moyen pour les hommes de se défouler et d’exprimer la rage constante qu’ils éprouvent à voir échouer la promesse de l’amour », donc de reprendre le contrôle, fragilise le lien de confiance, sapant toute relation basée sur la réciprocité.
Comment (ré)apprendre à (s')aimer
Auscultant les rouages sociétaux nous empêchant d’aimer véritablement, Bell Hooks met aussi l’accent sur la nécessité d’un travail à l’échelle individuelle de restauration d’une estime de soi entamée par une socialisation négative. Dispensant des exemples concrets relatifs à son propre cheminement, l’autrice féministe ancre sa pensée dans le mouvement, donnant à son lecteur les outils pour réapprendre à (s’)aimer. Une démarche s’appuyant sur le concept de réflexivité, invitant à unir nos actes à notre pensée.
Le fait de s’engager dans une éthique de l’amour transforme nos vies en nous donnant la possibilité de vivre selon un système de valeurs différent.
Le nihilisme ne se vainc pas par des arguments ou des analyses, il se dompte par l’amour et l’attention. Toute maladie de l’âme doit être vaincue par un revirement de l’âme. Ce revirement se fait par l’affirmation de sa propre valeur, une affirmation alimentée par la sollicitude des autres.
Adopter une éthique de l’amour, c’est intégrer toutes les dimensions de l’amour – soin, engagement, confiance, responsabilité, respect et connaissance. La seule façon d’y parvenir est de cultiver notre conscience. Avoir conscience du monde qui nous entoure nous permet d’examiner nos propres actions d’un œil critique et de nous rendre compte de ce dont on a besoin pour prendre soin d’autrui, faire preuve de responsabilité, de respect et manifester sa volonté d’apprendre. […] La pratique de la vie consciente consiste à faire preuve d’esprit critique vis-à-vis de soi-même et du monde dans lequel on vit, c’est poser des questions fondamentales comme qui, quoi, quand, où et pourquoi.
Formuler des choix en accord avec son éthique personnelle est un moyen de tenir à distance les voix négatives qui nous handicapent. De faire taire le censeur intérieur ou extérieur qui juge nos comportements, « se livrant à une critique négative sans fin ».
On peut s’offrir à soi-même un amour inconditionnel, qui sert de fondement à l’acceptation et l’affirmation de soi dans la durée. Lorsqu’on se fait ce cadeau précieux, on est alors en mesure de tendre la main aux autres à partir d’un état d’épanouissement et non d’un état de manque.
S'engager moralement...
En posant les bases d’une éthique de l’amour, la théoricienne afro-américaine renouvelle sa croyance, sa foi même, en l’amour véritable. Qui suppose non seulement d’opérer selon un système de valeurs différent, donc un effort de conscientisation et d’action, de s’engager moralement :
Ces citoyen.nes ont peur d’agir en fonction de ce en quoi ils et elles croient, car cela impliquerait de remettre en question le statu quo conservateur. Le fait de refuser de se battre pour ce en quoi l’on croit fragilise la moralité et l’éthique individuelles, mais aussi culturelles.
...et résister à la tentation de la cupidité pour vaincre l'état psychologique de manque permanent
; mais aussi de vivre simplement. Si l’état psychologique de manque permanent est le socle du système capitaliste, la consommation ayant pour fonction de pallier des carences affectives, prendre le contre-pied requière de résister à la tentation de la cupidité.
Lorsqu’on apprécie le fait de retarder la satisfaction, lorsque l’on assume la responsabilité de ses actes, on simplifie son univers affectif. Dans une vie simple, il est simple d’aimer. Faire le choix de vivre simplement améliore forcément notre capacité à aimer. C’est en affirmant quotidiennement ses liens avec une communauté mondiale qu’on apprend à faire preuve de compassion.
Empruntant à des théories sociologiques et philosophiques des concepts simples, relevant du bon sens, À propos d’amour est une bonne porte d’entrée dans l’œuvre de Bell Hooks et une base sur laquelle commencer à repenser notre manière d’aimer.
Mon appréciation : 3,5/5
Date de parution : 2000. Grand format aux Éditions Divergences, traduit de l’anglais (États-Unis) par Alex Taillard et Florence Zheng, 240 pages.
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