« Apparemment, c’est elle qui l’a incité à entreprendre ce périple, elle qui l’a poussé dans cette nasse, mais cet enchevêtrement de circonstances n’éveille plus ni sa colère ni sa culpabilité rien qu’une profonde stupeur, comme si elle avait jeté un bref coup d’œil dans les coulisse du monde, avait aperçu ce qui jamais n’aurait dû être vu et se trouvait à présent obligée d’en oublier les détails. Seule resterait la stupeur. » Un état de sidération, d’inertie accompagnée d’une insensibilité physique et morale, provoquée par un choc émotionnel dans le cas d’Atara, de son fils traumatisé par quatre ans dans un commando d’élite ou de son père colérique qui refuse que soient évoqués ses activités dans un groupe de résistance sioniste extrémiste, ainsi que sa première épouse qu’il a éperdument aimée avant de dissoudre leur mariage sans explication. Décidée à lever le voile sur son histoire familiale, Atara se lance sur la trace de cette mystérieuse Rachel, la seule à même de lui fournir les clés pour comprendre, puis peut-être pardonner, cet homme qui l’a toute son enfance persécutée. « Pourquoi Mano avait-il appelé sa fille Atara ? Savait-elle seulement d’où lui venait ce prénom, un prénom qui ne signifiait pas un amour éternel mais la catastrophe qui les avait frappés. » La conduisant de Jérusalem, à Haïfa, en passant par les Territoires occupés, où a élu domicile celle qui fut l’une des plus farouches combattantes du groupe Stern, l’enquête rouvre un chapitre héroïco-tragique de l’histoire israélienne. Retrace l’engagement de deux adolescents animés d’une ferveur et d’un idéal sioniste, « ivres de certitude », ayant rejoint dans les années 40 les rangs de la lutte armée et de la clandestinité pour libérer la Palestine du mandat Britannique. Une histoire d’amour brisée, qui se fond avec leur engagement politique, encaissant de plein fouet la violence des évènements.
Après avoir constaté à quel point il représentait un danger pour elle, elle s’en était éloignée autant qu’elle l’avait pu. Eh bien, voilà qu’à présent elle découvre qu’il était aussi un danger pour sa propre personne, ce qui, au fond, n’avait rien d’étonnant : s’en prendre à sa fille, à la chair de sa chair, revenait quasiment au même. Car ce n’était pas elle qu’il voyait de ses yeux aveuglés par la colère, mais tout ce qu’il ne pouvait ni se rappeler, ni supporter… Comment une gamine aurait-elle pu le comprendre, même pour une adolescente, cela dépassait l’entendement. C’est pourquoi, pendant des années, elle avait pris la faiblesse de son père pour de la force et sa propre force pour de la faiblesse.
Comme si elles reprenaient une conversation interrompue soixante-dix ans auparavant, les deux femmes se découvrent un destin identique, des choix de vie similaires, troublants, dont elles ignorent alors qu’ils entraîneront le destin de leur famille le long des pentes abruptes de celui de leur pays. « Comment aurait-elle pu, à l’époque, mesurer la profondeur du traumatisme, la douleur d’une prise de conscience qui ne faisait que s’amorcer. »Articulant par le procédé du flux de conscience la vie de Rachel avec celle qui aurait pu être sa fille, Zeruya Shalev explore dans une construction virtuose, comme si chaque événement dans la vie de l’une ricochait dans celle de l’autre, les méandres de la psyché humaine, la dynamique du couple, l’adultère, les familles recomposées, le poids des non-dits, l’articulation complexe entre les névroses collectives et individuelles, comment chacun de nous s’inscrit dans l’histoire de son pays et de sa famille. « Elle n’a pas connu de douleurs d’enfantement plus audacieuses que celles qui ont donné naissance à cet État, et le sang qui a coulé de leurs blessures fatales a aussi été le sang de la résurrection nationale. »
Quel est votre nom ? Machin. Votre adresse ? Eretz-Israël. Votre métier ? Combattant de la liberté.
Ce qui les unissait n’était pas une vision du monde identique, mais une ferveur identique. Chacun avait sa foi, croyait à sa manière en des doctrines différentes, mais quel que fût leur bord, ils étaient tous des jusqu’au-boutistes.
L’État qui s’était édifié sur les cadavres de ses compagnons ne les avait pas pris en son sein. Non seulement le Yishouv les avait trahis, mais ensuite, personne n’avait reconnu leur sacrifice. Il avait fallu attendre des décennies pour que l’on commence à évoquer – et encore, de manière parcellaire – leur contribution, trop peu pour les derniers survivants, trop tard pour les parents dont le deuil n’avait jamais été pris en considération. En son for intérieur, elle attend toujours une vraie reconnaissance, entière et profonde. Est-ce pour cela qu’elle a vécu si longtemps ?
Ces années-là, tellement de gens sont morts et ont continué à vivre, ont vécu et ont continué à mourir, partout à travers le monde, le terrible monde. Ce siècle fut le pire de tous, criminel et mauvais, dévasté par les horreurs et la douleur. Leur jeune pays aussi, qui venait de renaître sur la terre de leurs ancêtres, petite parcelle divine pour laquelle ils avaient combattu avec un héroïsme prodigieux, s’était peuplé de morts-vivants, de déracinés arrivés des quatre coins du globe, si bien que plus personne ne s’est souvenu de ses compagnons de lutte. Alors, la nuit, ceux-ci venaient frapper à la fenêtre fissurée de son sommeil, tu dois vivre pour nous, Rachel, réaliser nos rêves, rappeler nos noms, et parfois aussi, elle l’entendait, lui, qui hurlait d’une voix sèche, on s’est battus pour rien ! Ce pays est maudit !
Pour la première fois – et c’est pour moi, ce qui fait de Stupeur son roman le plus abouti, l’autrice israélienne étudie la cellule intime eu égard à la situation politique du pays : la création de l’État d’Israël, les dissensions internes entre le Yishouv et les groupuscules terroristes tels que le Lehi, l’Irgoun ou la Haganah, la légitimité de leur combat, les séquelles psychologiques du service militaire, la guerre comme état permanent, la récupération par des politiques corrompus d’un idéal travesti, l’échec d’une alliance avec les populations arabes et ses répercussions : terreau d’un conflit qui perdure encore aujourd’hui. Et par là, la transmission d’une culpabilité des parents aux enfants, qui fuyant cette violence systémique se tournent vers la religion. Renouent avec les rites de leurs ancêtres d’Europe de l’Est, les Juifs de la diaspora, pour expier les fautes de leurs aînés et trouver une forme de paix. L’orthodoxie religieuse répond, ainsi, à l’ultra-nationalisme athée des parents, puisque chaque génération se construit en réaction avec celle qui l’a précédée. Radiographie d’un pays et des névroses de ses habitants, Stupeur est un roman d’une profondeur et d’une finesse psychologiques inouïes.
Mon appréciation : 5/5
Date de parution : 2023. Grand format aux Éditions Gallimard, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, 368 pages.
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